Souvenirs d’une Campagne dans l’Extrême Orient/01
En mer. — 16 février.
Nous voici enfin en route, joyeux d’échapper ainsi aux mille ennuis inséparables du départ, alors surtout que l’absence doit être de plusieurs années. On se repose à la mer en pareil cas. — Se reposer, faire le négociant, dit le matelot : n’est-ce pas là une charmante métaphore? Pour lui, pauvre diable dont la vie se passe entre le ciel et l’eau, dont la moitié des journées comme des nuits est consacrée à faire le quart, le négociant, l’armateur est l’homme heureux par excellence, celui qui, tranquille au logis, n’a autre chose à faire que de s’y reposer et de dormir grassement toutes les nuits, en attendant les navires qui lui rapporteront de riches chargemens des quatre coins du globe. Cependant les vertes prairies qui bordent la Charente disparaissent rapidement derrière nous; nous traversons la rade de l’île d’Aix, les longues lames de l’Océan commencent à nous bercer, et la nuit qui survient nous montre à l’horizon les derniers feux de la côte de France. C’est en chantant sur le gaillard d’avant que l’équipage leur dit adieu.
Madère, 26 février.
La première relâche d’un long voyage a un charme particulier ; il semble que l’on y apporte je ne sais quelle virginité d’admiration que l’on ne retrouvera plus aux autres haltes de la campagne. Ce sentiment, on l’éprouve à Madère plus qu’ailleurs, en hiver surtout. Nous laissions en arrière cette triste saison dans toute la laideur que lui imprime la civilisation, c’est-à-dire non pas telle qu’on peut l’admirer dans les âpres et grandioses paysages du nord, mais sombre, humide, pluvieuse, boueuse, telle qu’on la voit trop souvent dans nos villes de province, telle qu’on la voit toujours sur les quais de Rochefort… Et voilà que quelques jours de mer ont suffi pour que cet hiver fît place au printemps le plus idéal qui se puisse rêver. Un printemps éternel, c’est là la grande séduction de cette île charmante,
…….. Filha do Oceano,
Do undoso campo flor, gentil Madeira.
Aussi tous les marins l’ont-ils vue sous le même jour enchanteur,
et ont-ils tous conservé le même souvenir de ce climat privilégié,
également éloigné des ardeurs du tropique et des froids de nos
régions. Lequel d’entre eux n’a gravi ces hautes montagnes, au
pied desquelles de frais villages se cachent sous la verdure ? Lequel
ne voudrait revoir le curral das Freiras, le curral das Romeiras, et
suivre de nouveau ces sentiers ombreux si hardiment accrochés aux
flancs de précipices abrupts. Peu de points du globe inspirent à
un égal degré le désir d’y vivre quelques mois dans le repos et
l’oubli de toutes choses ; avec ses allées bordées d’arbustes en fleur,
ses quintas ensevelies sous d’épais massifs, ses jardins embaumés,
on dirait d’un vrai nid d’amoureux, et c’est du reste à la faveur
d’une légende amoureuse que ce joyau de l’Océan fit jadis son entrée dans le monde, en l’an de grâce 1346. Deux amans, Robert
Machim et Anna d’Arfet, s’étaient enfuis de Bristol pour aller chercher en France un abri contre la rigueur de leurs parens. La tempête se mit de la partie, et souffla pendant treize jours et treize
nuits avec une telle violence que le couple fugitif, au lieu d’aborder
prosaïquement à Boulogne ou à Calais, se vit un matin jeté sur la
rive d’une île inconnue ; mais la pauvre Anna, trop affaiblie pour
admirer la riche nature qui l’entourait, ne tarda pas à succomber,
suivie de près par son époux inconsolable. Après les avoir enterrés
sous un cèdre, leurs compagnons reprirent la mer, furent jetés sur
la côte du Maroc, où ils devinrent esclaves des Maures, et firent
part de leur découverte à un Portugais nommé Morales, captif comme eux. Comment le secret fut-il transmis de Morales à João
Gonsalvo do Camara, surnommé Zargo, qui découvrit officiellement
l’île soixante-dix ans plus tard, c’est ce que la chronique ne dit
pas ; mais à ceux qui seraient tentés de mettre en doute l’authenticité de la légende, on montre encore l’église construite par Zargo
sur l’emplacement du tombeau, en un lieu désormais appelé Machico, du nom du héros de l’aventure. Enfin pour les plus incrédules le sacristain de l’église tient en réserve, comme preuve irrécusable, un morceau du cèdre qui ombrageait ces restes tragiques.
Ce qui gâte le séjour de Madère, c’est l’armée de malades dont on est entouré dès les premiers pas que l’on fait dans l’île, et qui donne un si singulier caractère à la population de la ville de Funchal. Il semble que tous les poitrinaires de la Grande-Bretagne s’y soient donné rendez-vous, attirés par la douceur du climat. Chaque promeneur a l’air plus ou moins phthisique, soit qu’il se fasse voiturer en char à bœufs, comme au temps du roi Mérovée, soit qu’il se traîne languissamment appuyé sur un bras plus valide, soit enfin qu’on aperçoive ses traits amaigris entre deux oreillers, au fond d’un hamac porté à l’épaule. Ce que ces malheureux viennent chercher à Madère, c’est moins une guérison qu’un sursis : presque tous se savent condamnés, mais au lieu de passer les mois de grâce qui leur sont accordés dans la lourde atmosphère d’une chambre de malade, ils peuvent ici vivre d’air et de soleil jusqu’au dernier jour. Il est toujours bon d’être millionnaire, même pour mourir, et les millionnaires sont nombreux parmi les phthisiques qui forment le cinquième des décès de l’Angleterre.
Il faut reconnaître à la louange des Madériens qu’ils ne cherchent pas trop à exploiter les étrangers que la Faculté leur envoie ainsi chaque année. Leur industrie est plus avouable ; c’est celle de ce vin célèbre parmi les classiques de la table, et qui jusqu’en ces dernières années fut tout ensemble l’honneur et la richesse de l’île. Toutefois la notoriété des crus de Madère ne date pas de bien loin, puisqu’au siècle dernier le navigateur Atkins raconte qu’il en troquait deux pipes contre deux vieux habits et trois perruques à demi usées. Les guerres de la république et de l’empire, en sevrant les Anglais de nos vins de France, les obligèrent à se pourvoir ailleurs, et donnèrent l’essor au commerce de Madère. L’île produisait alors de huit à dix millions de litres de vin, dont une bonne partie s’exportait au prix de trois francs le litre ; les grands crus, le Bûal, le Malvoisie, le Sercial, allaient jusqu’à cinq francs. C’était un revenu qui se comptait par millions et ne semblait pouvoir qu’augmenter ; mais l’oïdium survint en 1852, poudrant à blanc les vignes l’une après l’autre et mettant à néant l’espoir des vignerons, si bien qu’en 1854 l’exportation était descendue à deux mille pipes. Elle se relève à peine aujourd’hui ; encore beaucoup du vin que l’on recommence à exporter provient-il de l’île voisine de Porto-Santo.
J’ai dit l’extrême attrait de Madère. Ce n’est que dans le merveilleux climat de cette nature exceptionnelle qu’il faut le chercher, car l’île n’a pas d’intérêt historique, quoiqu’elle ait eu l’honneur d’être canonnée par Cook, et l’on n’y peut signaler aucun monument, si ce n’est, dans la rue do Esmeraldo, la maison jadis habitée par Colomb lorsqu’il épousa la fille de Perestrello. Nombre d’autres maisons, aux portes surmontées d’armoiries sculptées dans la pierre[1], indiquent l’ancienneté des familles qui les habitent ; mais cette société est restée fidèle aux traditions claustrales des mœurs portugaises, et l’on n’en a d’autre révélation que le dimanche à l’église, ou parfois, à la tombée du jour, par le coup d’œil de quelque dame en grande toilette, traversant majestueusement les rues en palanquin. Qu’importe d’ailleurs l’absence de société à la gloire de cette île si hospitalière ? Son charme gît en elle ; qui l’a vue une fois ne l’oublie jamais, et s’il fallait la caractériser d’un mot, rien ne lui conviendrait mieux que la devise trop rarement vraie : aimée pour elle-même !
Bahia, 28 mars.
Passer de Madère à Bahia, du Portugais au Brésilien, c’est rester avec le même peuple peut-être, mais comme on y resterait en passant en Allemagne d’une ville d’eaux cosmopolite à quelque antique et calme cité de Saxe ou de Westphalie. Bahia est en effet la ville brésilienne par excellence, pure de tout mélange étranger, et probablement telle aujourd’hui à bien des égards qu’elle était il y a cent ans, lorsqu’elle servait de siège au gouvernement de la colonie. C’est toujours en chaise à porteurs que l’on y gravit les rampes escarpées qui relient le port aux quartiers opulens ; la foule s’y agenouille toujours indistinctement sur le passage des processions, comme si la ville n’avait perdu aucune des soixante-deux églises dont elle s’enorgueillissait jadis, et, à voir la multitude de nègres qui encombre les rues, on pourrait se croire encore à l’époque où la traite expédiait chaque année 50,000 noirs d’Afrique au Brésil. Le progrès moderne a pourtant pénétré à Bahia sous la forme d’un chemin de fer destiné à faire un jour ou l’autre le tour de l’immense baie qui a donné son nom à la ville ; mais ce chemin ne conduit aujourd’hui qu’à une de ces stations dont s’égayait Dickens sur les lignes du Far-West américain, où le peu de chance de débarquer un voyageur ne se peut comparer qu’à l’improbabilité d’en jamais embarquer aucun. On doit d’ailleurs rendre justice à la bonne foi avec laquelle le gouvernement brésilien a, depuis 1850, concouru à la répression de la traite, et l’on réduira ainsi à sa juste valeur l’anathème banal dont beaucoup de voyageurs croient encore devoir charger cette terre classique de l’esclavage. Longtemps il a semblé impossible, en parlant du Brésil, d’échapper à la tirade obligée sur les tortures et les coups de fouet. Jacquemont lui-même, ce fin observateur, n’y a pas manqué, et après avoir dépeint sous les plus tristes couleurs la société de Rio-Janeiro, « nous verrons donc infailliblement, dit-il, une nouvelle débâcle de républiques dans cette belle partie de l’Amérique méridionale. Elles n’iront pas loin, car la matière première de quelque avenir manque absolument en elles. L’anarchie s’en emparera; bientôt à sa suite viendront les révoltes des noirs, les querelles atroces, l’extermination des blancs peut-être, conséquence forcée de l’émancipation des esclaves. Avec l’esclavage finira le travail; la misère dévorera le reste de la population. » Les années ont marché, et nous savons aujourd’hui combien peu les événemens ont donné raison aux charitables prédictions de Jacquemont. Le Brésil n’accéda à la répression de la traite qu’en 1850, mais il y concourut alors si efficacement que l’on put voir condamner à Bahia, en 1856, un négrier qui, avant d’être pris, avait touché en cinq points de la côte sans réussir à vendre un seul noir. La vérité est que la condition de l’esclave au Brésil est bien plus douce qu’elle ne l’était par exemple aux États-Unis avant la guerre, et cela parce qu’on y a franchement accepté l’esclavage comme un mal destiné à disparaître dans un délai plus ou moins long. En somme, le seul état de l’Amérique du Sud auquel il ait été donné de jouir paisiblement de son indépendance est cet empire du Brésil, dont l’immensité semblait devoir s’opposer à tout établissement d’une monarchie représentative; sa constitution, simple et rationnelle, n’a jamais changé, et il en jouit depuis près d’un demi-siècle. Il est assez étrange qu’il la doive en quelque sorte à l’empereur Napoléon Ier, car ce fut l’approche de nos armées, en 1808, qui, en envoyant à Rio de Janeiro l’antique maison de Bragance, décida de l’avenir du pays.
…… Ami voleur, sans toi ce bien si doux
Me serait inconnu,
eût pu dire alors, non sans raison, au conquérant de l’Europe l’obscur planteur brésilien, dont, par ce coup de fortune inespéré, les ports s’ouvrirent au commerce de toutes les nations, en même
temps que la présence du souverain donnait à la capitale un lustre
qu’elle n’a plus perdu. Qu’est aujourd’hui le Portugal à côté du
Brésil, dont le commerce double tous les dix ans? et quelles différentes perspectives l’avenir n’ouvre-t-il pas aux deux pays!
Une légende assez authentique fait de l’Indienne Paraguassu, femme du fondateur de Bahia, la filleule du roi de France Henri II et de Catherine de Médicis. C’est une de ces histoires si fréquentes alors. Un vaisseau portugais se perd sur la côte du Brésil en 1510; seul le capitaine, Diego-Alvarez Correa, échappe au naufrage. Il épouse la fille du chef de la tribu qui l’a recueilli, devient lui-même chef de cette tribu sous le nom de Caramuru (l’homme de feu), fonde une ville sur les bords de la baie, et profite plus tard du passage fortuit d’un navire de Dieppe pour rentrer en Europe. Le succès de Paraguassu fut grand à la cour de France; on voulut l’y baptiser, mais ce fut tout ce que l’on obtint des deux époux, que rien ne put empêcher de retourner à Bahia. Ils y vécurent encore de longues années, après avoir définitivement établi la domination portugaise. On montre leurs tombeaux dans l’église de Nostra-Senhora-da-Graça, du couvent de São-Bento. De plus l’une des rivières de la baie porte le nom de Paraguassu, et l’île qui fait face à la ville a reçu le nom de son père, Itaparica.
Le coup d’œil de Bahia est des plus pittoresques. Au bord de la mer est la ville basse, se déroulant sur une étroite lisière resserrée entre le rivage et la falaise. C’est le quartier des affaires, aux hautes et sombres maisons, aux rues étroites et nauséabondes, auxquelles vient aboutir tout le mouvement commercial et maritime du port; mais de robustes nègres s’empressent autour de vous, offrant de vous transporter à la ville haute, qui s’aperçoit au sommet de la falaise. — Quer cadeira, senhor ? — Défiez-vous de ces cadeiras, perfides chaises à porteurs, si étroites que l’on ne saurait mettre la tête à la portière sans courir risque de verser en donnant du nez contre terre. Il serait dangereux néanmoins d’affronter à pied le soleil, qui transforme en fournaises ardentes les rampes montant d’une ville à l’autre. On s’installe donc de son mieux dans un de ces véhicules à équilibre instable, et l’on arrive bientôt sur un vaste plateau où se développent en liberté les larges voies de la ville haute. Les principales de ces rues sont celles qui longent la rade. Là s’étalent à l’aise les villas et les maisons de plaisance où chacun vient, après le travail de la journée, jouir du magnifique panorama de la baie en respirant la brise du large, et où le soir, sous de vastes portiques, les salons éclairés permettent au promeneur d’entrevoir à travers un rideau d’arbustes de blanches formes de femmes se balançant indolemment dans des fauteuils de rotin. Nous arrivions à Bahia en carême, époque où plusieurs soirées de la semaine sont consacrées à des processions pour lesquelles la ville secoue son calme habituel. Alors partout les fenêtres s’illuminent et se garnissent de monde ; les fidèles s’agenouillent, et le pieux cortège, que ses torches font ressembler à un long serpent de feu, commence lentement un défilé qui dure parfois plus d’une demi-heure. Les confréries se succèdent, vêtues de couleurs diverses ; leurs chants se heurtent avec les sons des musiques militaires. Puis viennent, portés sur des brancards, des groupes en cire dont les personnages, de grandeur naturelle, représentent les différentes scènes de la Passion. Les anges abondent, cuirassés d’argent par devant et de velours rouge par derrière, coiffés d’énormes diadèmes de caciques ; ils sont de plus pourvus d’une paire d’ailes gigantesques, en plumes bien étoffées, dans l’envergure desquelles se donnent carrière les rivalités des paroisses. C’est à qui baisera un pan de robe, un bout de ruban, et cependant, malgré ces pompes où la dévotion italienne est surpassée, le Brésil est peut-être un des pays catholiques où l’autorité de la cour de Rome a le moins d’influence. Non-seulement l’empereur y nomme seul les évêques, qui ne peuvent ensuite conférer les ordres sans son autorisation, mais les assemblées provinciales prononcent sur beaucoup de cas ecclésiastiques, et le parlement brésilien lui-même a plus d’une fois pris des mesures pour restreindre l’ingérence papale. La liberté des cultes est d’ailleurs complète.
Bahia est bien loin encore de la prospérité que comporte l’heureuse disposition naturelle du riche bassin, dit Reconcavo, qui entoure la rade. Tout y a contribué, la guerre d’abord jusqu’en 1827, car ce fut le dernier point de la côte où flottèrent les couleurs portugaises, et ce fut là qu’avec l’unique vaisseau de ligne du nouveau gouvernement le célèbre lord Cochrane réussit à détruire la plus grande partie d’une escadre portugaise très supérieure en force ; ensuite des années de disette, puis l’abolition de la traite, puis des épidémies successives, qui, en 1855 par exemple, firent plus de vingt mille victimes. Aujourd’hui le mouvement maritime du port n’atteint pas 500,000 tonneaux, et le chiffre total du commerce ne va pas à 80 millions de francs. Malheureusement on ne peut guère espérer que cet état de choses se modifiera de longtemps : sous les tropiques, où toutes les terres sont fertiles, ce n’est pas dans la fécondité du sol que gît la véritable richesse d’un pays, c’est dans le chiffre de la population. Or la province de Bahia, qui s’étend sur 14,000 lieues carrées, ne compte encore qu’un million d’habitans, dont 152,000 dans la capitale, et l’émigration n’y donne guère. Elle est d’ailleurs la plus productive de l’empire; c’est déjà un rôle assez beau.
En mer, 20 avril, par 17° long. O., 37° lat. S.
Nous passons en vue du petit groupe de Tristan d’Acunha, jeté comme une sentinelle perdue au milieu de l’Atlantique. Un pic élevé, de vertes vallées, quelques torrens se précipitant du haut des falaises dans la mer, c’est tout ce que la longue-vue nous permet d’apercevoir de l’île principale. Est-elle encore habitée? Rien ne le montre, quoique la chose soit possible. Elle ne l’était pas au siècle dernier, lorsque le capitaine français d’Etcheverry la visita; mais en 1811, le capitaine américain Heywood y débarqua, du consentement de toutes les parties, trois de ses matelots qu’avait probablement séduits la destinée aventureuse de Robinson Crusoé. Leur enthousiasme dura peu, et au bout de trois ans, le chef de la petite bande étant mort, les deux survivans furent heureux d’être recueillis par un des rares navires qui de loin en loin s’approchent de ce point oublié. Plus tard, en 1816, par un luxe de précautions peu raisonné, les Anglais se persuadèrent que l’occupation de Tristan d’Acunha leur offrirait un surcroît de garantie contre toute tentative d’évasion de l’illustre captif de Sainte-Hélène; il ne fallut rien moins, pour leur faire abandonner ce projet, que la perte du bâtiment chargé de le réaliser. Enfin, quinze ans plus tard, six familles anglaises, comptant quarante personnes, voulurent à leur tour attacher leur sort à cette île, qui atteignit alors son plus haut degré de prospérité. Elle devint presque un point de relâche, où, sans mouiller, quelques navires mettaient parfois en panne pour se procurer des vivres frais. Quel incompréhensible attrait peut avoir cet isolement du reste du monde, cette séquestration absolue, pour qu’à deux reprises des êtres humains s’y soient volontairement condamnés? Faut-il faire remonter jusqu’à Daniel de Foe la responsabilité de ces essais avortés? N’est-ce pas plutôt le milieu exceptionnel de la vie maritime qui prédispose certains esprits, même, des plus grossiers et des moins cultivés, à rechercher ainsi cette existence contre nature? Génie de la solitude, qui dira ton secret?
Cap de Bonne-Espérance, 2 mai.
Le cap de Bonne-Espérance offre cet avantage que les vaisseaux peuvent, suivant la saison, venir mouiller d’un côté ou de l’autre de ce gigantesque promontoire. Ainsi, pendant les vents d’est de la belle saison, qui correspond à notre hiver de France, les navires se pressent sur la baie de la Table, sans se préoccuper des rafales qui descendent des hautes montagnes où le poète cache le géant Adamastor ; mais d’octobre en avril, alors que le vent d’ouest reprend le dessus et déchaîne sur la baie de la Table les tempêtes de l’Atlantique, ils passent de l’autre côté du cap, où, dans la vaste échancrure de False-Bay, le petit havre de Simon’ s-Town leur assure un abri. C’est là que les Anglais, toujours prévoyans, ont placé l’arsenal de leur marine militaire, là que, dans une fraîche maison de campagne, réside l’amiral dont le commandement s’étend sur les mers environnantes. Dès le jour de l’arrivée, notre bonne étoile voulut que nous vissions ce petit pays en habits de fête. On y célébrait je ne sais quel anniversaire national, et il était impossible de ne pas être frappé de la spontanéité de ces manifestations. C’était bien l’expression de ce sentiment que les Anglais appellent loyalty (fort imparfaitement traduit en ce cas par le mot français loyauté), car nulle instruction officielle n’avait été nécessaire pour que chacun se mît en frais d’arcs de triomphe, de pavois, de feux d’artifice, d’illuminations, de torches et de transparens. Il est à noter, à l’honneur de la reine Victoria, qu’il n’est pas une colonie britannique où sa royale famille ne soit ainsi l’objet du plus sincère et du plus respectueux attachement. A neuf heures, la rade s’éclaira comme par enchantement : les batteries de la frégate amirale et des autres bâtimens de guerre se dessinèrent sous de longues lignes de fanaux de couleur; des flammes du Bengale brillèrent au bout des mâts et des vergues, en même temps que d’énormes feux de joie s’allumaient sur les sommets des montagnes voisines. Simon’s-Town looks very grand to night, disait derrière moi un honnête bourgeois qui se rengorgeait au spectacle de ces merveilles. Pensant comme lui qu’il me serait impossible de revoir Simon’s-Town sous un jour plus brillant, dès le lendemain je prenais la route de Cape-Town.
Je ne sais pourquoi je m’étais fait de cette ville une idée à part. Je la croyais toujours l’Amsterdam africaine du siècle dernier. Aussi, chemin faisant, mon imagination me représentait-elle d’avance de tranquilles rues coupées de canaux, ombragées d’une double rangée d’arbres, baptisées Keyzers ou Heerengracht, et devant chaque maison une tonnelle où de flegmatiques bourgeois se reposeraient d’une pipe en en fumant une autre; puis sur le tard je les voyais se diriger avec leurs familles vers le jardin du gouverneur pour y échanger les nouvelles de la journée sous l’épais couvert du Kolfbâan, et le soir je ne désespérais pas d’épier à travers les fenêtres quelque scène d’intérieur à la Metsu, transportée sous le 34° degré de latitude méridionale. Je comptais sans quarante-cinq années de domination anglaise. On avait comblé ces canaux classiques, qui, à vrai dire, n’avaient guère d’autre raison d’être que le souvenir de la patrie absente; Heerengracht s’écrivait Adderley-street, Keyzers était désormais Darling-street ; les tonnelles avaient disparu, toute la ville avait pris ce cachet britannique devenu si familier de nos jours au voyageur d’outre-mer. Je me garde de dire qu’elle y ait perdu. Les rues privées de canaux n’en sont que plus larges et plus belles, les trottoirs qui les bordent sont de même préférables aux bosquets du temps passé ; mais la vieille couleur locale a disparu, sauf de loin en loin quelques lions vendus à l’encan. L’étranger qui s’informera par exemple de la belle ménagerie admirée par Levaillant la trouvera remplacée par un muséum assez insignifiant, dont l’objet le plus original est à coup sûr une énorme botte à l’écuyère, difforme, recroquevillée, armée d’un éperon encore menaçant sous la rouille qui le ronge. Une étiquette nous apprend que cette botte est celle d’un postillon français… Quel postillon ? Pourquoi une botte et non pas l’autre ? La nationalité du postillon résulte-t-elle de la botte, comme le squelette du mégathérium de la mâchoire retrouvée par Cuvier ? Enfin saura-t-on jamais de quel grand personnage cet éperon a jadis animé les coursiers ? L’écriteau ne révèle aucun de ces secrets.
Malgré cette transformation, le Cap n’en est pas moins resté le point le plus intéressant de la colonie. Toute la partie des environs qui comprend les quartiers de Bondebosch, Wyneberg, Mowbray, abritée du vent et du soleil, rappelle les sites les plus pittoresques de l’Angleterre, tant par ses frais cottages que par les arbres séculaires qui ombragent les routes, chênes, pins d’Australie, aulnes, peupliers. De plus les relations du Cap sont constantes avec les nouveaux ports de la côte orientale depuis la baie d’Algoa et Port-Elizabeth jusqu’à D’Urban et Port-Natal, comme aussi avec les anciennes villes de l’intérieur, Zwellendam, Graaf-Beynet, Uitenhage, et, bien que le mouvement commercial du pays ne soit pas en grand progrès aujourd’hui, les importations de 1864 n’en ont pas moins été de 62 millions de francs, et les exportations de 60 millions. Grâce à un chemin de fer inauguré dans ces dernières années et fonctionnant sur un parcours de 92 kilomètres, le voyageur peut facilement visiter dans sa journée les districts de Stellenbosch et de la Paarl, où se sont conservées quelques-unes des familles françaises exilées sur cette rive lointaine par la révocation de l’édit de Nantes. Elles n’ont plus guère de français que le nom, mais plusieurs de ces noms sont illustres, Duplessis-Mornay, Villiers, Hugo, Malherbe ; deux descendans de cette race proscrite ont même gouverné la colonie au siècle dernier, Maurice de Chavonnes et Jean de La Fontaine. C’est au Cap enfin que viennent aboutir les principaux fils du vaste réseau propagandiste dont les missions protestantes ont enserré l’Afrique méridionale, et nul sujet assurément n’est plus digne d’étude. Par quel mystérieux concours de circonstances cette contrée a-t-elle été ainsi exclusivement réservée aux travaux de ces missionnaires, et d’où provient l’abstention volontaire des puissantes sociétés que l’on voit ailleurs si ardentes à la propagation de la foi catholique? Alors que dans les mers du sud par exemple chaque île sert de théâtre aux fâcheuses rivalités des deux grandes branches de la religion chrétienne, ici au contraire l’esprit aime à se reposer au spectacle du touchant accord des diverses sectes qui se sont partagé la commune moisson. Les faits parlent d’eux-mêmes : là treize sociétés de missions protestantes sont à l’œuvre côte à côte, non dans la triste pensée d’élever autel contre autel, mais animées d’une généreuse émulation pour les progrès de l’Évangile et de la civilisation. J’insiste sur ce point, parce que ce n’est malheureusement pas toujours sous cet aspect que se montrent les missions chrétiennes à l’étranger, et qu’il est difficile de ne pas se laisser aller parfois à une pénible impression de doute et de découragement au spectacle trop répété de leur imperturbable confiance et de leurs fréquentes déconvenues. Combien de fois un missionnaire a-t-il cru qu’il lui suffisait de mettre le pied en un pays pour que les habitans fussent déjà plus qu’à demi convertis, et retenus seulement par la crainte de l’autorité! De là ces constantes incursions dans le domaine temporel, cette âpre recherche d’influence et de domination que l’on regrette de rencontrer aussi souvent dans les fastes de ces lointaines annales. Les choses se sont autrement passées dans l’Afrique méridionale, et il est d’autant plus juste de le reconnaître que nous aurons bientôt à constater à Siam l’un des échecs les plus complets des missions protestantes. Je sais que l’on s’est souvent égayé aux dépens de ces pasteurs évangélisant en famille : il est vrai que leurs noms figurent rarement sur les listes d’un sanglant martyrologe; mais peut-être en serait-il de même ailleurs, si l’apostolat s’y était toujours renfermé dans les limites naturelles qui lui sont assignées. Aussi nous bornerons-nous à exposer ici les résultats obtenus.
L’histoire en est simple et ne remonte guère au-delà du siècle : le premier apôtre de cette église fut le docteur Vanderkemp, qui mourut sur la brèche au bout de douze années de labeurs. Son nom est encore vénéré chez les Cafres et les Hottentots. Officier distingué de l’armée hollandaise, connu par de remarquables travaux scientifiques et littéraires, jeune, riche, il avait tout quitté pour aller où. l’appelait sa vocation. La voie était ouverte, d’autres suivirent, si bien qu’aujourd’hui, dans le vaste triangle découpé sur le continent africain par le cap de Bonne-Espérance et le vingt-cinquième parallèle de latitude sud, il est bien peu de tribus sauvages qui n’aient éprouvé les bienfaits de l’évangélisation. Nulle œuvre au début ne fut plus ingrate; il semblait que le défaut presque absolu de notions religieuses dût offrir au missionnaire une table rase propre à recevoir ses enseignemens : tout au contraire ce qui résultait de cette nuit totale, c’était l’absence d’un point d’appui pour le levier religieux que l’on voulait faire agir. Rien ne mordait sur ce dur granit. Les années se succédaient sans progrès apparent, et l’on vit entre autres, chez une tribu de Bechuanas, l’un des fondateurs de l’œuvre, M. Moffat, attendre dix ans sans se lasser les premiers symptômes de fructification. Sa femme et lui se partageaient la tâche, prêchaient de l’exemple non moins que de la parole, ne se rebutaient jamais lorsqu’ils entrevoyaient la possibilité de rendre un service matériel à quelque membre de leur famille d’adoption, et ne croyaient pas moins servir Dieu de la sorte qu’en se bornant à l’aride exposition de dogmes trop souvent incompris. Ils ne désespérèrent jamais. A l’heure la plus sombre de cette longue période d’adversité, c’est M. Moffat lui-même qui cite ce détail d’une touchante naïveté, alors que le succès semblait plus éloigné que jamais, une des amies de sa femme ayant voulu envoyer d’Angleterre un souvenir à l’exilée, cette dernière demanda des vases de communion qu’un heureux hasard fit arriver à leur destination précisément le jour où pour la première fois des sauvages convertis approchaient de la sainte table. Discute qui voudra la question si controversée du mariage des prêtres protestans : pour moi, je l’avoue, nul rôle de femme ne me paraît plus complètement, plus idéalement beau que celui de la compagne du missionnaire, et, grâce à Dieu, l’expérience est là pour démontrer combien ce sentiment est partagé ici par les races infortunées dont on cherche à dessiller les yeux. « Aussi longtemps que nous étions demeurés seuls, écrit M. Casalis, les Bassoutos avaient vu dans notre existence quelque chose de phénoménal et de suspect. On chuchotait souvent autour de nous sur cette matière; les interprétations étaient diverses, mais toutes défavorables. Tout changea de face le jour où des servantes du Christ vinrent rassurer les esprits sur la permanence de notre œuvre, relever la dignité du caractère pastoral et donner l’exemple de l’assiduité aux services religieux. »
Disons tout de suite, puisque le nom de M. Casalis nous y amène, que les missions évangéliques de France tinrent dignement leur place dans ce noble mouvement de charité. Il n’était guère possible qu’elles eussent la priorité de date, mais sous tout autre rapport elles ne le cédèrent en rien à personne, et toute une contrée inculte et misérable il y a trente ans se vit, grâce à elles, sinon civilisée dans le sens européen du mot, du moins couverte de villages et de cultures en plein rapport. Cette contrée, à deux cents lieues dans le nord-est du Cap, est celle des Bassoutos, tribu importante de la grande famille des Bechuanas. MM. Pellissier, Rolland, Lemue, Gosselin, Arbousset, Casalis et Daumas, qui y furent les premiers pionniers de la bonne nouvelle, se virent conduits par leur heureuse étoile auprès de l’un des chefs les plus intelligens et les plus réellement supérieurs de ces peuplades, Moshesh. Ils ne connurent donc pas la dure phase d’épreuves qu’avaient traversée les missionnaires anglais chez les Bechuanas, et ils purent voir s’échelonner rapidement le long de la rivière Caledon et du fleuve Orange des établissemens auxquels ils donnèrent les noms bibliques de Béthulie, Beerseba, Bethesda, Garmel, Ébron, etc; mais cette prospérité même eut plus tard son inconvénient, en ce qu’elle appela sur ces terres fertilisées les redoutables empiétemens des Boers[2], et l’on sait avec quel brutal abus de la force procèdent ces descendans des premiers colons du Cap. Aussi les missions eurent-elles souvent à souffrir du voisinage de ces luttes, tant au temporel qu’au spirituel, pendant la seconde période du séjour de nos concitoyens chez les Bassoutos.
Sans entrer dans le détail un peu compliqué des divisions ethnographiques des peuples de l’Afrique méridionale, nous rappellerons qu’ils sortent tous de deux souches principales, les Cafres et les Hottentots. A la première de ces deux races se rattachent plus ou moins directement les Bechuanas, les Bassoutos, les Zoulous, etc., répandus sur la côte orientale et dans l’intérieur. La race hottentote, qui habite la partie occidentale de ce vaste continent jusqu’à l’Atlantique, a donné naissance aux Namaquois, aux Griquois, qui valurent à la Société évangélique de Londres son plus beau triomphe, aux Bushmen enfin, dernier terme de la misère et de la dégradation humaine. Les Boers occupent géographiquement une position intermédiaire entre les deux grandes familles des Cafres et des Hottentots. D’origine hollandaise pour la plupart, ils commencèrent vers 1835 leur mouvement d’émigration hors de la colonie, et parvinrent à fonder deux états à peu près indépendans, la république du Trans-Vaal en 1848 et l’état libre de l’Orange en 1854. Ce ne fut pas sans des luttes sérieuses. L’administration coloniale devait en effet voir cette séparation avec d’autant plus de déplaisir, que, malgré leur titre de républiques, ces états ne reposaient en réalité que sur le maintien d’un esclavage plus ou moins déguisé. La guerre des Cafres de 1834 n’avait été qu’une cause secondaire du mouvement qui chaque année amenait de nouveaux Boers au-delà du fleuve Orange; on ne le vit que trop lorsqu’en 1848 le gouvernement anglais voulut établir un peu d’ordre au sein de cette population. Pour y parvenir, il fallut presque une bataille, celle de Boomsplatts, à la suite de laquelle les plus récalcitrans des Boers se portèrent encore plus au nord, franchirent la rivière Vaal ou Fal, et se proclamèrent en république, sous la présidence d’un des leurs, nommé Prétorius. Six ans plus tard, de guerre lasse, les Anglais renonçaient d’eux-mêmes à s’annexer définitivement le territoire que leur avait donné la bataille de Boomsplatts, et une seconde république s’y organisait sous le titre d’état libre de l’Orange. Elle comptait de 12 à 15,000 blancs, et sa voisine de 15 à 20,000.
L’indépendance que les Boers ont ainsi conquise n’est pas seulement un échec pour les Anglais; c’en est un aussi, et malheureusement plus grave, pour la cause intéressante de la civilisation africaine. Les témoignages de tous les missionnaires, anglais, français ou américains, sont unanimes à cet égard, et ils nous montrent chez les Boers une tendance marquée à faire de leur territoire une sorte de Paraguay africain, tel qu’en avait rêvé Francia au Nouveau-Monde[3]. Leur succès du reste ne sera que passager, car les Anglais ont déjà commencé à tourner la position. Ils sont à Natal, et ils y créent une colonie de premier ordre, qui, maîtresse de tous les débouchés de la côte, s’assimilera tôt ou tard les territoires des Boers par un progrès non moins sûr que celui de la goutte d’huile sur l’étoffe où elle est tombée; mais, pour bien comprendre cette situation, il est nécessaire de dire quelques mots de la marche ascendante de l’Angleterre le long de la côte orientale d’Afrique. C’est un des chapitres les plus instructifs de son histoire coloniale.
Le cap de Bonne-Espérance, deux fois conquis par la Grande-Bretagne pendant les luttes du commencement de ce siècle, ne lui fut définitivement assuré que par les traités de 1815. À cette époque, la colonie, assez vaguement limitée au nord, s’étendait à l’est jusqu’au 25e degré de longitude, encore n’était-ce guère qu’une possession nominale près de la frontière. Les choses ne tardèrent pas à changer de face, et dès 1819 le parlement vota des fonds destinés à favoriser l’émigration de ce côté. Combien de familles en France eussent répondu à un semblable appel? Pas dix peut-être, tandis que celles qui s’adressèrent au gouvernement anglais représentaient une population de 90,000 âmes ! On n’en demandait pas tant, et l’on se borna à choisir 4,000 émigrans, qui furent débarqués l’année suivante à la baie d’Algoa. Répandus de là dans la province orientale de la colonie, ils réussirent si bien que l’élément anglais ne tarda pas à y dominer, contrairement à ce qui avait lieu dans la portion de pays voisine du Cap. Les Hollandais se sentirent mal à l’aise dans ce milieu étranger : ils y étaient surtout représentés par les rudes fermiers qui leur servent d’avant-garde sur le sol d’Afrique ; aussi ceux-ci prirent-ils une large part au remarquable exode des Boers dont nous avons parlé, lequel commença vers 1836. Ce fut pour les émigrans le début d’une nouvelle ère de prospérité : devenus à vil prix acquéreurs des terrains ainsi abandonnés, ils y entreprirent l’élève des moutons sur une grande échelle, et aujourd’hui la quantité de laine produite par eux forme le plus clair des exportations non-seulement de la province, mais du pays tout entier[4].
Ce courageux travail de colonisation ne s’accomplissait pas sans obstacles. Le plus sérieux était le voisinage des Cafres, dont le nom a été si souvent prononcé en Europe lors des guerres périodiques que les Anglais eurent à soutenir contre eux. L’année 1819 avait été signalée par une de ces guerres, et c’était même ce qui avait hâté l’envoi des émigrans. Une seconde éclata en 1834, puis une troisième en 1846, enfin une dernière en 1850. Il semblait que l’ennemi ne déposât les armes que pour se donner le temps de reprendre des forces. Les griefs étaient réciproques, et malheureusement aussi les excès. Si à chaque prise d’armes les Cafres se voyaient privés d’une portion de territoire, en revanche chaque fois aussi les colons comptaient par centaines les familles que le pillage et l’incendie réduisaient à la misère. Néanmoins, bien qu’à certains momens cette lutte lui coûtât de sept à huit millions de francs par mois, le gouvernement anglais ne songea jamais à reculer. Au contraire la guerre de 1846 lui servit à s’annexer, sous le nom de Cafrérie anglaise, une nouvelle province qui lui donnait sur la côte trente lieues de plus vers le nord, et la guerre de 1850-52 lui fournit l’occasion de modifier la population par des mouvemens de tribus, de manière à établir irrévocablement sa domination. Plus tard, plus de 2,000 soldats de la légion anglo-allemande de la guerre de Grimée furent établis dans le pays à titre de colons militaires. Aussi n’est-ce pas trop s’avancer que de conclure dans un avenir prochain, pour cette province, de l’annexion à une assimilation malheureusement trop facilitée par la mortalité des indigènes[5].
L’Angleterre ne se bornait pas à attaquer ainsi la Cafrérie par le sud ; elle agissait au nord dans le même sens en y créant la colonie de Natal, destinée à devenir l’une des plus solides, sinon des plus vastes, de ses possessions d’outre-mer. Tout au plus quelques curieux de géographie connaissent-ils en France ce petit pays, grand comme l’Ecosse, dont les Boers s’emparèrent en 1836 sur les indigènes, pour s’en voir ensuite expulsés eux-mêmes en 1842 par les Anglais. Cependant lorsqu’en 1856 la Grande-Bretagne fit largesse de constitutions à toutes ses colonies, la Natalie ne fut point oubliée, et quoiqu’elle ne comptât guère à cette époque que 10 ou 12,000 Européens, on ne l’en dota pas moins de ses deux chambres électives, tout comme s’il se fût agi d’un Canada ou d’une Australie. Peut-être alors cette générosité était-elle hors de proportion avec l’importance du pays, mais on n’en aime pas moins la noble confiance avec laquelle la mère-patrie faisait ainsi dépendre l’avenir de ses colonies du principe de liberté qui avait fondé sa propre grandeur. Toujours est-il que Natal justifia toutes les espérances. On n’y avait d’abord vu qu’un pays merveilleusement propre à toutes les industries agricoles et pastorales ; plus tard on découvrit que les terrains qui bordent la côte, sur une superficie de 4 à 500,000 hectares, étaient d’une admirable qualité pour la culture de la canne, et c’en fut assez pour qu’en dix ans l’exportation du sucre s’élevât à 4,000 tonnes. De 1850 à 1864, l’ensemble des importations était monté de 2,775,000 francs à 14,792,000, et celui des exportations de 390,000 francs à 5,506,000 ; mais, puisque nous étudions ce spécimen de colonisation anglaise, voyons par les faits ce que sont les termes pratiques du problème de l’émigration à Natal : les chiffres que nous donnons ont pour garant l’autorité de l’un des colons les plus distingués du pays, M. James Arbuthnot, mort il y a quelques années à Umzinto.
Il est rare qu’une colonie anglaise se crée dans de bonnes conditions sans être promptement doublée d’une solide compagnie d’émigration. La compagnie de Natal s’engageait au début à transporter le colon et ses bagages de Londres au lieu voulu; elle lui donnait 12 hectares de terre, et lui garantissait sa subsistance pendant six mois, le tout pour 625 francs. Était-il marié, il lui en coûtait 1,125 francs pour faire jouir sa femme des mêmes avantages, et recevoir 24 hectares au lieu de 12. De plus tout membre de sa fa- mille pouvait l’accompagner pour 150 francs. Ces conditions très avantageuses avaient le mérite de pouvoir s’appliquer aux colons les moins favorisés. Toutefois l’émigrant qui en est réduit à cette limite extrême ne doit pas être pris pour type. Supposons-lui donc un avoir de quelques milliers de francs à consacrer en premier lieu à l’élève des moutons. Il lui suffira dans ce cas d’une terre de qualité ordinaire, dont il pourra acquérir 400 hectares pour 5,000 fr. Deux cents moutons lui coûteront le même prix, et une troisième somme pareille assurera ses frais de premier établissement, ainsi que l’entretien de la première année. S’agit-il au contraire de cultiver le roseau destiné un jour, selon quelques enthousiastes, à faire sortir du pays le sucre par centaines de mille tonnes, les dépenses seront moins considérables encore. La terre à la vérité sera plus chère, mais il ne serait pas prudent d’en prendre plus de 80 hectares à 30 francs l’un; encore n’en faudra-t-il guère planter que 8 la première année en s’aidant de travailleurs indigènes, qui reviendront en moyenne à 180 francs l’un. Cette première année sera lourde, car elle ne coûtera pas moins de 9,000 francs sans rien rapporter; de même le budget de la seconde année n’ira pas loin de 4,000 francs pour défricher et planter 12 nouveaux hectares. En revanche, la troisième année indemnisera largement le colon par la récolte des premières cannes plantées, lesquelles lui rapporteront, vendues sur pied, au minimum 2,000 francs par hectare; on cite même des terrains où l’hectare a rapporté au-delà de 3,000 francs. Il ne restera qu’à envoyer les cannes à l’une des nombreuses usines qui se sont élevées sur la côte. Évidemment cette industrie ne donnera pas toujours des prix aussi magnifiquement rémunérateurs, car la terre ne pourra qu’augmenter de valeur; mais le but n’en sera pas moins atteint, et cette augmentation même sera le meilleur indice de l’accroissement de la population.
Les missionnaires ne jouaient pas un rôle moins actif ici que sur les autres frontières de la colonie. Le gouvernement avait si bien apprécié leur bienfaisante influence, que dès l’émigration de 1820 il pourvoyait lui-même aux principaux besoins de tout ministre librement choisi par un groupe de cent colons, quelle que fût d’ailleurs sa dénomination. Les méthodistes se trouvèrent ainsi former dans la province orientale une majorité assez sensible, et ce fut à ce fait, non moins qu’à l’initiative dévouée de M. William Shaw, que l’on dut de voir se créer d’année en année le long de la côte jusqu’à Natal, une chaîne non interrompue de missions wesleyennes en communication de l’une à l’autre. 32 pasteurs y étaient employés en 1860, plus, pour l’instruction primaire, 90 agens à la solde de la mission, et 630 agens non payés; les écoles, au nombre de 51, étaient fréquentées par 6,440 élèves. De tels résultats faisaient d’autant mieux honneur à l’esprit religieux des colons que l’œuvre de propagande avait été plus contrariée par les guerres dont nous avons parlé. Même en paix, les débuts étaient parfois décourageans. « J’engageai l’interprète, écrit M. Shaw, à leur dire que j’allais prier Dieu de nous être favorable, et qu’ils eussent à imiter mes mouvemens, parce que Dieu est grand et saint, et que nous devons nous prosterner devant lui. Après quelques difficultés, tous finirent par s’agenouiller en cercle; mais l’un d’eux, frappé du singulier aspect de cette nouvelle attitude, éclata d’un fou rire qui se communiqua si bien à la ronde que je dus renoncer à poursuivre. » Longtemps après, les Cafres se montraient encore beaucoup plus sensibles aux avantages matériels qu’aux bienfaits spirituels dont pouvait les doter le commerce des missionnaires. Ces derniers pourtant restèrent toujours à leur poste, et bien qu’on ait voulu les représenter comme s’abritant volontiers sous le canon anglais, il n’est que juste de dire que plus souvent encore ce fut au sein des tribus sauvages de la Cafrérie, loin de tout poste européen, qu’ils allèrent s’établir. Cette confiance leur réussit; plus d’une fois les chefs de ces tribus furent les premiers à les appeler. Ils partaient alors dans un de ces curieux wagons africains de douze pieds de long sur cinq de large, véritables maisons roulantes qui sont encore aujourd’hui conformes de tout point à la description qu’en a laissée Levaillant. Dix ou douze bœufs, davantage quelquefois, traînaient lentement, à raison de sept ou huit lieues par jour, la lourde machine qui le soir formait le centre du campement, et qui, même au terme du voyage, servait encore longtemps de demeure provisoire. Les missionnaires s’établissaient de préférence en un lieu isolé, afin de laisser autour d’eux le champ libre à la création d’un village chrétien dont une église modeste était ordinairement le premier édifice. Venaient ensuite la demeure du ministre et l’école, plus tard enfin, dans les missions principales, l’imprimerie, dont les néophytes appréciaient fort bien les services[6]. Le travail remplissait ces existences humbles et dévouées. C’était ou la tache sans cesse renaissante de l’école, ou le labeur imposé par les besoins matériels de la vie, ou encore les instructions religieuses, les visites aux malades, bien souvent aussi les interminables et subtiles discussions auxquelles se complaît le sauvage. Médecin tout à la fois du corps et de l’âme, maître d’école le matin, charpentier, maçon ou forgeron le soir, il fallait en même temps que l’infatigable travailleur veillât à se concilier tout ce qui l’entourait, et à donner aux plus revêches quelque preuve de cette bienveillance chrétienne où saint François Xavier voyait l’une des pièces les plus essentielles de l’armure du missionnaire. Ainsi s’est insensiblement étendue cette pacifique conquête qui, grâce au ciel, n’a encore été scellée du sang d’aucun martyr. — Remercions-en la Providence; elle a voulu nous montrer par là que c’est aujourd’hui par nos œuvres, plutôt que par des supplices, qu’il faut confesser notre foi et répandre la parole divine.
1er juin en mer, par 75° long. E., 37° lat. S.
Nous apercevons les deux petites îles de Saint-Paul et d’Amsterdam, perdues au milieu de l’Océan-Indien comme Tristan d’Acunha dans l’Atlantique. A la vérité, ces îles n’ont pas eu l’honneur d’être habitées par amour de l’art, et je ne crois pas que, depuis leur découverte par le Hollandais Vlaming en 1697, elles aient jamais eu d’autres hôtes que des pêcheurs temporaires de veaux marins; mais ces pêcheurs sont parfois soumis à d’étranges odyssées. Trois d’entre eux avaient été envoyés pour quelques mois à Saint-Paul en 1864 par une maison de commerce de la Réunion, lorsqu’un jour un bâtiment qui passait près de l’île mit en panne pour communiquer. Après les échanges habituels, nos insulaires imaginèrent d’aller rendre à bord la visite qu’ils venaient de recevoir; mais, pendant qu’ils s’oubliaient sur le navire étranger, distant de terre d’un demi-mille au plus, le temps changea tout à coup et rendit le retour impossible. Toute la nuit, le vent souffla en tempête, et le lendemain matin l’île était trop loin hors de vue pour que l’on pût songer à les y reconduire. Force leur fut de subir le nouvel embarquement que le sort leur envoyait, et ce ne fut que six mois plus tard, après avoir passé par Saigon, Singapore et Aden, qu’ils purent enfin revenir à Bourbon, où chacun les croyait morts. Insoucians comme tous les matelots, lorsque je les vis à Saïgon, leur seule préoccupation était de savoir sur quel pied ils seraient payés de leurs gages pendant cette longue promenade. 12 juin, Anjer (île de Java).
Il est des relâches dont le souvenir occupe une place à part dans l’esprit des marins, et je ne parle pas tant des grands ports de départ ou d’arrivée que de certaines haltes sur la route, parfois à peine entrevues. Anjer est du nombre. Ce n’est point un de ces grands caravansérails maritimes dont les noms sont dans toutes les bouches; c’est simplement un modeste village malais, blotti sous la verdure et baigné par les flots du détroit de la Sonde. Peu de navires cependant passent devant sans s’y arrêter, ne fût-ce que quelques heures, pour reprendre haleine après la longue traversée qui les a amenés à Java-Head. C’est l’auberge gaie et riante qui marque la dernière étape, après laquelle le voyageur pourra chercher à l’horizon la fumée de la ville prochaine. Derrière lui, les mers australes, qu’il a battues quarante jours, étendent à l’infini leurs solitudes désolées; devant, c’est la mer des passages qu’il va falloir affronter, — redoutable cimetière sous-marin où chaque écueil porte le nom d’un naufrage. Ici, c’est le repos de l’heure présente entre les fatigues de la veille et les soucis du lendemain. A peine l’ancre a-t-elle mordu le fond, que le navire est entouré de pros chargés de fruits, de volailles et de légumes, offrant à l’envi leurs services; mais c’est à terre que chacun a hâte de se rendre, pour mettre à profit les courts momens de la relâche. La population européenne, c’est-à-dire hollandaise, s’y composait lors de notre passage de six personnes, qui, ne venant pas comme nous de la mer, ne parurent s’associer que de loin à notre enthousiasme. C’était le capitaine de port, le maître de poste et sa femme, un docteur, un officier chargé du fort et l’agent du télégraphe. Nous les trouvâmes le soir réunis sur la terrasse de l’hôtel de la poste, grande maison blanche à fière prestance, qui se carrait à l’extrémité d’une belle allée d’orangers. Sauf le maître du logis, que son embonpoint rendait digne de rivaliser avec les aubergistes du siècle dernier, tous avaient plus ou moins le teint blême et terreux des anémiques, et l’on se serait fait une triste idée du joyau colonial de l’Inde néerlandaise, s’il eût fallu en juger par la mine ou par les discours de nos exilés; mais nous ne prêtions qu’une oreille distraite à leurs doléances : l’orage, qui montait depuis le coucher du soleil, venait d’éclater, et nous écoutions avec un ravissement que tout marin comprendra le bruit des larges gouttes de pluie tombant sur l’épais feuillage du jardin.
Quam juvat immites ventos audire cubantem!
s’écrie l’habitant de notre Europe : au lieu d’enfouir son égoïste au fond d’un lit, Tiballe, s’il eût vécu sous les tropiques, l’eût représenté sans doute abrité par une vaste verandah, étendu sur un
fauteuil de rotin, le cigare à la bouche et les pieds au niveau de la
tête, pendant qu’autour de lui la nature semble vouloir renouveler
les horreurs du déluge. Ainsi se passa notre première soirée d’extrême Orient, jusqu’à ce que les grondemens de plus en plus éloignés de la foudre nous permissent de regagner le bord. Au jour,
les côtes de Java étaient loin derrière nous.
14 juin, détroit de Rhio.
Lisez-vous quelquefois, capitaine? demande un passager au commandant d’un vaisseau de la compagnie des Indes. — Oui, monsieur, beaucoup. — Et que lisez-vous? — Horsburgh’s Directory, les Instructions d’Horsburgh. — Cette boutade de je ne sais quel roman de Marryat me revient en mémoire pendant les trois jours que nous mettons à franchir la mer des passages, car, malgré la fâcheuse opinion que le romancier veut donner du goût littéraire des marins, nous aussi nous lisons Horsburgh, et indépendamment de ses mérites nautiques, qui ne sont pas ici en cause, nous y trouvons un intérêt que n’offre pas habituellement ce genre de lecture. James Horsburgh, dont le livre fut si longtemps l’oracle des navigateurs dans l’Inde et en Chine, était l’un des capitaines de l’East India company. Les navires qu’il cite trafiquaient dans ces contrées tant à la fin du dernier siècle qu’au commencement de celui-ci, et leur nombre est la meilleure preuve de la vitalité de cette marine anglaise, qui dès lors préparait sur les côtes de Chine le magnifique développement commercial que nous y admirons de nos jours. Pendant qu’en Europe il semblait que la Grande-Bretagne eût employé toutes ses forces vives dans les luttes de géant de l’épopée napoléonienne, pendant que les mille vaisseaux de sa flotte de guerre sillonnaient en tout sens l’Atlantique et la Méditerranée, d’autres flottes richement chargées sortaient chaque année de la Manche pour se rendre aux confins les plus reculés de l’Asie. Les coups de tonnerre avaient beau se succéder sur les champs de bataille du continent; Austerlitz éblouissait le monde, Leipsig l’épouvantait, Waterloo l’enivrait….. Le Royal-Charlotte ou le Bombay-Castle n’en accomplissait pas moins périodiquement les voyages indiqués par le retour périodique des moussons. C’était ce silencieux et caractéristique épisode de l’histoire contemporaine dont je retrouvais les traits épars à chaque page d’Horsburgh, en y suivant pas à pas, même aux années les plus sombres de la guerre, les progrès de la difficile hydrographie de ces mers. Jusqu’à l’île de Banca, les noms anglais se mêlèrent aux noms hollandais pour les vigies, les pointes et les dangers; puis peu à peu tous devinrent anglais, montrant ainsi quels avaient été les premiers pionniers de cette route. Grâce au ciel, le pavillon britannique n’est plus le seul à flotter aujourd’hui sur les nombreux navires avec lesquels nous remontons de conserve vers le nord, poussés par les tièdes brises de la mousson de sud-ouest. Nous longeons ainsi d’abord les côtes basses et marécageuses de Sumatra, puis la chaîne de balises naturelles qui relie le détroit de Banca à celui de Rhio; nous laissons rapidement derrière nous les verts îlots semés entre Rhio et Bintang comme un collier d’émeraudes égrené à la surface des flots, et nous voyons enfin à l’avant les falaises rouges qui signalent l’approche de Singapore. C’est le terme du voyage, ou, pour mieux dire, le point de départ de notre nouvelle campagne.
Singapore, 16 juin.
Je ne crois pas qu’aucun peuple ait poussé la prévoyance plus loin que le peuple anglais dans le choix des positions maritimes qu’il s’est assurées sur toutes les mers du globe. C’est ainsi qu’une fois l’importance de la route de Chine démontrée, il voulut en posséder tous les jalons, et s’empara successivement de Ceylan, de Pulo-Pinang, la clé du détroit de Malacca, de Malacca lui-même, si déchu de son antique splendeur, mais encore plein des souvenirs héroïques du grand Albuquerque, puis de Singapore, et enfin d’Aden en 1840, lorsque les progrès de la vapeur eurent définitivement consacré les avantages du transit par Suez. La fondation de Singapore ne remonte qu’à 1819. Elle est due à sir Stamford Raffles, qui avait été frappé de cette incomparable situation géographique lorsqu’il gouvernait l’île de Java, occupée par les Anglais pendant les guerres de l’empire. Peu lui importait que le territoire fût grand ou petit, le pays plus ou moins peuplé : il ne s’agissait que de créer un entrepôt, et certes, dans le réseau compliqué des détroits qui séparent les mers de Chine de l’archipel malais, aucun point ne pouvait être mieux choisi; c’était, que l’on me pardonne la trivialité de l’expression, l’idéal de l’auberge maritime. Il en coûta à la Grande-Bretagne une somme de 300,000 fr., plus une rente viagère de 80,000 francs au sultan de Johore, plus une autre rente de 50,000 francs à ses descendans. Aujourd’hui, ainsi que l’avait pressenti le génie de Raffles, le misérable village malais de 1819 est devenu une ville de 90,000 âmes, offrant annuellement, tant en importations qu’en exportations[7], un mouvement commercial de plus de 300 millions de francs. Certes ce résultat est beau; mais ce qui l’est plus encore, c’est la simplicité des moyens par lesquels il a été obtenu et l’instructive leçon que l’on en peut retirer. Grâce à sa position centrale, Singapore en effet avait l’inappréciable avantage de servir de trait d’union entre les divers marchés de ces mers, l’Inde, la Chine, Java, Manille, etc., et tout capitaine arrivant d’Europe après trois ou quatre mois de traversée apprenait là mieux que partout ailleurs lequel de ces marchés devait lui donner les meilleures conditions de vente. Toutefois cette considération n’eût pas suffi à déterminer le rapide essor que l’on a vu, si dès le début, alors que les doctrines de liberté commerciale étaient encore partout lettre close, Singapore n’eût été déclaré port franc. C’est ainsi que tous les pavillons du globe n’ont cessé d’être représentés dans l’immense flotte marchande qui amène chaque année dans ses eaux de 1,200 à 1,300 navires jaugeant plus de 600,000 tonneaux. Enfin, — et ce n’est pas le moindre enseignement pour nous, — lorsque nous avons dit de quelle somme minime l’Angleterre avait payé cette prospérité, nous ne faisions qu’énoncer la plus stricte vérité, car je ne crois pas qu’aucune colonie ait jamais moins coûté à la mère-patrie soit en première mise, soit en entretien. Point de luxueuses bâtisses, peu d’établissemens publics, et pas d’autre garnison que 400 cipayes indiens avec quelques artilleurs; encore sont-ils soldés sur le budget local. On peut même dire que cette confiance avait été poussée à l’extrême, puisque, jusque dans ces derniers temps, Singapore n’avait d’autre protection que quelques forts inoffensifs, bons tout au plus à répondre aux saluts des bâtimens de guerre. Aussi a-t-on mis sérieusement à l’étude un projet de fortifications capables de protéger, en cas d’attaque, les richesses de tout genre constamment accumulées à terre et en rade.
Le trait caractéristique de Singapore, celui dont ne peut s’empêcher d’être frappé le voyageur, c’est, avec l’insignifiance de l’élément militaire, l’extraordinaire infériorité numérique de la race à laquelle appartient le pouvoir. Dans cette ville de 90,000 âmes, à peine compte-t-on 600 Européens, et malgré cette formidable disproportion, malgré l’absence presque complète de précautions, jamais ils n’ont eu l’ombre d’une inquiétude sur leur sécurité. Je ne crois pas que l’on puisse faire un plus bel éloge du mode de gouvernement suivi, car il ne faut pas oublier que cet ordre n’a pas été troublé lors de la grande insurrection de l’Inde en 1857, quoique l’île renfermât des milliers d’Indiens de Madras ou de Calcutta appartenant aux castes révoltées. De même, bien que les Chinois représentent les deux tiers de la population de Singapore, aucun d’eux ne broncha pendant les deux guerres de la Grande-Bretagne et de la Chine. Ils ont besoin d’être surveillés néanmoins, ainsi que l’on en eut la preuve en 1854, dans une sorte d’émeute ou plutôt de lutte intestine entre deux des plus importantes de leurs congrégations, laquelle ne dura pas moins de trois semaines; pendant tout ce temps, les affaires durent être suspendues. La surveillance heureusement est assez facile en raison de la variété des races en présence et de leur peu de sympathie réciproque, chacune d’elles ayant son quartier, sa langue, sa religion, ses chefs et jusqu’à ses attributions distinctes. Ainsi les Malais seront marins, pêcheurs ou domestiques, les Malabars cochers ou blanchisseurs, les Chinois agriculteurs, marchands et ouvriers de toutes professions. La confiance dont certains de ces derniers sont l’objet est même si grande qu’on leur voit remplir les fonctions de caissier dans la plupart des maisons de commerce européennes, honneur que leur vaut surtout, il faut le dire, leur tact infaillible à dépister les pièces fausses, abondamment répandues dans le pays.
La colonie a réussi à concilier la franchise absolue de son port, l’entière liberté de son commerce et de son industrie avec la nécessité de pourvoir aux dépenses administratives, sans rien mettre de cette charge au compte de la métropole, et elle a résolu ce difficile problème en n’imposant en quelque sorte que les vices de la population. Ce système pourtant a été vivement critiqué; aussi importe-t-il d’autant plus de ne pas le passer sous silence, que nous retrouverons bientôt les mêmes questions, également attaquées et défendues, dans notre nouvel établissement de Cochinchine. Oui, sans doute, l’opium est un poison dont on ne peut que déplorer l’usage chez la plupart des races de l’extrême Orient; mais il y a lieu de croire que les effets en ont été exagérés, peut-être de bonne foi, pour venir à l’appui d’une philanthropie plus généreuse que pratique. S’est-on demandé d’abord s’il était possible de couper le mal dans sa racine, et si cette funeste manie n’était pas trop passée à l’état endémique pour qu’on pût la combattre autrement qu’en empêchant l’abus? N’est-il pas permis d’ailleurs de se demander jusqu’à quel point l’Européen est en droit de proscrire tel vice plutôt que tel autre chez un peuple dont il n’est que le maître étranger, en tant que ce vice n’est la cause d’aucun désordre? Et s’il réclame ce sacrifice au nom de la morale, ne devrait-il pas commencer par fermer les débits de tabac et de liqueurs fortes qu’il est le premier à alimenter? Quoi qu’il en soit, le fait est que l’on fut amené à renoncer à une lutte corps à corps avec cette passion envahissante. On ne pouvait cependant l’abandonner sans contrôle à son libre développement. La conclusion la plus naturelle fut donc qu’il fallait tâcher de restreindre la consommation de l’opium par l’élévation des prix. Si impure que puisse paraître cette source de revenus, on conviendra qu’elle était préférable à celle qui eût taxé, lié et amoindri le commerce, gage essentiel de la prospérité du pays. Le principe admis, il restait à en régler l’application en optant entre la firme et la régie. Outre la grave atteinte que le gouvernement eût portée à sa considération en se constituant lui-même marchand d’opium, la régie offrait l’inconvénient non moins sérieux de nécessiter une coûteuse armée de douaniers pour réprimer la fraude. La ferme fut ainsi préférée, et l’expérience donna raison à ce choix, car, grâce à la vigilance intéressée des adjudicataires, grâce à leur connaissance du pays, toute introduction clandestine a disparu, en même temps que la cherté de l’opium en rendait l’abus à peu près impossible pour les classes laborieuses. L’exemple a même été si concluant que l’administration, après avoir supprimé dans un esprit de moralité une ferme analogue pour les jeux, songe aujourd’hui à la rétablir, convaincue qu’elle est de l’inanité de ses efforts pour triompher de cette autre passion si répandue chez les races indigènes.
C’est de Singapore que lord Elgin expédia l’ordre célèbre qui sauva probablement l’Inde anglaise lors de la grande insurrection[8], en faisant rebrousser chemin vers Calcutta à toutes les troupes destinées à la seconde expédition de Chine. En raison de sa récente origine, c’est le seul souvenir historique que Singapore puisse offrir à l’étranger. Quant à la ville proprement dite, quelques heures de promenade suffisent pour la connaître à fond. L’intérêt qu’elle présente consiste principalement dans son animation et son mouvement à certains momens de la journée. On a presque toujours un avant-goût de ce mouvement avant d’avoir quitté le bord. A peine mouillé, le navire est assailli d’embarcations de tout genre chargées de vivres frais, de fruits, de singes, d’oiseaux, de coquillages, et par-dessus tout de coraux admirables, aux teintes les plus riches et les plus variées. Des enfans malais s’empresseront dans des flottilles de pirogues lilliputiennes d’où ils plongeront à l’envi pour rapporter les pièces de monnaie qui leur sont jetées, avant même qu’elles aient touché le fond. Les Malais sont de si incomparables plongeurs, qu’une de leurs industries consiste à visiter et à nettoyer le doublage en cuivre des carènes, en y remplaçant les feuilles qui manquent comme on le ferait dans un bassin. Parfois enfin un de ces escamoteurs indiens, les plus habiles du monde, donnera pour quelques sous sur le pont une représentation à l’équipage émerveillé. À terre, le nouvel arrivé aura à défendre sa bourse contre des tentations plus dispendieuses, car l’une de ses premières visites sera nécessairement pour l’universel John Little, au Commercial Square, où il se verra entouré de marqueteries de Bombay, de bronzes et de cloisonnés de la Chine, ou encore de porcelaines du Japon, sans se douter que son inexpérience le lui fera payer aussi cher qu’à Paris. Ce Commercial Square, sorte de bourse en plein air, centre des affaires de Singapore, est une place rectangulaire à arcades, où sont les bureaux des principaux négocians. Autour s’étend le quartier des Indiens et des Chinois, ces derniers, de beaucoup les plus nombreux, ayant une tendance marquée à se grouper par professions, comme jadis les corps de métiers dans nos cités du moyen âge. On les verra de la sorte épiciers et bouchers (la boulangerie n’est pas leur fait), tailleurs d’Européens et d’indigènes sur une assez grande échelle pour employer jusqu’à quarante ouvriers et plus, charpentiers et forgerons, ferblantiers, barbiers, armuriers, etc. Ils se livrent souvent, en cette dernière qualité, à la singulière occupation de transformer des fusils à piston en fusils à pierre pour ceux de leurs cliens de la Malaisie qui trouveraient trop de difficultés à renouveler au loin leur approvisionnement de capsules. La principale de ces rues chinoises sert d’amorce à la route qui conduit au nouveau port de Singapore, New-Harhour, où sont les établissemens maritimes des paquebots anglais et français, les docks, etc. Peu de Malais habitent ce côté de la ville ; presque tous sont réunis à l’autre extrémité, au-delà du quartier européen, lequel est séparé de celui dont on vient de parler par une rivière constamment encombrée de centaines de barques.
Le quartier européen est charmant avec ses larges rues, ses jardins et ses élégantes maisons aux portiques à colonnes. Toutefois d’année en année il devient plus désert, non que la population diminue, mais parce que la plupart des négocians préfèrent aujourd’hui, et avec raison, le séjour des campagnes environnantes. La configuration naturelle du pays s’y prête on ne peut mieux, l’intérieur de l’île n’étant formé que d’une succession non interrompue de petits monticules de cent à deux cents pieds de haut, surmontés chacun, dans un rayon d’une lieue autour de la ville, d’une de ces constructions à un étage, importées de l’Inde anglaise, auxquelles on a conservé ici le nom générique de bungalow. Les appartemens y sont spacieux et aérés, une large galerie les relie à l’extérieur; tout, en un mot, jusqu’à l’élévation relative où l’on se trouve, concourt à donner à ces habitations une fraîcheur qui fait souvent défaut à celles de la ville. C’est là qu’après ses affaires l’Européen vient chaque soir, jusqu’au lendemain matin, retrouver sa famille, s’il est marié, ou, s’il ne l’est pas, les compagnons qui auront associé leur existence à la sienne, car on vit rarement seul à Singapore, et le marin serait ingrat, s’il ne conservait le meilleur souvenir des heures passées sous ces toits hospitaliers, ainsi que des brillantes réunions auxquelles sert de prétexte un dîner souvent trop substantiel pour le climat. Cependant, si belles que puissent être ces soirées sous la verandah où la brise apportait les parfums de la forêt voisine, le retour au milieu de la nuit nous paraissait plus merveilleux encore avec la féerique illumination des lucioles répandues par myriades le long de la route. Chaque buisson semblait une éponge imprégnée d’un feu magique, qu’une main invisible eût pressée à intervalles égaux; mais ce n’était qu’un éclair, et rien n’était plus admirable que la simultanéité mathématique de l’action lumineuse de ces insectes, soit que le buisson s’allumât comme par enchantement, soit qu’il fut replongé de même dans la plus profonde obscurité. Les femmes malaises placent volontiers dans leur coiffure de ces mouches à feu emprisonnées dans de petites cages de la grosseur d’un pois; l’effet en est original et gracieux.
Ce bienveillant accueil offert aux nouveau-venus, nous l’avons toujours retrouvé aussi cordial par la suite, chaque fois que dans cette campagne les hasards de notre navigation nous ont ramené à Singapore. Je dois l’avouer, jamais il ne m’est arrivé d’être au loin, dans quelque pays que ce fût, l’un des élus de ces réceptions sympathiques sans me rappeler avec un véritable sentiment de honte l’absence totale de bienvenue et de prévenances qui chez nous attend l’étranger au nom de notre civilisation supérieure. Il est fort heureux pour le marin que l’hospitalité bannie de la vieille Europe se soit réfugiée aux colonies.
ED. DU HAILLY.
- ↑ Une de ces maisons, portant la date de 1618, appartient à la famille d’Ornelas, qu’une tradition fort douteuse chercherait à rattacher à la maison d’Orléans, dont son nom est l’anagramme.
- ↑ On donne ce nom à tous les fermiers hollandais de l’Afrique méridionale, mais il faut faire une différence entre ceux qui sont établis dans la colonie du Cap proprement dite et ceux qui se sont transportés au nord de cette limite : autant les premiers sont appréciés, autant ceux du nord le sont peu. Nous ne parlons ici que de ces derniers.
- ↑ Un habitant de la république du Trans-Vaal ayant adressé aux journaux de Cape-Town une lettre relative au voyage du lac Ngami, découvert par Livingstone, les Boers lui infligèrent 500 dollars d’amende pour avoir publié quelque chose sur leur pays (onze veldt), et ils l’emprisonnèrent jusqu’à ce que cette somme fût payée.
- ↑ Les chiffres suivans, quoique s’arrêtant à 1857, établiront catégoriquement le progrès de la colonisation anglaise dans la province orientale qui nous occupe :
Importations. Exportations. Laine exportée. Valeur de la laine exportée. 1830 461,375 fr. 610,975 fr. 4,500 livres. 5,550 fr. 1845 5,037,125 5,575,800 2,085,064 2,606,425 1857 32,063,400 27,116,000 14,064,261 17,580,325 L’ensemble des exportations de la colonie (province orientale et province occidentale) s’élevait en 1858 à 45,117,600 fr., dont 27,404,425 fr. pour la laine seulement. Ce dernier chiffre était de 32,078,400 fr. en 1862.
- ↑ En 1858 par exemple, une famine fit de tels ravages dans la population, que, le recensement de 1857 ayant accusé 104,721 Cafres, celui de 1858 n’en donna que 52,535.
- ↑ Rien n’égale, écrit M. Casalis, l’intérêt avec lequel nos néophytes suivaient l’impression du volume sacré. Ayant observé que leurs yeux de lynx pourchassaient sans pitié les plus légères fautes de typographie, nous avons tiré un excellent parti, pour la correction de nos épreuves, de ce penchant à la critique. Il est tel mot qui, avant de garder la place que nous lui avions assignée, a dû subir l’examen d’un jury composé des hommes les plus considérables de la tribu.
- ↑ Singapore n’étant qu’un entrepôt, les exportations n’y sont naturellement pas indigènes. L’île est trop petite d’ailleurs pour donner lieu à des récoltes bien importantes, et elle ne produit pas actuellement autre chose que d’assez faibles quantités de gomme, de poivre et de muscade. Il est à noter cependant que ses forêts ont fourni à l’Europe les premiers échantillons de la gutta-percha, qui rend journellement des services si variés à l’industrie. Les Malais l’employaient comme glu dans leurs pièges de chasse, et sa ténacité était telle que, d’après le colonel Low, un tigre même en avait été victime. On avait enduit de gutta-percha la proie destinée à l’animal et une certaine quantité de paille de riz répandue tout autour. Le monstre, furieux de sentir sa mâchoire engluée et paralysée, se roula sur la paille avec rage, et, celle-ci s’attachant à son corps, il fut alors facilement achevé. Malheureusement, par suite de l’accroissement continuel de la consommation, l’île de Singapore est aujourd’hui dépouillée des arbres auxquels on doit ce précieux produit.
- ↑ Our tropical Possessions in Malay and India, by John Cameron ; London, 1865.