Souvenirs d’une Campagne dans l’Extrême Orient/02

Souvenirs d’une Campagne dans l’Extrême Orient
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 65 (p. 383-410).
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SOUVENIRS
D'UNE CAMPAGNE
DANS L'EXTREME ORIENT

II.
UNE VISITE A SIAM.


I

De Singapore, notre itinéraire nous conduisait à Bangkok, capitale du royaume des Thaï[1], où, comme l’âne chargé de reliques, nous arrivions porteurs de lettres de l’empereur Napoléon III pour les deux rois de Siam, Somdet Phra Paramendr Maha Mongkut, premier roi, et Phra Paramendr Ramesr, second roi. Ainsi jadis, en 1685, le chevalier de Chaumont, ambassadeur de France, également porteur d’une lettre du grand roi pour son bon frère de Siam, parcourait cette même route avec le vaisseau l’Oiseau, commandé par M. de Vaudricourt, et la frégate la Maligne, commandée par M. de Joyeux. Les diverses relations de cette ambassade étaient devenues notre lecture favorite. Nous en suivions le détail tel que l’a noté jour par jour ce curieux abbé de Choisy, qui jusqu’à l’âge de trente ans, vêtu en femme et sous le nom de comtesse des Barres, donna de si étranges exemples de morale à ses contemporains. « Les filles de la reine m’aimaient ainsi, dit-il dans ses mémoires, parce que, malgré les cornettes et les jupes, elles sentaient en moi quelque chose de masculin. » Mais en 1685, âgé de quarante ans, touché de la grâce, et ne s’expatriant qu’avec l’intention bien arrêtée de se faire ordonner prêtre pendant le voyage, il ne se lassait point de répéter qu’il n’est pas de meilleur séminaire qu’un vaisseau. Le but de la mission, but que l’on espérait fermement atteindre, ne tendait à rien moins qu’à la conversion du roi de Siam, et l’enthousiaste abbé s’écriait : « Un roi se faire chrétien ! un million d’âmes suivre son exemple ! voilà peut-être ce que nous allons voir, voilà du moins ce que nous allons tenter. Fut-il jamais un plus beau dessein, et peut-il entrer dans l’esprit de l’homme une idée plus noble, une pensée plus magnifique ? » Il fallait la perspective de ce résultat merveilleux pour faire prendre en patience les interminables lenteurs et la nauséabonde existence matérielle d’un voyage sur mer à cette époque. Aussi, bien que notre abbé ne nous dissimule aucune de ces misères, bien que son livre soit une des plus vivantes peintures de la vie de bord au XVIIe siècle, nous ne voyons pas sa bonne humeur lui faire un instant défaut pendant les sept mois qui séparèrent le départ de l’arrivée. « On se promène sur le gaillard, dit-il, les officiers ordonnent : on demande qu’est-ce que cela veut dire ? On le demande une fois, deux fois, et puis on le sait. Et je dis à mon valet de chambre : Amarrez-moi mon collet. Quant à la conversation, on l’a telle qu’on la veut avoir, et il est bien des petites villes en France où il n’y a pas tant de gens d’esprit que dans notre vaisseau : M. l’élu, M. l’assesseur[2], et même souvent M. le lieutenant-général, ne tiendraient pas contre nous. »

L’abbé de Choisy était l’historiographe officiel et comme le panégyriste de l’ambassade. En cette qualité, il voyait tout en rose, jusqu’à la plaisante idée (l’épithète est de lui) que si l’ambassadeur venait à mourir en arrivant à Siam, il serait appelé à le remplacer. Son récit était donc optimiste au plus haut point ; mais nous avions heureusement pour le contrôler celui du chevalier de Forbin, alors simple lieutenant de vaisseau sur l’Oiseau, et destiné à s’illustrer plus tard comme l’émule et le compagnon de Jean Bart et de Duguày-Trouin. Provençal jusqu’au bout des ongles, quoique d’une tournure d’esprit railleuse et positive, il nous donnait la contre-partie des descriptions admiratives de Choisy, et s’étonnait qu’ayant fait le même voyage et vu les mêmes choses que lui, l’abbé les eût si différemment représentées. Ce penchant à la critique faillit même devenir fatal au pauvre chevalier, car, craignant que l’indépendance de ses opinions ne leur nuisît au retour, ses compagnons imaginèrent, malgré sa répugnance, de le laisser derrière eux sous le titre pompeux et dérisoire de grand-amiral, général des armées du roi de Siam. Il ne revit la France que trois ans plus tard, après une série de péripéties qui, même en ces temps d’aventures, eussent suffi à défrayer dix héros de roman. Louis XIV le questionna longuement, et lui demanda d’abord si le pays était riche. « Sire, répondit Forbin, le royaume de Siam ne produit rien et ne consomme rien. — C’est beaucoup dire en peu de mots, répliqua le roi. Et les missionnaires ont-ils converti beaucoup de Siamois ? — Pas un seul, sire. » La conversation continua sur ce ton, et le vindicatif officier, lorsque son auguste interlocuteur lui demanda si le roi de Siam songeait véritablement à se faire chrétien, ne manqua pas de répondre qu’il n’y avait jamais songé, et que nul mortel ne serait assez hardi pour lui en faire la proposition. C’était l’exacte vérité en dépit de l’affirmation différente non-seulement des missionnaires, mais de l’abbé de Choisy. Ces lectures nous semblaient renouer la chaîne des temps, quoique notre visite à Siam ne fût que de pure courtoisie, sans nulle complication de propagande, et chacun de nous était encore plein du souvenir de nos prédécesseurs, ainsi que du caractéristique épisode dont ils ont doté le grand siècle, lorsqu’à l’aube du troisième jour qui suivit le départ de Singapore, nous aperçûmes au nord l’embouchure du Meinam, basse et noyée sous une uniforme litière de palétuviers.

Le royaume de Siam avait traversé bien des guerres, vu bien des révolutions depuis que le chevalier de Chaumont y était venu tenter son œuvre de conversion. À cette époque, le principal promoteur de ces relations avec la France avait été un aventurier de génie, Constance Phaulkon, amené dans ces lointains parages par les hasards d’une vie inquiète et vagabonde. D’origine grecque selon les uns, vénitienne selon les autres, fils d’un gouverneur ou d’un cabaretier de l’île de Céphalonie, on ne sait, et mousse dès l’âge de dix ans, il commença par naviguer avec les Anglais, dont il embrassa même la religion, et ne les quitta que pour accepter un emploi à la cour de Siam, où ses talens naturels, unis à l’empire sans bornes qu’il sut prendre sur l’esprit du roi, le portèrent promptement à la première place. Afin de se consolider par le prestige des alliances européennes, il jeta les yeux sur la France, comme étant seule alors en état de balancer l’influence croissante de la Hollande et de l’Angleterre dans ces mers. Il commença donc par intéresser les missionnaires à sa cause en abjurant le protestantisme, et décida sans peine son souverain à expédier auprès de Louis XIV deux mandarins avec une mission dont le résultat ne se fit pas attendre : ce fut la pompeuse ambassade du chevalier de Chaumont, suivie peu après de l’envoi de quelques centaines de soldats français sous le commandement du général Des Farges. Ce triomphe toutefois fut de courte durée. L’entreprise était trop prématurée pour ne pas mettre en éveil toutes les défiances du vieux parti siamois, instinctivement devenu national et conservateur, et en 1689 l’infortuné Phaulkon, à peine âgé de quarante ans, tombait victime d’un complot organisé par les grands du royaume. Son caractère a été très diversement apprécié. Sous la plume du père d’Orléans, jésuite, sa vie est naturellement devenue une sorte de légende merveilleuse dont il est le héros et le martyr ; mais elle ressort sous un jour différent et peut-être plus vrai des témoignages du chevalier de Forbin et de l’Allemand Kœmpfer, qui voyageait dans ces mers de 1690 à 1693. Ils ne cachent pas ses défauts. Selon eux, la religion ne fut entre ses mains qu’une arme habilement employée. D’une ambition démesurée, d’une avarice insatiable et sordide, d’une jalousie qui, prenant ombrage des moindres choses, le rendait dur, cruel, impitoyable et de mauvaise foi, il considérait tous les moyens comme bons pour marcher à son but, et Forbin va jusqu’à l’accuser d’avoir à diverses reprises attenté à ses jours par le fer et le poison. Toujours est-il que, de l’aveu de ce même Forbin, c’était un véritable homme de génie, à l’âme noble et élevée dans la conception de ses projets, à la main sûre et énergique dans l’exécution. Comme tant d’autres, il voulut devancer son temps, et périt sacrifié à son œuvre. On voit encore aujourd’hui à Nophaburi (la Louvo de l’abbé de Choisy), éparses sur le sol, les ruines d’une somptueuse demeure aux vastes proportions. Des fragmens de marbre gisant parmi les débris témoignent du goût et de la magnificence du fondateur ; c’est bien là, dit M. Mouhot, l’architecture contemporaine des splendeurs de Versailles. Seule, la chapelle est restée debout, et sur le baldaquin d’un autel à colonnes cannelées dans le style du XVIIe siècle on lit cette inscription : Jésus hominum salvator. Ce palais était celui de Constance Phaulkon ; c’est le seul souvenir que l’on puisse trouver dans le pays de cette brillante et tragique carrière.

Sa mort ouvrit une longue période de troubles, de luttes intestines, de conspirations, de meurtres et d’intrigues de sérail, dont profita habilement le roi de Birmanie, voisin et éternel ennemi de Siam, jusqu’à ce que, en 1767, une formidable invasion de Birmans balayât les derniers descendans de la dynastie qu’avaient connue Phaulkon et le chevalier de Chaumont. Le torrent détruisait en même temps, après 417 ans d’existence, Ayuthia, la splendide capitale tant admirée de l’abbé de Choisy. La dynastie actuelle date de 1782, et le roi que nous allions trouver sur le trône en est le quatrième souverain. La tentative de Phaulkon n’avait été qu’un fait isolé, et, après avoir jeté de 1685 à 1689 le vif éclat que nous avons dit, les relations directes de Siam avec l’Europe étaient redevenues à peu près nulles pendant tout le XVIIIe siècle. Ce ne fut qu’après la paix de 1815 que les vues des nations commerçantes se tournèrent de nouveau de ce côté. Les Anglais essayèrent d’y nouer des relations dès 1822, sans grand succès, de l’aveu du négociateur lui-même, John Crawfurd, et ils n’obtinrent qu’au moyen d’une seconde mission, quatre ans plus tard, une convention insuffisante qui resta presque à l’état de lettre morte. Le gouvernement des États-Unis ne fut pas plus heureux en 1833. Enfin en 1850, une nouvelle et infructueuse tentative, successivement risquée par les Anglais et les Américains, vint clore la série de ces échecs diplomatiques, dus principalement à l’opposition personnelle du roi régnant. Tout changea de face en 1851, à l’avènement du roi actuel, qui, pendant vingt-six ans d’études solitaires dans le cloître où il s’était réfugié, avait compris quels avantages retireraient ses états de rapports suivis avec les nations occidentales. Grâce à son appui, sir John Browring trouva toute facilité en 1855 pour conclure au nom de la Grande-Bretagne un traité de commerce qui ne tarda point à servir de modèle à ceux des autres puissances. On voit aujourd’hui flotter à Bangkok les pavillons consulaires de France, d’Angleterre, de Hollande, de Danemark, de Prusse, de Suède et des villes anséatiques.

La lettre impériale dont nous étions porteurs était un nouveau pas dans la voie d’intimité cordiale ouverte en 1856 par le traité de M. de Montigny, intimité à laquelle l’ambassade siamoise venue en France en 1861, ainsi que la grand’croix de la légion d’honneur envoyée au roi de Siam en 1863, avaient déjà donné une éclatante consécration. Ce n’était pas cependant une petite affaire que de régler le cérémonial qui devait accompagner la remise de cette lettre, et certes, en lisant le curieux document qui énumérait les dispositions à prendre, il n’était pas besoin d’un grand effort d’imagination pour se croire reporté aux beaux jours de l’ambassade de 1685. Trente-neuf barques pavoisées et banderolées, aux rameurs vêtus et coiffés de rouge, devaient venir chercher le cortège au consulat de France. Il était dit lesquelles auraient l’avant en forme de crocodile, lesquelles en forme de serpent, lesquelles en tête de tigre. Une était spécialement affectée au vase d’or renfermant la lettre. La musique devait être formée de quatre harmonicas siamois, de deux clavecins du Laos, une guitare, une conque marine, une harpe du Laos, plus dix trompettes et dix tambours siamois. On verra quelle progression inquiétante était destiné à subir le nombre de ces tambours dans la composition des trois musiques qui devaient se relayer sur notre route. En abordant au palais, le cortège mettait pied à terre et changeait de caractère. Douze cavaliers ouvraient la marche ; cent soldats vêtus et armés à l’européenne les suivaient avec tambours et clairons, plus quarante hommes vêtus à la siamoise et armés de fusils, et vingt satellises avec faisceaux de verges. La seconde musique, qui venait ensuite, comptait deux conques marines, deux harmonicas, une guitare, un grand tambour, dix trompettes et trente petits tambours. Après cette avant-garde, cent hommes vêtus en « anges siamois » précédaient un palanquin porté par huit hommes et destiné à la lettre impériale, qu’un palanquin plus petit que le précédent avait reçue au sortir de la barque. Un parasol à bout en or devait être porté à côté de l’auguste missive, à la garde de laquelle était préposé un ange siamois assis sur le palanquin, outre une escorte spéciale de dix mandarins en habits de cérémonie, et dix-sept personnes vêtues avec magnificence, portant chacune un parasol royal à étages. Des chaises destinées au consul, au commandant et aux officiers fermaient la marche, accompagnées de porteurs de parasols. Enfin une troisième musique devait nous attendre dans l’intérieur du palais ; elle était composée de deux cent deux instrumens, parmi lesquels deux grands tambours, vingt tambours siamois dorés, vingt argentés, cent vingt tambours rouges et trente-six trompettes ! Quant au détail de l’audience, tout y était minutieusement prévu, quand le consul devait s’avancer, quand se reculer, quand s’asseoir et comment. Bref, la rédaction de ce véritable manuel d’étiquette internationale n’occupait pas moins de quatre grandes pages, et se terminait par ces mots solennels : « ainsi est réglé depuis les temps les plus reculés le cérémonial de la cour de Siam. »

Le programme tracé avec une si scrupuleuse exactitude fut suivi de point en point, et le cortège de barques produisit sur le fleuve un effet des plus pittoresques… à distance. De prés, s’il faut tout dire, les dorures étaient un peu ternies, les draperies un peu fripées, et les vêtemens des rameurs quelque peu en guenilles. En revanche, les soldats qui formaient la haie à terre, depuis le débarcadère jusqu’au palais, rappelaient volontairement ce que devait être il y a deux mille ans la physionomie des armées de Porus ou d’Artaxerxès. Certains corps étaient armés de piques, d’autres de lances, d’autres d’arcs ou d’arbalètes, ou même de frondes : je me souviens entre autres d’un curieux corps de montagnards, aux arcs interminables, vêtus de longues chemises blanches qui descendaient jusqu’à la cheville ; mais c’était pour l’intérieur du palais qu’avaient été réservées les magnificences exceptionnelles. Là se trouvait l’élite des guerriers siamois, habillés et armés à l’européenne, à cette restriction près que les pierres avaient été retirées des fusils, de crainte d’accident. Là se trouvaient surtout certains cuirassiers dont je ne crois pas qu’aucun de nous perde jamais le souvenir mémorable : coiffés de casques démesurés qui ne leur permettaient de voir qu’en rejetant la tête en arrière, ballottant dans d’énormes cuirasses qui leur venaient jusqu’aux cuisses, piteusement en selle sur de petits chevaux efflanqués, les pieds nus dans les étriers et embarrassés de grandes lattes de carabinier dont ils ne savaient que faire, ils présentaient la fidèle image d’un gamin de nos boulevards affublé de l’armure d’un cent-garde. Par contre les chevaux du roi, tenus en main non loin de là, étaient harnachés avec une richesse dont nos cours d’Occident ignorent ou dédaignent le secret, mors dorés et ornés de pierreries, étriers de même, selles de velours, housses et caparaçons de brocart et de drap d’or. Quarante ou cinquante éléphans de guerre, graves et majestueux, complétaient ce tableau, que nous eûmes tout loisir d’étudier, l’étiquette voulant que nous prissions quelques instans de repos avant d’être introduits dans la salle d’audience.

Nous mîmes ce temps à profit pour rendre nos devoirs aux fameux éléphans blancs, classiques ornemens de la cour de Siam, dont la possession enviée fut si souvent la cause de guerres entre cet état et ses voisins. Le roi avait alors l’insigne fortune d’en posséder deux, mâle et femelle, non pas blancs (ils ne le sont jamais, et ce n’est que par euphémisme qu’on les désigne ainsi), mais d’un ton de brique clair, et présentant le caractère albinos nettement accusé. Des singes, également albinos, leur tenaient compagnie. Couverts de soie et de brocart, un diadème sur la tête, les défenses ornées de nombreuses bagues incrustées de pierres précieuses, les puissans colosses nous attendaient dans leur somptueuse écurie en effleurant dédaigneusement la nourriture que des esclaves leur offraient à genoux, dans des plats d’or et d’argent. Nous ne pouvions nous lasser d’admirer l’air d’importance avec lequel ils semblaient avoir conscience de la dignité de leurs fonctions. Hélas ! lorsque je revins le lendemain matin les visiter incognito, bagues, vases, brocart, serviteurs agenouillés, tout avait disparu ; l’esclave de garde ronflait dans un coin, et les pauvres bêtes expiaient leur grandeur en ruminant philosophiquement le repas de la veille. Que devait penser de cet abandon l’âme du Bouddha futur, amenée dans la série de ses transmigrations à habiter momentanément cette enveloppe révérée ? Nous étions encore plongés dans la contemplation de ce ménage auguste, lorsque l’entrée du roi dans la salle d’audience nous fut annoncée par la troisième musique dont on ne pouvait méconnaître l’appel, grâce aux éclats de ses cent soixante tambours. Chacun reprit sa place, et le cortège se mit en marche pour le court trajet qui restait à faire. A tout prendre, notre impression n’avait pas été jusque-là sans mélange, et la pompe asiatique coudoyait à chaque pas un élément grotesque qui lui faisait tort ; les cuirassiers, pour tout dire, étaient trop près des éléphans. L’audience au contraire offrait un coup d’œil que l’on pouvait admirer de tout point, et résumait véritablement dans sa plus haute expression la splendeur traditionnelle de l’extrême Orient. Le trône, très élevé, faisait face à la porte d’entrée, au centre d’une imposante galerie à colonnades d’une ornementation peut-être un peu trop chargée de dorures. Les bas-côtés étaient occupés par les mandarins, non pas prosternés contre terre comme l’eût encore voulu à la rigueur l’ancienne étiquette siamoise, mais assis en ordre sur l’épais tapis qui couvrait le sol. Je n’essaierai pas de peindre l’éclat et la variété de leurs costumes : le consciencieux Galland lui-même a reculé en pareil cas, et il a passé sous silence la description des sept toilettes successives que la fille du visir Schemseddin fait défiler sous les yeux éblouis de Bedreddin Hassan. La passion des bijoux et des riches étoffes est innée chez les Siamois, et c’est à eux que sont le plus souvent destinées ces ceintures et ces armes constellées de pierreries, que nous voyons parfois chez nos bijoutiers parisiens. La collection des boîtes, vases, coupes et crachoirs en or, qui constituent l’arsenal du fumeur et du mangeur de bétel, était méthodiquement disposée à côté de chaque mandarin, quelle que fût sa nationalité, car on voyait réunis là les chefs de toutes les races diverses qui sont représentées à Siam, Chinois, Malais, Pegouans, Cambodgiens, Laotiens, Annamites et Malabars. L’audience fut courte d’ailleurs. Après les harangues d’usage, le roi traduisit, en ânonnant majestueusement, la lettre impériale à sa cour[3], non sans avoir mainte fois à réprimer d’un froncement de sourcil olympien les joyeux éclats d’une bande de marmots, ses propres enfans, groupés sur les marches du trône ; puis il se retira, nous laissant libres de nous rendre au festin qui devait former le dernier acte de la solennité.

J’ai dit que la cour de Siam était féconde en contrastes. Nous ne fûmes donc qu’à demi étonnés de sortir de cette splendide salle du trône pour arriver par un escalier boiteux, presque une échelle, dans une salle à manger dont l’aspect misérable n’eût pas déparé une pension bourgeoise du dernier ordre. Après le repas, qui, servi à l’européenne ou plutôt à l’anglaise, nous avait menés jusqu’à la nuit, on vint nous prévenir que le roi désirait nous recevoir en audience privée, et on nous conduisait à ses appartemens par un dédale sans fin de terrasses, d’escaliers et de cours intérieures, lorsqu’on débouchant d’un dernier passage nous fûmes surpris par les sons d’une voix féminine, commandant en français avec un indescriptible accent : Attention ! portez armes ! présentez armes ! Ce n’étaient ni plus ni moins que les amazones préposées à la garde particulière de sa majesté siamoise, répétant en notre honneur l’exercice que leur avait enseigné un instructeur français. Toutes étaient si jeunes et si jolies que nul de nous n’hésita un instant à les déclarer le corps le mieux tenu de l’armée : habillées de vestaquins de damas vert, de jupons de tartan et de bérets de velours, à la précision avec laquelle elles nous rendirent notre salut, on eût dit un tableau du ballet de la Révolte au Sérail, égaré dans un harem oriental. Cependant le roi nous attendait dans un salon richement meublé, toujours entouré de sa bande d’enfans, et comme l’un de nous lui faisait à leur sujet un compliment mérité, le prince répondit en se rengorgeant complaisamment qu’il en avait cinquante-cinq comme cela ! Le fait était exact ; il eût même pu dire soixante-six en comptant les morts, et il n’est pas inutile d’ajouter qu’alors âgé de soixante ans, et ayant été renfermé dans un monastère jusqu’à son avènement au trône en 1851, il n’avait pu consacrer, lors de notre visite, guère plus d’une douzaine d’années à donner ce formidable développement à sa paternité. La conversation s’échangea en anglais, que le roi parle facilement, et les divers sujets traités nous fournirent une nouvelle preuve de l’estime où notre auguste interlocuteur tient la civilisation occidentale, après quoi un verre de guignolet servi à la ronde par le royal amphitryon donna le signal de la retraite.

L’audience du second roi, quelques jours plus tard, moins somptueuse que la précédente, fut marquée en revanche par une couleur locale peut-être plus accusée. Les mandarins, au lieu d’être assis, étaient prosternés le nez en terre, selon l’ancien rite ; on avait aussi conservé le rideau tiré entre le roi et nous pour marquer le commencement et la fin de la cérémonie. Le dîner qui suivit fut également servi de point en point à la siamoise. L’Europe ne reparut qu’au thé, vers la fin de la soirée, et nous nous retirâmes en emportant comme souvenir de cette réception la carte de visite du roi. Nous avions déjà reçu de même l’autre jour celle du premier roi, avec cette inscription autographe : Primus rex Siamensium, li primier roy de Siam.


II

Bangkok est la capitale actuelle de l’empire de Siam. Avec les canaux qui lui servent de rues, avec la double rangée de maisons flottantes qui bordent les rives du Meinam, elle semble être la Venise de l’extrême Orient, une Venise bouddhique de 3 à 400,000 âmes, autant qu’on peut attacher un chiffre à ces confus amoncellemens des populations asiatiques. Les pagodes y abondent. C’est à elles surtout que la ville doit le caractère monumental pour lequel elle est renommée, caractère dont l’étranger est vivement impressionné tout d’abord, et certes, s’il fallait juger de la ferveur des fidèles par la richesse du temple, nul peuple au monde ne serait plus religieux que le peuple siamois. Églises et monastères tout à la fois, ces pagodes couvrent sur les bords du fleuve de vastes espaces, où sont distribuées sans ordre apparent nombre de constructions diverses pour le service du culte et le logement des bonzes ou talapoins. Le tout est dominé par de hautes pyramides aux contours bizarres, revêtues de poteries vernissées de couleurs éclatantes. Enfin, au centre d’enceintes successives gardées par les statues de géans difformes et monstrueux, s’élève le temple spécialement affecté à Bouddha. Le dieu y est représenté tantôt sous la forme de centaines de figures dorées de grandeur naturelle, dans la pose méditative consacrée par l’usage, tantôt, comme dans la pagode Xétuphon, couché, toujours doré, et de la colossale dimension de 50 mètres de la tête aux pieds ; ses traits, fixés par une tradition probablement exacte, ne varient pas. Autour de lui, en guise d’offrandes votives, sont des arbustes aux feuilles d’or et d’argent. Dans ces calmes asiles, la journée des bonzes s’écoule avec une uniforme sérénité qu’on est involontairement tenté d’envier. Ces cours sont si fraîches sous leurs épais dômes de verdure, l’eau s’y épanche dans les bassins avec un murmure si caressant, que les heures de cette vie contemplative semblent réglées par le génie du repos éternel. Les premières lueurs de l’aurore voient pourtant les bonzes se répandre par la ville. Vêtus de jaune, la tête et les sourcils rasés, l’éventail en feuilles de palmier à la main, ils vont de porte en porte recevoir dans la marmite obligatoire dont ils sont porteurs les offrandes des âmes pieuses, riz, poisson, fruits, légumes ; à la porte de chaque maison est une table sur laquelle ont été disposées d’avance les provisions qui leur sont destinées. Ils rentrent de manière à avoir terminé avant midi le repas qu’ils ne doivent renouveler que le jour suivant, et le reste du temps est partagé entre d’indolentes causeries, quelques leçons aux écoliers et des pratiques religieuses d’une austérité très mitigée. 10,000 bonzes vivent ainsi à Bangkok, 100,000 dans tout le royaume, allant de pagode en pagode, et partout alimentés par la charité publique, qui ne leur fait jamais défaut. Leurs vœux n’étant pas perpétuels, on les voit souvent rentrer dans la vie ordinaire après quelques années ; le souverain actuel est dans ce cas. J’allais parfois passer avec eux quelques-unes des heures brûlantes de l’après-midi, et je les trouvais entourés de visiteurs, savourant en commun, avec une paresseuse sensualité, les délices permises du thé, du bétel et du tabac. Malgré la chasteté obligatoire dont le talapoin fait vœu et qu’il observe, beaucoup de ces visiteurs étaient des femmes ; et nul n’en médisait, car les prescriptions de Çakya-Mouni[4] ne sont pas celles de Siméon stylite. On peut affirmer sans crainte que, même aux plus ferventes époques du moyen âge, jamais les annales des couvens catholiques n’ont eu à enregistrer un triomphe aussi complet, aussi universellement accepté que celui de la vie monastique à Siam en plein XIXe siècle. La preuve en est dans l’exorbitante charge annuelle que supporte volontairement la population pour l’entretien des pagodes et des bonzes qui les habitent, Je ne parle pas de la valeur même des pagodes, qui doit pourtant être d’au moins 50 millions de fr. pour Bangkok seulement, en n’en supposant que cent dans l’enceinte de la ville ; mais l’entretien de ces 10,000 bonzes, évalué à 500 fr. par tête, s’élèvera par an à 5 millions de francs, auxquels on peut ajouter une somme égale, au nom de l’économie politique, pour tenir compte de la perte de travail qu’entraîne leur oisiveté. C’est un total de 10 millions. Or la population de Bangkok, d’environ 400,000 âmes, est à peu près le dixième de celle du royaume, qui s’infligerait ainsi, de son propre mouvement et sans la moindre contrainte, une contribution annuelle de 100 millions de francs pour le seul profit du clergé, et cela tandis que le trésor royal, d’après l’évêque Pallegoix, ne perçoit en tout, pour subvenir aux charges de l’état, qu’un revenu de 81 millions de francs !

Par quel prestige, après avoir été vaincu dans l’Inde, qui fut son berceau, le bouddhisme en est-il venu à enrôler de la sorte sous sa bannière plus de fidèles qu’aucun autre culte, c’est-à-dire 400 millions d’âmes, formant les deux cinquièmes de la population de notre globe ? Quelles sont les causes de ce succès unique dans l’histoire religieuse du monde ? L’une des principales est sans contredit la persécution dont le bouddhisme fut l’objet de la part des sectateurs de Bramah, puisque, après être resté à peu près stationnaire pendant les premiers siècles qui suivirent la mort de Çakya-Mouni, il ne se répandit au dehors qu’à la suite de cette lutte, à Ceylan d’abord au IIe siècle de notre ère, puis à Java, puis à Siam et en Birmanie par le Cambodge et le Laos. Introduit de même en Mongolie, au Thibet et au japon, il atteignait en Chine son plein développement au XIIIe siècle, avec l’avènement de la dynastie mongole. Enfin à Siam aujourd’hui, sauf quelques milliers, je pourrais presque dire sauf quelques centaines de chrétiens et de mahométans, tout le monde professe le culte de Samana Khodom. Une autre cause de succès a été l’affinité notoire du bouddhisme avec le gouvernement monarchique, si bien approprié aux races de l’extrême Orient qu’aucune autre forme ne leur semble applicable. L’obéissance au roi y est érigée en principe, et aucun des livres sacrés ne laisse percer les tendances théocratiques dont n’est pas exempt le brahmanisme ; aussi l’église et l’état se prêtent-ils constamment un mutuel appui. Ce respect de l’autorité n’empêchait pas la foi nouvelle de s’offrir aux masses sous l’aspect essentiellement populaire d’une religion d’égalité, sans distinction de rangs. Avec elle, plus de ces castes héréditaires qui parquent les familles, dans d’infranchissables cercles : elle accueille légalement les petits et les grands, les pauvres et les riches ; le plus humble de ses enfans peut, comme le fils du prince, prêcher la doctrine. Il n’est pas jusqu’au dogme de la métempsycose, ou transmigration, forme bizarre et touchante du sentiment de l’immortalité de l’âme, qui ne soit aussi une invocation à l’égalité ; car le malheureux qui souffre se dit pour se consoler que le glorieux Bouddha a souffert comme lui dans ses innombrables existences successives, qu’il a été esclave, reptile même. Ce qui manque au bouddhisme, c’est l’esprit d’amour et de charité où se retrouve l’éternelle supériorité du christianisme, et dont on cherche vainement la trace dans les minutieuses et puériles directions qui règlent la conduite du bonze. Aux yeux de ce dernier, la plus haute expression de la vertu ici-bas est dans l’existence contemplative et stérile, qui doit se traduire après la mort par le suprême anéantissement du nirvanah[5]. Le repos éternel est sa plus belle récompense ; ceux qui l’entourent ne sont rien pour lui ; enfin, satisfait de sa propre sainteté, de son exaltation solitaire, il n’a nul souci de la grande personnalité humaine, non plus que de la fraternité chrétienne, principes pourtant tellement féconds qu’ils n’ont pas encore porté tous leurs fruits depuis dix-huit cents ans, et que le travail des siècles à venir sera de leur demander leurs dernières conséquences.

Le rôle des missionnaires est difficile sur cette terre classique du bouddhisme. Certes il faut rendre justice au zèle sans relâche dont ils ont fait preuve depuis plus de deux siècles, mais il faut aussi reconnaître que leurs efforts n’ont été couronnés que de peu de succès, et cela malgré la tolérance à peu près illimitée des autorités siamoises[6], car si les annales de cette mission ne sont pas absolument vierges d’hostilités ou de persécutions ; » au moins n’y a-t-il eu à y inscrire jusqu’ici le nom d’aucun martyr de la foi. Plusieurs raisons ont contribué à cet état de choses, le sincère et profond attachement des Siamois pout la religion de leurs ancêtres, la persistante influence qu’assure aux bonzes le monopole de l’éducation de la jeunesse, une défiance instinctive de tout ce qui vient de l’étranger, et aussi, il faut bien le dire, la marche souvent peu rationnelle suivie dans l’œuvre de conversion par les missionnaires. Leur enseignement est trop exclusif, trop tourné vers le dogme surtout ; aussi leurs échecs ont-ils été dus plus d’une fois à l’imprudence avec laquelle ils débutaient par l’exposition des mystères les plus ardus du catholicisme. Moins absolus, ils eussent été plus écoutés, et il eût été d’une meilleure tactique, au lieu de condamner sans réserve la doctrine qu’ils combattaient de reconnaître loyalement ce qu’elle a de beau et de bon, le culte des ancêtres, l’horreur du sang, le respect de ce qui a vie. Il fallait rendre hommage aux grandes qualités de Çakya-Mouni, à sa sainteté même, et, plutôt que de tourner en ridicule la métempsycose bouddhique, il fallait de là conclure à l’immortalité de l’âme. Nulle faute, en un mot, ne pouvait être plus capitale que de faire table rase ; il est fâcheux qu’on ne l’ait point voulu comprendre. Le fondateur de la mission catholique fut Mgr de Lamothe-Lambert, évêque de Bérythe, arrivé à Siam en 1662 avec quelques missionnaires après un pénible voyage de trois ans à travers le continent asiatique. Pendant dix-sept ans, il resta sur la brèche, infatigable dans son œuvre de dévouement, et il eut la satisfaction de la laisser dans un état prospère lors de sa mort survenue en 1679. On ne connaît pas moins de trente-six prêtres européens, français pour la plupart, et tous travaillaient de concert à s’assurer un succès auquel aidait efficacement la faveur royale. De loin en loin, quelque conversion marquante., quelle miracle même, étaient accueillis comme un signe visible d’en haut. Enfin le tout-puissant concours de l’aventurier Phaulkon, devenu premier ministre, mit le comble à des espérances dont on ne mesurait plus la portée. Ce fut sans contredit la plus belle époque de la mission, et, lorsque en 1685 l’ambassade du chevalier de Chaumont vint donner à l’influence française un gage de la plus haute protection, l’enthousiasme des propagandistes put croire un instant le succès assuré. Nous avons dit combien ce triomphe fut de courte durée : le vieux parti national siamois ne pouvait voir sans inquiétude cette prédominance étrangère ; tolérant par indifférence tant que rien n’éveillait ses soupçons, il devait cesser de l’être le jour où le caractère de la mission deviendrait ouvertement politique, et la fin tragique de Phaulkon en 1689 fut le résultat de cette réaction facile à prévoir. Un régiment français envoyé par Louis XIV put à grand’peine s’échapper et gagner Pondichéry ; en même temps le successeur de l’évêque de Bérythe, Mgr de Métellopolis, fût emprisonné avec tout le personnel de la mission, et il ne recouvra sa liberté qu’au bout de deux ans, pour terminer peu après, en 1697, sa carrière agitée. La crise passée, les haines se calmèrent, et le prélat qui vint ensuite, Mgr de Cicé, put exercer paisiblement son ministère jusqu’à sa mort, en 1727. Mgr de Rosalie le remplaça et eût le même sort ; il était dans la destinée de ces vaillans ouvriers de la foi de s’éteindre tous loin de la patrie, fidèles à leur poste jusqu’à la dernière heure. Survinrent les invasions des Birmans, qui, à diverses reprisés, dévastèrent le royaume de Sîam et dispersèrent la petite communauté chrétienne. Elle se reconstitua néanmoins, et atteignit le XIXe siècle à travers une série d’alternatives mal justifiées de bon et de mauvais vouloir chez les Siamois. En 1822, il y avait vingt ans que la France n’avait pas envoyé de missionnaires à Bangkok ; mais le travail de propagande fût repris alors avec un zèle qu’aucun découragement ne pouvait atteindre, surtout à partir de 1830, lors de l’arrivée de Mgr Pallegoix. Il fut sacré en 1838 douzième évêque de Siam et mourut en 1864. D’après lui[7], cette église, dirigée par une dizaine de missionnaires européens, serait aujourd’hui de 7,000 fidèles, dont 4,000 à Bangkok. Le seul secours régulièrement reçu, par elle de la maison-mère consiste en une subvention annuelle de 20,000 francs.

En 1833 une mission protestante envoyée des États-Unis vint s’établir à Siam, et, comme on pouvait s’y attendre, l’effet produit par cette divergence de cultes fut loin d’être favorable, d’autant plus, que plusieurs des sectes du protestantisme ne tardèrent pas à être aussi représentées à Bangkok, baptistes, presbytériens, congrégationaux. Cependant les nouveau-venus se faisaient, étrangement illusion. « Cette terre sera bientôt toute à Emmanuel, » écrivait l’un d’eux en 1839. Longtemps ils vécurent dans la persuasion que les races diverses dont ils étaient entourés brûlaient du désir d’embrasser la foi nouvelle, et cela alors qu’ils comptaient moins de disciples que d’années de séjour dans le pays. Sir John Bowring lui-même doutait en 1857 qu’on pût trouver dix Siamois protestans malgré les bibles et les livres de piété qui avaient été répandus par centaines de mille. On s’explique difficilement la persistante confiance apportée par les sociétés bibliques à ces distributions, dont l’expérience semble avoir démontré la presque inanité. Le séjour de cette mission à Siam n’a d’ailleurs pas été sans utilité ; elle a contribué à y répandre nombre de connaissances profitables, et c’est ainsi que le seul journal publié à Bangkok sort d’une imprimerie qui lui appartient.

Si peu orthodoxe que puisse paraître cette vérité, tout porte à croire que les traités récemment conclus avec la France, l’Angleterre, la Hollande et les États-Unis réussiront mieux que les missions à convertir les Siamois à nos idées et à notre civilisation. Dès le début en effet, le commerce avec l’étranger atteignit immédiatement un chiffre de 100,000 tonneaux, bien que l’on ne comptât guère plus de 150 Européens à Bangkok, et aujourd’hui 300 navires de tous pavillons sillonnent annuellement les eaux du Meinam, alors que jadis le trafic maritime du fleuve en occupait à peine une douzaine. L’importance inattendue du pavillon siamois dans ce mouvement mérite d’être signalée ; car non-seulement il représente presque le tiers du tonnage total, mais plusieurs des bâtimens qui le portent, ont été construits dans le pays. C’est à regret qu’il faut ajouter que jamais ce commerce ne connaîtra son entier développement tant, que subsistera le déplorable système de monopoles, de fermes et de restrictions si cher à la cour de Bangkok ; il suffit à cet égard de parcourir l’interminable liste de droits d’exportation arrêtée avec les négociateurs européens, pour se rendre compte des sentimens de défiance dont s’inspirent évidemment les ministres siamois. De leurs progrès en économie politique dépendra l’accroissement de leur prospérité matérielle.

Leurs idées malheureusement ne sont guère tournées de ce côté au sein de l’existence oisive et endormie qui leur est habituelle, et qui, il faut le dire, est celle de presque tous les grands du royaume. Aussi le peuple mesure-t-il naïvement à l’embonpoint physique l’importance de ces privilégiés de la fortune. Leur vie intérieure est peu variée. Étendus sur des nattes et des coussins, ils fument, dorment ou mâchent le bétel, entourés de serviteurs prosternés dont la paresse semble s’accommoder à merveille de cette attitude servile en apparence. C’est le palais de la Belle au bois dormant. Le soir venu, tout ce monde sort de sa léthargie : l’heure a sonné des jeux et des divertissemens, ou bien des danses et des comédies, dites lakhoh, pour ceux à qui leur richesse permet ce luxe. Le plus beau lakhon dont je fus témoin nous fut offert par le premier ministre ou kalahom. Nous terminions chez lui un dîner somptueusement servi à l’anglaise, lorsque les premiers sons d’un orchestre indigène suspendirent les conversations. Derrière nous venaient de s’ouvrir les portes d’une longue galerie au fond de laquelle étaient assis les musiciens. Le principal instrument était le khong-bong, sorte de grand harmonica circulaire dont les touches en bois assortis, résonnant sous les deux marteaux de l’artiste place au centre, rappelaient par momens les joyeux éclats d’un carillon flamand ; autour se groupaient les flûtes, les guitares et une couple de petits tambours à mains. Le rhythme était lent, cadencé, un peu étrange peut-être, mais non dénué de grâce et d’originalité. Je ne sais comment certains voyageurs ont pu insister sur l’absence d’harmonie et sur le caractère discordant de la musique siamoise. Ils n’auront probablement pas réfléchi que la différence de tonalité dont ils étaient choqués provenait d’une gamme inconnue à leur oreille, assez analogue à celle de l’ancien mode éolien chez les Grecs, et que par la même raison les instrumens qui leur semblaient faux étaient construits sur une échelle d’intervalles nouvelle pour eux. La vérité est que les Siamois, et surtout leurs voisins les Laociens, ont l’oreille remarquablement juste, et s’ils ignorent l’art de noter leur musique, en revanche il est impossible, avec un peu d’habitude, de ne pas être frappé du sentiment harmonique de leurs orchestres. Cependant les danseuses arrivaient du fond de la galerie sur deux files parallèles, figurant l’une les hommes, l’autre les femmes, tout féminin d’ailleurs que fût le vêtement des unes et des autres. De véritables griffes en métal, longues et recourbées, armaient les extrémités de leurs doigts, et la coiffure, sorte de mitre orientale chargée de clinquant et de pierres fusses, n’était pas la partie la moins curieuse du costume. Leur danse était mesurée, sans mouvemens vifs, parfois mimique dans les gestes, bien que sans jeu de physionomie, et toujours gracieuse. Malgré l’attrait de la nouveauté, au bout de deux heures, nous commencions à trouver monotone ce spectacle dont nos hôtes ne pouvaient se lasser, et j’allais rentrer à bord, si un message pressant du second roi ne fût venu m’avertir qu’il m’attendait dans son palais. Il était une heure du matin. Je m’y rendis en toute hâte, et ne fus pas peu surpris d’apprendre que j’avais été mandé de la sorte au milieu de la nuit, parce que sa majesté désirait savoir de moi combien de coups de canon lui reviendraient réglementairement en salut dans le cas d’un voyage depuis longtemps projeté à Singapore. Le pauvre prince devait mourir l’année suivante sans avoir connu cet honneur tant désiré.

Il fallait sortir des palais et des pagodes pour trouver la vie active de la cité. Elle se développait librement dans ces vastes bazars si chers aux Orientaux, aux longues ruelles étroites, et encombrées, coupées de distance en distance par des théâtres en plein vent. Toutes les spécialités de débit y étaient représentées, ainsi que de nombreux cafés et restaurans, où les mets exposés sur des dressoirs invitaient le consommateur à prendre place aux tables du dedans ; mais ces bazars n’offraient ni le profond cachet de couleur locale, ni la variété caractéristique qui distinguent les bazars du Caire, par exemple, où l’étranger erre si volontiers pendant des journées entières, sans ennui ni fatigue. C’est sur le fleuve d’ailleurs qu’est le commercé qui donne véritablement à Bangkok une physionomie propre. Là s’élèvent, le long des rives, des go-downs des négocians, magasins qui reçoivent les riches chargemens des navires mouillés sur une interminable ligne au fil du courant ; là sont amarrées sur la berge, pendant des milles entiers, des rangées de boutiques flottantes du plus curieux aspect, tandis que des centaines de pirogues montées par des Chinois circulent dans cette foule aquatique en offrant leur marchandise de porte en porte, car le Chinois est ici le pourvoyeur de tous les besoins. Quant aux promenades par terre, assez restreintes par suite du petit nombre de routes, elles présentaient un intérêt d’un autre genre. Souvent le but en était le palais du premier roi, avec la magnifique pagode qui en dépend, au pavé recouvert de nattes d’argent ; nous y admirions deux riches figures de Bouddha, l’une en or massif de quatre pieds de haut, l’autre qu’on prétend faite d’une seule émeraude, mais qui est en réalité de jaspe vert et évaluée à plus d’un million. Devant le palais était une collection de cages peuplées d’animaux féroces, au nombre desquels deux tigres de la plus belle venue nous inspiraient une certaine inquiétude, menacés que nous nous savions, de les avoir pour compagnons de route à bord de notre aviso ; l’intention du roi était d’en faire don à l’empereur Napoléon. Non loin de là s’alignaient les écuries des éléphans, vastes hangars aux portes immenses, où l’on voyait ruminer ces gigantesques prisonniers, étroitement attachés à leur poteau par un pied de devant ; parmi eux, un vétéran des guerres de Cochinchine, couvert de blessures, se faisait remarquer par une taille vraiment extraordinaire. Enfin parfois nous poussions au-delà de la muraille crénelée qui ceint la ville, jusqu’à l’emplacement où sont brûlés les cadavres sur des blocs de maçonnerie construits à cet effet. L’odeur caractéristique qui s’échappait de ce triste lieu envoie perpétuellement au loin des effluves nauséabondes. J’ignore si la crémation est destinée à s’introduire un jour, dans nos mœurs, mais il faudrait pour cela que le détail matériel en fût singulièrement perfectionné, et je ne crois pas que les prôneurs les plus ardens de ce système prétendent jamais nous l’infliger tel qu’on le pratique à Siam. C’était une consolation pour nous, en quittant ces hideux bûchers, de retourner visiter le cimetière chrétien, à l’éclatante végétation tropicale où s’agitait un monde d’oiseaux et d’insectes ; cette vie éternelle de la nature rendait la mort presque souriante.

On a souvent signalé le contre-sens du nom que les Siamois se donnent de Thaï, hommes libres, alors, que, de l’aveu général, un tiers au moins de la population est esclave. A cela l’on peut répondre que cette servitude diffère essentiellement de l’idée, que nous nous en faisons ; elle est la plus douce et la plus mitigée qui ait jamais existé, et de plus elle est si bien entrée dans les mœurs de la nation, qu’une des catégories d’esclaves, non la moins nombreuse, ne vit dans cette condition que par suite de ventes volontairement consenties de part et d’autre. Sauf en quelques cas exceptionnels, l’esclave étant toujours libre de se racheter à un prix très modéré (144 francs pour une femme, 168 pour un homme), le contrat qui le lie à son maître peut être considéré comme un simple engagement de travail domestique ; cela est si vrai qu’il lui arrive rarement d’invoquer les lois protectrices qui le défendent des mauvais traitemens. Aussi est-ce moins dans le fait même de l’esclavage qu’il faut chercher la cause de l’infériorité trop réelle de la race siamoise que dans son incurable esprit d’inertie. Ce qu’elle est aujourd’hui, il semble qu’elle l’ait toujours été, et que toute aspiration vers le progrès lui soit étrangère. Ce peuple est sans passions, dit l’évêque Pallegoix ; on ne saurait mieux le caractériser, car on ne peut donner le nom de passion au frivole amour du plaisir qui seul a le don de le faire sortir de son indolence. Gouvernement et religion, tout a contribué à priver de ressort cette nature apathique, tout, jusqu’à la douceur du climat, jusqu’à la fertilité du sol, qui ne laissent nulle place aux soucis du lendemain dans les préoccupations de la vie matérielle. Il est difficile de prévoir l’heure du réveil pour une nation chez laquelle ne vibre aucune corde sensible.


III

Le temps des voyages de découvertes est passé. Bien des marins le regrettent, et verraient volontiers l’imprévu continuer à jouer un rôle dans leur vagabonde existence. La seule ressource qui reste à ces dévots d’un autre âge est de se rejeter sur ce que l’on pourrait appeler la monnaie des grands voyages de jadis, et sur les reconnaissances partielles qui se présentent encore dans certaines mers du globe, bien qu’elles y deviennent chaque jour plus rares. Notre planète a été trop bien cadastrée par les générations diverses d’explorateurs nautiques qui s’y sont succédé, pour laisser désormais à personne l’espoir d’attacher son nom à quelque terre nouvelle ; mais parfois, à l’écart des grandes routes maritimes incessamment battues, quelque ligne de côte sera restée ignorée ou du moins oubliée, quelque golfe aura été dédaigneusement négligé par le voyageur impatient d’arriver. C’est là que de loin en loin peuvent encore trouver à glaner quelques maigres épis les admirateurs de Cook et de Lapeyrouse. S’ils ne recueillent nulle part la gloire de la découverte, au moins ont-ils la consolation, dans l’étroite mesure que comporte notre époque, d’être sortis de la voie commune pour vivre quelques jours de la vie d’aventures ; un reflet affaibli des généreuses émotions qui animaient leurs devanciers sera venu jusqu’à eux. Ce fut notre bonne fortune de rencontrer dans le golfe de Siam un de ces coins oubliés où ne passe peut-être pas un navire en dix ans. Les deux côtes du golfe sont à peu près dans ce cas l’une et l’autre ; mais sur la côte occidentale quelques ports, comme Ligor ou Patani, ont été jadis des places commerciales d’une certaine notoriété, tandis que sur la côte orientale, où nous devions nous rendre, hors d’un cercle bien étroit, rien n’est connu. Nous étions assurés d’avance de n’y être point troublés dans nos pérégrinations.

Les Siamois, les Cambodgiens et les Annamites se retrouvent sur cette côte, échelonnés dans le même ordre qu’à l’intérieur de la grande presqu’île, indo-chinoise, c’est-à-dire qu’ici et là le Cambodge est pressé entre les deux voisins dont la tradition séculaire est de s’arrondir à ses dépens. Aussi le seul port qu’il possède, Kampot, figure-t-il en quelque sorte le sommet d’un coin qui serait encastré entre les deux états limitrophes : au nord commence le territoire siamois ; au sud sont les trois provinces annamites d’Angiang, de Chaudoc et d’Hatien, si malencontreusement rétrocédées par nous à la cour de Hué en 1863. Le principal port siamois sur ce littoral est Chantabon ; celui des Annamites, Hatien. Enfin devant la côte, à peu près parallèlement au système de montagnes de l’intérieur, s’étend un rideau d’îles et d’îlots, au large duquel passent les navires qui vont à Bangkok. Rien de plus riant que cet archipel, dont on avait eu l’heureuse idée de nous prescrire l’exploration. Souvent, le soir venu, après le travail de la journée, nous nous arrêtions pour la nuit dans quelque baie verte et bien fermée, où, tandis que le soleil s’abaissait à l’horizon, les canots envoyaient le monde à terre. Ici les matelots tendaient la seine, et la halaient au rivage chargée de poisson, ou bien encore ils s’approvisionnaient abondamment des huîtres savoureuses qui couvrent les rochers du golfe ; là les chasseurs par leur fusillade réveillaient de leur long sommeil des échos peu accoutumés aux bruits de l’homme. Il était rare en effet de rencontrer aucun vestige humain sur ces îles, fréquentées seulement de loin en loin par quelques pêcheurs d’holothuries[8] ou par quelques chasseurs de ces nids hirondelles de mer, qui se vendent jusqu’à 160 francs la livre, et nul sentier n’y facilitait l’accès de la forêt, qui reflétait dans la mer ses épais massifs de verdure au-dessus d’une étroite lisière de plage sablonneuse. Des semaines se succédèrent ainsi sans voir un navire et sans que cet isolement nous pesât, satisfaits que nous étions des charmes primitifs de notre vie océanienne. Seule, la dernière de ces îles était habitée : de beaucoup la plus grande du golfe, nommée par les Siamois Koh-Dud, par les Cambodgiens Koh-Tron, par les Annamites Phu-Kloc, elle appartenait à ces derniers comme formant l’extrémité méridionale de l’archipel. Des deux villages qui s’y étaient créés, un avait été récemment pillé et brûlé par des pirates. Ce qui en restait n’était pas le hameau abandonné du poète anglais ; c’était moins encore, une éclaircie dans le bois, un sentier conduisant à la plage, quelques poteaux indiquant la place des cases, et au centre les murs noircis de la pagode déjà envahis par la végétation. L’heureuse situation de l’autre village l’avait préservé de ce triste sort. Rien n’en paraît au dehors qu’un rideau de pins, ombrageant une pelouse de parc dont la mousse élastique semble disposée pour quelque scène du Décaméron. Derrière cette pelouse débouche la principale rivière de l’île, après avoir longuement promené un cours sinueux au pied des montagnes de l’intérieur. La fantaisie nous prit de la remonter en canot. Nous eûmes bientôt laissé en arrière le village, composé d’une centaine de cases, les champs qui l’entourent, et quelques défrichemens commencés au-delà ; la forêt vierge semblait avoir définitivement repris possession des rives, et depuis plus d’une heure la baleinière glissait sous un sombre dôme de verdure, bruyamment escortée des bandes de singes qui se relayaient suif notre passage, lorsqu’au détour d’un coude un peu brusque nous découvrîmes avec surprise une dernière habitation, commodément assise au centre d’un enclos bien palissade de toutes parts. Là vivait en famille depuis plusieurs années, dans une solitude absolue, un Chinois dont le’ parfait contentement d’esprit nous rappela le bon vieillard que Candide rencontre sur le bord de la Propontide, prenant le frais à sa porte sous un berceau d’orangers. Comme lui, notre sage ignorait le premier mot des affaires publiques, et se contentait de vendre au village les fruits de son jardin ; comme lui, il nous fit offrir par ses enfans, non du kaimak piqué d’écorces de cédrat confit, comme dans Candide, mais des bananes et des ananas ; comme lui enfin, il semblait qu’il eût réussi par le travail à éloigner de sa retraite l’ennui, le vice et le besoin. Singulière race que celle de ces Chinois, que l’on retrouve ici partout et sous toutes les formes, dans les villes comme dans les campagnes, manœuvres, ouvriers, colons, négocians, apportant tantôt l’industrie et la richesse, tantôt le vice ou la débauche, ou même à l’occasion, comme notre vertueux amphitryon de Koh-Tron, un édifiant exemple de philosophie pratique ! Le Chinois est le Protée de l’extrême Orient.

C’est derrière Koh-Tron, dans un vaste bassin fermé par la grande terre et par les îles, que se trouvent deux des ports dont nous avons parlé, Kampot et Cancao, l’un cambodgien, l’autre annamite. Par un hasard fréquent dans l’histoire accidentée de ces pays, nous ignorions à quelle autorité nous aurions affaire en abordant à Kampot. Peu de temps avant notre arrivée, une insurrection avait éclaté de ces côtés. Les insurgés voulaient remplacer sur le trône le roi Narodom, qui avait accepté le protectorat de la France, par un aventurier prenant le titre de prince Pim, et se disant l’unique descendant de la branche aînée de la famille royale du Cambodge ; le roi Narodom n’eût appartenu, selon lui, qu’à la quatrième branche. Dès le début, le gouverneur avait prudemment mis la clef sous la porte, afin de soustraire plus sûrement le représentant du roi légitime à toute chance d’outrage de la part des rebelles. Trouverions-nous Pim triomphant où l’autorité de Narodom rétablie ? Dans le doute, on fit prendre des armes aux douze ou quinze canotiers de l’embarcation qui devait remonter la rivière jusqu’à Kampot ; c’était plus qu’il ne fallait pour conquérir au besoin toute la province. La précaution fut d’ailleurs inutile : le gouverneur n’avait eu garde de revenir ; Pim s’était réfugié sur le territoire annamite, de sorte qu’à proprement parler la ville n’appartenait à personne, et nous y pûmes jouir en paix de la cordiale hospitalité de la mission française. Le père Hestrest la dirigeait depuis huit ans ; chacun de nous fut d’autant plus heureux de le rencontrer que le bruit de sa captivité et de sa mort avait couru à Bangkok. Il nous conta comment son petit troupeau, composé d’une centaine de chrétiens, avait pu échapper sain et sauf aux dangers de l’insurrection ; il nous fit voit sa modeste chapelle, son jardin, un orphelinat de filles qu’il avait fondé, et se montra de tout point satisfait de l’humble existence qu’il avait choisie. La ville, d’une population de 7 à 8,000 âmes, avait un air d’aisance et de propreté rare dans ces contrées. les Chinois y étaient nombreux, indice assuré d’un certain commerce. On nous fit admirer dans le quartier officiel un palais construit l’année précédente pour le cas où le roi eût voulu visiter sa bonne ville de Kampot. C’était le vrai palais de chaume, la salle du trône ouverte à tous les vents, des hangars à lits de camp pour la suite, sans plus de luxe inutile que n’en devait comporter jadis la royauté dans les temps héroïques. Sa majesté cambodgienne avait dû venir y recevoir l’investiture de sa couronne des mains d’un délégué de la cour de Siam ; mais notre influence l’emporta, le couronnement eut lieu sous nos auspices à la capitale du Cambodge, et le palais de Kampot, lorsque nous le visitâmes, n’avait pas encore été honoré de la présence du souverain.

Bien que quelques milles seulement séparent Kampot du port annamite de Cancao ou d’Hatien, les deux villes n’en ont pas pour cela plus de relations l’une avec l’autre. Hatien, qui n’est plus qu’un village insignifiant, a néanmoins joué un rôle historique au siècle dernier comme étant un des principaux centrés de la colonisation chinoise dans le pays. Son nom se retrouve à plus d’une page des chroniques indigènes ; elle fut peuplée et florissante, et c’est à ces souvenirs, c’est au prestige que la civilisation Chinoise n’a cessé d’exercer sur l’esprit des Annamites qu’elle doit de conserver encore aujourd’hui une réputation peu justifiée d’élégance et de richesse. Cette prospérité fut l’œuvre du Chinois Mac-Cu’u, émigré de Canton vers les premières années du XVIIIe siècle, qui, après s’être solidement établi sur ce territoire, en offrit la suzeraineté à la cour de Hué, s’en fit reconnaître gouverneur, et transmit à sa mort son autorité à son fils Mac-tôn. Peu d’années lui avaient suffi pour organiser des troupes régulières, pour élever des citadelles, percer des routes, fonder des marchés et nouer de nombreuses relations commerciales. En même, temps des lettrés chinois venus du Fo-kien rédigèrent d’élégantes descriptions des plus beaux sites de la province, et donnèrent de la sorte, grâce à la popularité de ce genre de compositions littéraires, une véritable réputation à un coin de terre ignoré jusque-là. Il en fut ainsi jusqu’en 1772. Malheureusement en cette année néfaste les Siamois envahirent Hatien sous la conduite de leur roi Phaya-Tak, et se rendirent maîtres du pays jusqu’au-delà du Cambodge. Hors d’état de résister (cela, dit le chroniqueur, lui eût été aussi difficile que de mordre son propre nombril), Mac-tôn dut aller chercher du secours à Saigon, et ne parvint à faire la paix qu’après deux années de guerre ; mais les ravages de l’ennemi avaient été tels que la plupart des villages étaient déserts et le sol partout dévasté. Hatien ne s’est pas relevée de ce désastre, et, quoiqu’un canal intérieur reliant le port au fleuve du Cambodge permette d’en faire un utile débouché d’exportations, elle a perdu toute importance commerciale aujourd’hui.

Si le port siamois de cette côte, Chantabon, n’est guère plus considérable qu’Hatien, au moins l’état actuel n’y contraste-t-il pas avec l’affligeant souvenir d’une prospérité disparue. Située à quelques milles dans l’intérieur et pittoresquement échelonnée sur les bords d’une jolie rivière, la ville compterait, dit-on, de 10 à 12,000 habitans, chiffre probablement fort exagéré. A l’entrée de la rade, certains rochers, aperçus sous un point de vue, particulier, présentent l’aspect très remarquable d’un lion couché ; tête, gueule, crinière, oreilles, rien n’y manque, l’illusion est complète. Les champs de poivriers qui entourent les maisons, et les rizières qui s’étendent jusqu’au pied des montagnes, montrent quelles sont les cultures les plus importantes du pays. Pour nous, le principal intérêt de Chantabon gisait dans le caractère particulier et touchant de la mission française, qui y est établie depuis plus de cent ans. Composée d’Annamites venus pour chercher en ce point écarté un asile contre les guerres qui désolaient la Cochinchine au siècle dernier, cette petite communauté de 1,100 âmes a non-seulement su maintenir son individualité au sein d’une population dix fois plus nombreuse, mais, grâce aux soins assidus des missionnaires, sa position s’est peu à peu améliorée, et elle est relativement satisfaisante aujourd’hui. Le vénérable père Ranfaing, doyen de la mission de Siam, dirige cette chrétienté depuis 1838. Économisant d’année en année sur ses modestes ressources, il a trouvé moyen de faire sortir de terre une véritable église, construite à l’européenne, et il espère vivre assez pour en poser la dernière pierre, comme il a posé la première. Je n’eus pas le courage de lui dire combien je regretterais l’humble chapelle où nous l’entendîmes officier, le mur de bambous qui l’enclôt, le toit de feuilles de palmier qui la couvre, l’autel en planches, les chandeliers de bois, les images de sainteté aux vives enluminures, et les splendides bouquets de fleurs tropicales implantées dans l’argile à défaut de vases ; mais il en est ainsi même à Bankok, où la mission est restée forcément étrangère aux notions les plus élémentaires du bien-être matériel. Le roi y visitait un jour le séminaire, et, voyant qu’on avait eu recours à de vieilles nattes et à des étoffes déchirées pour remplacer les cloisons les plus indispensables à l’intérieur, il s’écria, d’après ce que raconte Mgr Pallegoix : Collegio ni rung rang nak, ce collège est bien guenilleux.

Parmi les établissemens créés par le père Ranfaing, l’un des plus appréciés de nous quant aux résultats, je ne l’avoue qu’en hésitant, était un couvent de femmes annamites où revivaient, par je ne sais quel miracle de tradition, les meilleurs souvenirs gastronomiques des visitandines de Gresset. Entre les mains de ces bonnes et aimables filles, le gibier, qui abonde dans le pays, alimentait notre table sous les formes les plus variées, et souvent, grâce à ces séductions culinaires unies à l’attrait d’intarissables conversations, le repas du soir se prolongeait bien au-delà des limites canoniques. L’un de nos convives habituels était une sorte de Saint-Simon ou plutôt de Dangeau siamois, qui, après avoir vécu de longues années à la cour de Bangkok, revenu des grandeurs d’ici-bas, achevait paisiblement depuis une couple d’années son existence dans une opulente retraite à Chantabon. Les bons offices de l’interprète Niû, le même qui avait accompagné le regrettable M. Mouhot dans son dernier voyage, nous permettaient de recueillir de la bouche de ce courtisan blanchi sous le harnais bien des renseignemens qui nous avaient fait défaut jusque-là. En véritables Occidentaux friands de retrouver dans tous les harems de l’Asie la voluptueuse mise en scène des Lettres persanes, c’était de préférence sur les mystères de la vie intérieure que se portaient nos interrogations, car si nous avions entrevu les amazones du premier roi, si nous avions même aperçu de loin quelques-unes de ses femmes passant en voiture dans une rue de ; Bangkok, notre science s’arrêtait là, et nous ignorions sur quelle échelle étaient organisées ces amours multiples. Notre vieil ami nous apprit que le roi Mongkut avait pour le moment trente-quatre femmes, dont vingt-sept avaient contribué à le doter de l’interminable famille que nous avions admirée en partie. La plus féconde de ces royales épouses avait eu sept enfans, deux en avaient eu cinq, et ces chiffres chez les autres avaient été en décroissant. Fort heureusement, à en croire les révélations qui nous étaient faites, les dépenses du sérail restent bien au-dessous de la proportion que semblerait indiquer le nombre des favorites, et les munificences de nos princes, qui se bornaient cependant à une seule maîtresse, feraient singulièrement pâlir les plus galantes prodigalités de la cour de Siam. C’est ainsi que les mémoires du temps nous apprennent que Mme de Montespan perdait au hoca et à la bassette jusqu’à 700,000 écus en une nuit : je ne sais comment s’accommoderaient d’un semblable jeu les odalisques siamoises, dont toutes les pensions réunies ne grèvent lie, revenu du monarque que d’une somme de 127,000 ticaux[9]. La plus magnifiquement rétribuée d’entre elles reçoit 1,200 ticaux par an, et la très grande majorité 120 seulement ! Outre ces trente-quatre femmes, le harem renferme soixante et quinze filles de mandarins, offertes au roi par leurs familles pour servir en qualité de dames d’honneur. Leur salaire est de 6,440 ticaux, ce qui ne donne guère à chacune que 250 fr. ; il est vrai qu’il leur est permis, avec l’agrément du souverain, de quitter le palais pour s’établir et se marier, ce qui a souvent lieu. Enfin les tantes, sœurs et nièces du roi sont inscrites à ce budget pour 24,960 ticaux, les enfans pour 11,760 ticaux, et les duègnes et grandes-maîtresses, au nombre de cinq, pour 1,260. L’ensemble de toutes ces dépenses n’atteint point 440,000 francs. Les affections du second roi se sont plus spécialement concentrées sur les Laotiennes, dont la réputation de beauté est d’ailleurs proverbiale dans le pays, et de ses 120 femmes, 60 sont Siamoises et 60 du Laos. À qui serait effrayé de ces chiffres, nous répondrons que les rois actuels sont loin d’entretenir dans leur sérail la même population féminine que leurs prédécesseurs, dont les femmes se comptaient par centaines ; on ne peut donc qu’applaudir à ce progrès en souhaitant de le voir se continuer et servir de modèle aux grands du royaume. Le respect de la vérité oblige cependant à dire que ceux-ci se gardent bien de marcher sur les traces de leurs maîtres, et qu’on leur voit, selon leurs ressources, plus de femmes même que n’en possédaient jadis leurs ancêtres. Quelques-uns en ont de la sorte 30, 40, et même 50.

Tout en vivant loin de la cour et dans la retraite, notre mandarin philosophe n’en avait pas moins conservé l’otium cum dignitate, et l’on voyait régner autour de lui dans toute son intégrité l’étiquette hiérarchique qui règle à Siam les rapports des grands avec leurs inférieurs. Ces derniers ne l’approchaient qu’en rampant, et les dialogues qu’il échangeait avec eux nous rappelaient à chaque instant, avec l’aide du fidèle Niû, ceux que nous a transmis Mgr Pallegoix sous la dictée d’un talapoin érudit, dans un français dont le tour naïf semble souvent appartenir aux traductions du bon Amyot. Je ne saurais mieux faire que d’en reproduire un échantillon, il s’agit de l’entretien d’un roi et d’un page. « L’ordre du roi, miséricordieux fut sur les cheveux et sur la tête de M. Saraphet Phakdi, disant : Monsieur Saraphet, équipe-moi un navire et charge-le tout à fait. — M. Saraphet reçût l’ordre en disant : Mon auguste seigneur, je reçois vos ordres sur mes cheveux et sur ma tête. — Il adora, sortit en rampant, et s’en fut équiper le navire ; après l’avoir chargé, il revint à la cour, adora et dit : Je demande par la puissance de la poussière de vos pieds qui couvrent ma tête, l’esclave du seigneur a chargé le navire. — Le roi lui demanda : De quoi l’as-tu chargé ? — Mon auguste seigneur, je reçois vos ordres, je l’ai chargé de 300 quintaux de cardamome[10]. — N’as-tu chargé que cela ? — Mon auguste seigneur, je reçois vos ordres ; — Qu’as-tu mis de plus ? — Auguste seigneur, moi cheveu de votre tête, je l’ai chargé de 30,000 quintaux de poivre. — As-tu mis du bois de sapan (sorte de campêche). — Mon auguste seigneur, j’en ai mis. — Quand mettra-t-il à la voile ? — Mon auguste seigneur, je reçois vos ordres ; il partira le treizième jour de la lune. — Règle et inspecte tout comme il faut. — Mon auguste seigneur, je reçois vos ordres. » Voici maintenant un dialogue de deux femmes. « Il y avait une fois deux marchandes : l’une s’appelait Chëm, l’autre Chan. Mme Chëm était dans le marché de la ville, Mme Chan dans le marché sur le fleuve ; de grand matin, Mme Chëm descendit dans sa barque, alla au marché qui se tient sur le fleuve, vit Mme Chan qui vendait des bananes et des attes (fruit du corossolier), et elle les examina. Mme Chan, sachant certainement qu’elle voulait acheter des bananes et des attes, lui adressa ces paroles flatteuses et douces : O ma mère ! mère qui viens en conduisant cette barque avec les rames ; j’invite ma mère à s’arrêter ici pour acheter une partie de mes bananes et de mes attes ! O madame, mère bienfaitrice, mes fruits sont beaux et invitent à les manger, ô madame ! — La marchande Chëm s’arrête et demande le prix. — Or je dis : Les bananes odorantes de ma mère ; combien pour un fuang ? — Mes bananes, quarante pour un fuang, ô madame. — Les attes de ma mère, combien pour un fuang, ô madame ? — Trente pour un fuang, madame. — Si ma mère n’a pas ce prix, vendra-t-elle ou non ? — Comme il plaît à ma mère ; marchandez, madame. — Je dirai une seule parole, madame. — Que ma mère dise cinq paroles, comme il lui plaira. — Mais bientôt la négociation dégénère en querelle : le compte est trouvé inexact ; il manque un fuang. — O madame, combien vous me dites d’injures ! un fuang certainement n’a pas la grosseur du genou. — Oh ! tu t’obstines à disputer ; s’il n’a pas la grosseur du genou, pourquoi ne le cherches-tu pas ? — O ma mère, je n’ai encore pu le trouver. — Tu cours après ton galant, c’est pour cela que tu ne l’as pas cherché. — O ma mère, vous m’injuriez beaucoup ; vous me coupez en morceaux par vos paroles. » D’autres dialogues mettent de même en scène les talapoins, les mandarins, etc.

Outre les trois ports dont on vient de parler, il n’y a guère à citer sur cette côte que quelques villages, ceux d’Anghin et de Bangplasoï surtout, où les Européens de Bangkok viennent changer d’air et respirer plus librement la brise de mer, puis, entre Chantabon et Kampot, le bel estuaire du Compongsom, où aboutit la limite un peu vague de Siam et du Cambodge. Ce vaste bassin intérieur, fermé du côté du large par une chaîne d’îles laissant entre elles jusqu’à six passes également praticables, est sans contredit la plus belle position maritime du golfe de Siam. Peut-être le fond de l’estuaire a-t-il été jadis le siège d’une ville, si l’on en juge par quelques vestiges de forts et de routes ; mais on n’y voit aujourd’hui qu’une chétive bourgade de pêcheurs séparés du reste du monde. Ce fut la dernière étape de cette tranquille croisière. Deux jours après, nous avions rallié le Meinam, et nous y mouillions en dedans de la barre, un peu au-dessus de Paknam, devant un fort abandonné, mais non ruiné, dont les blanches embrasures tranchaient sur le vert métallique des palétuviers. La carte le désigne sous le nom de Dutch-Folly. Construit au siècle dernier par les Hollandais de Java, qui avaient obtenu l’autorisation d’y établir un comptoir, il nous rappelait l’étrange existence des patiens et énergiques pionniers qui ont créé le commerce de l’extrême Orient. Arrivé avec une mousson, le navire ne repartait alors qu’avec la suivante ; c’était assez que chaque année suffit de la sorte à un voyage. Et pendant tout le temps que durait ce long séjour, cantonné dans un étroit espace par la défiance systématique des indigènes, à Siam, comme en Chine, comme au Japon, l’exilé vivait sans se plaindre en une véritable prison. Avec quelle lenteur les journées devaient se succéder pour les pauvres matelots, mal soutenus par l’espoir d’un profit incertain, dans ce trafic dont ils n’étaient que l’instrument ! Mais ces folies, puisque tel était le nom consacré pour les factoreries de ces mers, ces folies ont été le fondement, de la grandeur européenne là où elles s’élevaient, et les fous dont elles nous gardent la mémoire, comme ceux du chansonnier, croyaient au lendemain sans peut-être en avoir conscience. L’avenir leur a donné raison.


ED. DU HAILLY.

  1. Voyez la Revue du 15 août 1866.
  2. Sous l’ancienne monarchie, on donnait le nom d’élu aux magistrats d’abord issus de l’élection, plus tard nommés par le roi, et qui étaient chargés de la répartition des tailles. L’assesseur était le conseil juridique des juges d’épée dans les sénéchaussées, bailliages, etc.
  3. La remise de la lettre de Louis XIV par le chevalier de Chaumont fut marquée par un détail curieux, pour lequel nous laissons la parole à l’abbé de Choisy. « Il faut expliquer ici un incident fort important. M. Constance, en réglant toutes choses, avait fort insisté à ne point changer la coutume de tout l’Orient, qui est que les rois ne reçoivent point les lettres de la main des ambassadeurs ; mais son excellence avait été ferme à vouloir rendre celle du roi en mains propres. M. Constance avait proposé de la mettre dans une coupe, au bout d’un bâton d’or, afin que M. l’ambassadeur put l’élever jusqu’au trône du roi ; mais on lui avait dit qu’il fallait ou abaisser le trône ou élever une estrade, afin que son excellence la pût donner au roi de la main à la main. M. Constance avait assuré que cela serait ainsi. Cependant nous entrons dans la salle, et en entrant nous voyons le roi à une fenêtre au moins de six pieds de haut. M. l’ambassadeur me dit tout bas : » Je ne lui saurais donner la lettre qu’au bout du bâton, et je ne le ferai jamais. » J’avoue que j’étais fort embarrassé. Je ne savais quel conseil lui donner. Je songeais à porter le siège de M. l’ambassadeur auprès du trône, afin qu’il pût monter dessus, quand tout à coup, après avoir fait sa harangue, il a pris sa résolution, s’est avancé fièrement vers le trône en tenant la coupe d’or où était la lettre, et a présenté la lettre au roi sans hausser le coude, comme si le roi avait été aussi bas que lui ; M. Constance, qui rampait à terre derrière nous, criait à l’ambassadeur : « Haussez, haussez. » Mais il n’en a rien fait, et le bon roi a été obligé de se baisser à mi-corps hors la fenêtre pour prendre la lettre, et il l’a fait en riant, car voici le fait : il avait dit à M. Constance : « Je t’abandonne le dehors ; fais l’Impossible pour honorer l’ambassadeur de France. J’aurai soin du dedans. » Il n’avait pas voulu abaisser son trône ni faire mettre une estrade, et il avait pris son parti, en cas que l’ambassadeur ne haussât pas la lettre jusqu’à sa fenêtre, de se baisser pour la prendre. Cette posture du roi m’a rafraîchi le sang, et j’aurais de bon cœur embrassé l’ambassadeur pour l’action qu’il venait de faire ; mais non-seulement ce bon roi s’est baissé si bas pour recevoir la lettre du roi : il l’a élevée aussi haut que sa tête qui est le plus grand honneur qu’il pouvait lui rendre. »
  4. On connaît assez exactement aujourd’hui, non-seulement la légende, mais aussi en ses points principaux, l’histoire du fondateur du bouddhisme, nommé Çakya-Mouni dans l’Inde, et Samana Khodom à Siam, mort vers l’an 534 avant Jésus-Christ, peu après l’époque du prophète Daniel. La tradition, orale d’abord, ne se perpétua par écrit qu’à partir du IIe siècle de notre ère. Les premiers livres bouddhiques sont sortis de l’île de Ceylan.
  5. Le terme nirvanah signifie non pas, comme on l’a souvent affirmé, annihilation, mais bien calme profond. Dans l’acception ordinaire, comme adjectif, il signifie éteint, comme un feu qui cesse de brûler, couché, comme un astre qui disparait sous l’horizon, etc. Étymologiquement il vient de la préposition nir, employée dans le sens négatif, et de va, « souffler comme le vent ; » il exprime l’absence de toute agitation. La notion qui se rattache le plus naturellement à ce mot est celle d’une apathie complète, d’une sorte d’extase imperturbable. C’est l’état le plus heureux auquel, selon les Indiens, l’homme puisse aspirer. On ne saurait même comparer l’état de nirvanah qu’a un profond sommeil extatiqne ou magnétique qui repose l’âme sans l’anéantir, comme le sommeil naturel repose le corps. (Dubois de Jancigny.)
  6. Nous pourrions citer de cette tolérance des preuves nombreuses et d’autant plus concluantes quelles seraient puisées dans l’ouvrage de Mgr Pallegoix lui-même ; mais un exemple suffira : c’est lui qui nous le fournît (t. II, p. 299). « En 1834, le roi assigna aux alentours d’une pagode un vaste terrain à nos Annamites. Peu à peu nos chrétiens se mirent à commettre furtivement des dégâts dans le terrain de la pagode, à se railler des talapoins et à leur jouer toute sorte de farces, au point que ces derniers ne purent y tenir : ils abandonnèrent la place les uns après les autres, et la pagode, se trouvant abandonnée, devint tout entière la proie de nos chrétiens. Chaque nuit, ils démolissaient les salles, les cellules des bonzes, le clocher, les murailles et les pyramides. Cependant quelques pieux Siamois, témoins d’une telle dévastation, allèrent porter plainte au chef suprême des talapoins ; celui-ci demanda justice au roi. Savez-vous ce que le roi répondit ? « Ah bah ! comment voulez-vous que les dieux siamois demeurent en paix, enclavés comme ils sont au milieu des farangs (chrétiens) ? Croyez-moi, il vaut mieux transporter les idoles de cette pagode et l’abandonner. » Le lendemain, comme je passais accompagné des chefs du camp annamite, je vis des talapoins, montés sur l’avant-toit de la pagode, qui faisaient descendre des idoles attachées et pendues par le cou ; d’autres, en bas, tendaient les mains pour attraper ces malheureux petits dieux ; puis ils les mettaient dans de gros paniers pour les porter ailleurs. « Que faites-vous donc, mes amis ? » leur demandai-je. L’un d’eux me répondit : « Qu’est-ce que nous faisons ? Croyez-vous que nous allons laisser nos dieux à vos chrétiens pour qu’ils les fondent et en fassent des balles de fusil ? » Il parla ainsi, faisant allusion à ce que la plupart de nos chrétiens sont chasseurs et aussi soldats. Cette affaire fit bien rire nos Annamites, et moi je bénissais le Seigneur de voir au sein d’une grande cité païenne les idoles d’une pagode royale, la corde au cou, forcées d’aller honteusement chercher refuge ailleurs. Quand le temple fut vide, on conçoit que les chrétiens ne tardèrent pas à le démolir, et aujourd’hui il ne reste pas pierre sur pierre, de tous ces beaux édifices, qui naguère resplendissaient de dorures et d’incrustations en verres colorés. »
  7. Description du royaume Thaï ou Siam, par Mgr Pallegoix, évêque de Mallos, vicaire apostolique de Siam ; Paris 1854.
  8. Espèce de zoophytes de la classe des échinodermes.
  9. Le tical vaut un peu moins de 3 fr.
  10. Plante qui donne des fruits trilobés d’une saveur aromatique et piquante.