Souvenirs d’une actrice/Tome 1/01

Dumont (Tome 1p. 11-18).

I

Mon grand-père Fleury. — Ses débuts au Théâtre-Français. — Les comédiens et les grandes dames. — Aventures tragiques. — Mon père à Rouen. — La famille de Miromesnil. — Enlèvement. — Fuite en Allemagne. — Retour. — Arrivée à Metz. — Mon oncle. — Le prince Max, depuis roi de Bavière. — Mademoiselle Fanny d’Arros.


Mon grand père, Liard Fleury[1] parut sur la scène du Théâtre-Français en 1749. Baron avait prit sa retraite depuis peu d’années. Grandval, mesdemoiselles Lecouvreur, Clairon, Duclos et d’autres acteurs célèbres faisaient alors partie de la Comédie-Française. Ce n’était pas peu de chose dans ce temps que d’aborder cette scène avec succès. Mon grand-père débuta dans Rodrigue du Cid et dans Le Menteur. Il réussit complètement, puisqu’il fut reçu la même année, et il aurait probablement fourni une longue carrière au Théâtre-Français, si une aventure galante avec une dame de la cour n’y fût venue mettre obstacle.

Il était d’une figure et d’une taille qui l’avaient fait surnommer le beau Fleury. Les dames du haut rang avaient alors un goût décidé pour les beaux acteurs. Un de ses camarades était en grande intimité avec une de ces dames dont l’amie avait remarqué M. Fleury. Un rendez-vous fut donné dans une petite maison à la campagne. Ces mystérieuses entrevues ne tardèrent pas à devenir plus fréquentes. Mais tandis que ces messieurs se livraient avec sécurité à ce doux commerce, et se laissaient adorer, ils furent trahis par les femmes de chambre qui vendirent le secret aux maris. Nos deux galants furent surpris. Mon grand-père ne dût qu’à la promptitude de ses jambes d’échapper au sort de son ami, dont les amours eurent la même fin que celles de l’amant d’Héloïse. On le trouva baigné dans son sang, au pied d’un arbre, sur le chemin.

M. Fleury était fort aimé de ses camarades. Il alla leur conter son aventure, et tous lui conseillèrent de s’expatrier jusqu’à ce que cette affaire fût oubliée, car cela touchait à des gens puissants qui se seraient débarrassés de lui tôt ou tard. On lui procura les moyens de partir pour l’Allemagne et on lui accorda une pension de mille francs qu’il a conservée jusqu’à sa mort, arrivée en 1793.

Ce fut chez la margrave de Bareuth, sœur du grand Frédéric, qu’il se réfugia. (Il y avait alors des théâtres français dans toutes les cours d’Allemagne). Cette princesse le maria quelques années après avec mademoiselle Clavel, tante de la célèbre madame Saint-Huberty[2].

À la mort de la margrave de Bareuth, mon aïeul et sa femme revinrent en France. Ils avaient acquis une fortune honorable et une pension de cette cour. Ils se fixèrent à Metz, après avoir passé quelques années à Paris.

Mon père était le seul de leurs enfants qui eût suivi la même carrière que leurs parents. L’amour devait être aussi funeste aux hommes de ma famille qu’aux Atrides. Le fils aurait dû se tenir en garde contre les dames d’un grand nom. Ce fut à Rouen que mon père eut l’occasion de faire quelques vers pour une fête qui se donnait dans la maison d’un président au parlement, proche parent du grand chancelier de France, M. de Miromesnil. Son talent de poète et son excellente éducation lui valurent le meilleur accueil. Il plut à l’une des demoiselles de la maison. Trop jeunes l’un et l’autre pour calculer les suites d’une liaison qui devait les rendre bien malheureux, ils s’enfuirent lorsqu’il ne leur fut plus possible de la cacher.

Ce fut aussi en Allemagne, à Stutgard, qu’ils se réfugièrent. Une lettre de cachet avait été lancée contre ma mère et une prise de corps décrétée contre mon père. Ils ne pouvaient donc plus songer à rentrer en France. Une séduction, un enlèvement, n’étaient pas alors une affaire que l’on traitât légèrement. Aussi mon père et ma mère étaient-ils dans des craintes continuelles que leur enfant ne devint un jour la victime de leur imprudence[3].

Ils me confièrent à une dame de leurs amies qui me fit passer pour sa fille et qui me remit ensuite saine et sauve entre les mains de mes grands parents à Metz. Ils m’accueillirent avec bonté, quoiqu’ils fussent brouillés avec mon père pour tous les chagrins que leur avait causés cette malheureuse affaire. Je reçus chez eux une éducation qui pouvait passer pour brillante, à cette époque surtout où l’on négligeait beaucoup celle des femmes. Ma grand’mère, Saxonne d’origine, était une personne de beaucoup d’esprit, dont les mœurs étaient pures et la piété aussi douce que sincère. La margrave faisait le plus grand cas d’elle. J’avais une belle voix, un goût décidé pour la musique, et une organisation qui me faisait deviner ce que je ne pouvais guère apprendre à Metz. Tous les princes d’Allemagne avaient alors une musique à leur service. On voulut m’attacher à celle du prince régnant des Deux-Ponts. J’avais un oncle à cette cour, gouverneur du prince héréditaire et du prince Max[4], mais quoique née en Allemagne, je n’ai jamais pu apprendre un mot d’allemand ; ce n’était pas très commode pour vivre et causer avec eux.

Mon oncle était conseiller intime. C’est un titre qui se donne en Allemagne aux personnes qui sont attachées aux princes et jouissent d’une certaine considération. Ce titre lui procura un mariage plus brillant qu’avantageux. Il épousa mademoiselle Marbot de Terlonge, demoiselle noble, mais sans fortune.

J’avais à Metz une jeune compagne d’enfance. Le comte Daros, son père, ayant perdu une femme qu’il adorait, abandonna son hôtel qui lui rappelait de trop douloureux souvenirs et vint se loger dans celui que venait d’acquérir mon grand-père. Il s’était consacré à l’éducation de sa fille, et l’élevait à la manière de Jean-Jacques. Il fut charmé de rencontrer dans la même maison un enfant à peu près de l’âge du sien, qui pût partager ses jeux et ses leçons. C’était un moyen d’exciter son émulation ; il m’aimait comme une seconde fille.

Lorsque dix ans plus tard nous nous séparâmes, j’allai en Languedoc rejoindre mon père. Toulouse nous paraissait un point si éloigné dans le globe, que la jeune Fanny me fit promettre de lui rendre un compte exact des grands événements qui ne pouvaient manquer de m’arriver, car la vie paisible que j’avais menée jusque-là ne pouvait certainement se rencontrer qu’à Metz. Nous le pensions ainsi, il semblait que c’était un pressentiment de la vie agitée à laquelle j’étais destinée.

  1. M. Lemazurier, lorsqu’il fit imprimer ses Fastes de la Comédie-Française m’avait demandé quelques détails sur mon grand-père. Un trop prompt départ pour Londres m’empêcha de lui donner ces renseignements, et j’en ai depuis beaucoup de regret. J’eusse évité à M. Lemazurier les erreurs dans lesquelles il est tombé sans le vouloir. Le père de mon aïeul n’était point, comme le dit M. Lemazurier, dans les cent-suisses du roi ; il était officier de bouche, et c’était une charge qui s’achetait. Mon aïeul se trouvait tellement honoré de la sienne, qu’il deshérita son fils pour avoir dérogé en prenant le parti du théâtre.
  2. Le père de madame Saint-Huberty était frère de mademoiselle Clavel.
  3. C’est cette circonstance [que j’aurais pu payer cher] qui me jeta l’illustre famille des Miromesnil.
  4. Le prince Max, devenu roi de Bavière, était le souverain le meilleur et le plus populaire. Lorsqu’en 1821 je fus à Bade, pendant la saison des eaux, avec ma petite Nadèje, cette enfant excita, comme partout, un vif intérêt. Le roi de Bavière voulut la voir, et lorsqu’il apprit que j’étais la nièce de son ancien gouverneur, il m’envoya son chambellan pour me prier de venir au château avec mon intéressante élève. Il m’adressa les choses les plus obligeantes sur mon oncle, s’informant avec bienveillance de tout ce qui lui était arrivé « Je lui dois, dit-il au prince de Wissembourg qui se trouvait là, ce que je sais de mathématiques, mais il s’est souvent plaint de moi pour le reste. C’était un homme de mérite que votre oncle, madame, sévère ; mais bon. Je regrette qu’il n’ait pas vécu assez long-temps pour que j’aie pu lui prouver que ce jeune fou de prince Max faisait un grand cas de lui. Mais dans ce malheureux temps nous étions tous dispersés. »