Souvenirs d’une Ambassade auprès du page Léon XIII (1878-1880)/02

SOUVENIRS D'UNE AMBASSADE
AUPRÈS DU
PAPE LÉON XIII
(1878 à 1880)

DEUXIÈME PARTIE[1]

Avant de parler de la négociation entre le Saint-Siège et le gouvernement français, qui devait, par suite de la création simultanée de deux nouveaux cardinaux, augmenter notre part d’influence au sein du Sacré Collège dans une proportion qui n’avait pas encore été atteinte, je dois rappeler, en quelques mots, la part réciproque des gouvernemens et du Saint-Siège dans ces nominations. Elles diffèrent complètement de celles des évêques, où le droit est égal des deux côtés, lorsqu’il y a concordat, comme en France, le pouvoir civil ayant seul qualité pour nommer les évêques, et le Saint-Siège pour les instituer. Il n’en est pas de même pour les cardinaux. Ils représentent, au sein de l’Eglise catholique, le Conseil supérieur de la papauté. Ce sont ses conseillers intimes ; mais ils ne sont pas investis, par leur titre même, d’attributions déterminées, lorsqu’ils n’y joignent pas, comme la plupart d’entre eux, du reste, des fonctions épiscopales. Le Saint-Père ne les laisse sans doute pas inactifs, et l’es cardinaux, résidant à Rome, sont tous membres ou présidons de congrégations importantes, auxquelles sont confiées toutes les affaires de l’Eglise, dont la décision supérieure appartient au Pape. Plusieurs d’entre eux ont des heures d’audience régulière et un travail personnel avec Sa Sainteté. Leurs attributions sont donc fort importantes en elles-mêmes. Elles le deviennent encore davantage, le jour où, réunis en conclave, ils ont à procéder à l’élection d’un nouveau Pape. Mais les gouvernemens étrangers, qui ont toujours tenu à grand honneur d’avoir plusieurs de leurs représentans au sein du Sacré Collège, n’ont pas de droit positif à ces nomination, qui leur échappent, parce qu’elles ne s’appliquent pas à une juridiction déterminée sur les catholiques de leur propre pays. Il y a bien un usage traditionnel qui leur permet de réclamer ces faveurs et ils ne s’en privent pas ; le chiffre même des candidats est à peu près fixé pour chacune des puissances catholiques ; mais de droit strict, aucune n’en a, et par suite, à la grande différence des évêques, le pouvoir civil ne peut que proposer au Souverain Pontife ceux qu’il désire voir élever à la dignité cardinalice, sans pouvoir se formaliser, en cas de refus de sa part. C’est toujours une marque de bienveillance et de bonne grâce du Saint-Siège pour le gouvernement étranger. C’est un ami nouveau qu’il reçoit, s’il le veut bien, des mains d’une puissance catholique ; mais, s’il n’accepte pas sa candidature, il ne laisse point un diocèse ou un ecclésiastique en souffrance, comme il arriverait, lorsqu’il se croit obligé, en conscience, de refuser l’institution canonique à un évêque nommé par le pouvoir civil.

Il s’ensuit que, lorsque le gouvernement demande un cardinal au Saint-Siège, ce n’est jamais que sous forme de proposition que cette demande est faite, et il n’y a pas de nomination sans l’accord parfait des deux côtés. La question se traite toujours à Rome par l’intermédiaire des ambassadeurs et jamais par celui des nonciatures, qui n’y sont pas mêlées. — Lorsque l’accord est établi sur un nom, le chef de l’Etat écrit alors au Pape une lettre autographe pour demander officiellement la nomination du candidat déjà accepté en principe, à la suite des négociations antérieures. Le Saint-Père envoie alors sa réponse d’assentiment officiel, et le biglietto de la secrétairerie d’Etat est adressé au nouveau cardinal pour lui faire part de sa nomination. Les autres formalités, départ de l’ablégat porteur de la barrette, remise de la barrette par le chef de l’Etat, sont connues. Je n’ai pas à les rappeler ici.

Voilà quel est l’usage constant ; mais il y a un cas qui se présente assez rarement : c’est celui où le-Saint-Père, désirant particulièrement élever un candidat à la pourpre, craint, pour un motif ou un autre, que la proposition ne lui en soit pas faite par le gouvernement auquel appartient le prélat qu’il a distingué personnellement. Le Saint-Père ne peut alors que deux choses : ou nommer directement le cardinal, ce qui est son droit ; mais alors il doit l’enlever à son diocèse, s’il est évêque, et le faire résider à Rome, où il devient cardinal de la Curie romaine ; ou obtenir du gouvernement étranger qui, jusqu’ici, avait fait la sourde oreille qu’il lui propose officiellement le candidat qu’il désire. C’est toujours fort délicat, on le comprend ; car, lorsqu’il s’agit d’un prélat d’une notoriété avérée, si le gouvernement ne le propose pas au choix du Saint-Siège, c’est que, pour un motif ou un autre, il ne croit pas pouvoir lui donner ce témoignage de faveur. Ce fut précisément une de ces candidatures dont j’eus à m’occupera Home, et dont j’eus quelque peine à faire accepter le principe à Paris. On en jugera par le récit qui va suivre. — Je crois pouvoir en garantir l’exactitude.


I

Au commencement de décembre de l’année qui s’achevait, Mgr Czacki vint me voir à l’ambassade et me parla spontanément du très vif désir qu’avait le Saint-Père de nous voir lui proposer Mgr Pie, évêque de Poitiers, pour le chapeau de cardinal. Le Pape ne voulait point, pour ne pas m’embarrasser, me le demander directement, ou me le faire demander par le cardinal secrétaire d’État, mais il souhaitait vivement que cette proposition lui fût faite. — Je répondis à Mgr Czacki que, sans pouvoir préjuger les intentions du gouvernement à cet égard et tout en rendant hommage aux grandes qualités de Mgr Pie, que j’avais pu apprécier moi-même pendant son récent séjour à Rome, son nom isolé me paraissait pouvoir soulever quelques objections. Il avait pu être présenté sous le ministère de M. Jules Simon par le duc Decazes, en même temps que Mgr Dupanloup ; mais il ne me paraissait pas possible aujourd’hui de le demander au Saint-Père. Il n’en serait peut-être pas de même, si nous pouvions, en proposant simultanément avec lui un autre cardinal, obtenir un septième chapeau qui n’avait pas été accordé à la France depuis le commencement du siècle. L’honneur de voir un plus grand nombre des nôtres dans le Sacré Collège déciderait peut-être le gouvernement de la République à présenter Mgr Pie, conjointement avec un autre archevêque ou évêque, pour satisfaire au désir que le Saint-Père voulait bien me manifester par son intermédiaire. Mgr Czacki me répondit qu’il croyait le Saint-Père disposé à nous donner ce septième chapeau de cardinal, à la condition, bien entendu, que Mgr Pie fût un des deux prélats proposés. La sympathie que Sa Sainteté éprouvait pour la France, l’estime qu’il avait pour notre corps épiscopal, donnaient quelques motifs de l’espérer. Il me demandait seulement de rendre compte au Pape de notre entretien, avant de me répondre définitivement.

Mgr Czacki vint me revoir quelques jours après et me dit que le Saint-Père avait bien voulu accepter ma proposition. Sa Sainteté mettait seulement pour condition que la concession du septième chapeau cardinalice ne constituerait pas un précédent pour l’avenir. Je répondis que je ne m’occupais que de la proposition présente, qui me paraissait également bonne pour l’Eglise de France et pour le gouvernement qui aurait l’honneur de la faire et de la voir agréer. Une fois le précédent établi, nous réserverions l’avenir.

Après cet entretien, je m’empressai d’en faire connaître la substance par un télégramme au ministre îles A Maires étrangères et j’y joignis une lettre particulière, où les considérations qui précèdent étaient développées. J’écrivis également par le même courrier au Maréchal-Président, à M. Dufaure et au ministre des Cultes, pour les disposer plus favorablement à la réponse qui me serait faite, lorsque M. Waddington saisirait le Conseil des ministres de la proposition du Saint-Siège. Dans mes lettres au Maréchal, à M. Waddington et à M. Dufaure, je rappelais que depuis le commencement du siècle, nous n’avions jamais pu obtenir un nombre de cardinaux, dits de couronne, égal à celui que la bienveillance du Souverain Pontife nous permettait d’espérer en ce moment. Le gouvernement du roi Louis-Philippe avait fait de vives instances auprès du pape Grégoire XVI pour obtenir six chapeaux et, malgré tous ses efforts, n’avait pu y réussir. Le second Empire et la seconde République avaient été plus heureux, malgré l’échec de Mgr Darboy ; mais le chiffre de six cardinaux français, sans parler de ceux qui pouvaient se trouver déjà à Rome comme cardinaux de curie, Mgr Bonaparte, MMgrs de Falloux et Pitra, n’avait jamais été dépassé. J’insistai auprès du gouvernement sur l’honneur qui résulterait pour la France d’obtenir ce succès dû à la bienveillance du Souverain Pontife pour elle. Je montrai la satisfaction qu’en ressentirait l’épiscopat, et qui serait un élément de pacification religieuse. Au point de vue extérieur, la France pourrait faire comprendre à l’Europe que ses institutions actuelles n’étaient pas un obstacle à une parfaite entente avec le Saint-Siège. Elle obtiendrait un succès, constaté par un chiffre positif, que lui envieraient, et nous en eûmes bientôt la preuve, ceux-là mêmes qui, au dehors, pourraient chercher à l’amoindrir.

Quelques jours après, je reçus la réponse du gouvernement. M. Waddington, dans un télégramme du 21 décembre, me disait « que le gouvernement avait examiné avec toute l’attention qu’elles méritaient les ouvertures confidentielles qui m’avaient été faites pour la prochaine promotion de cardinaux. Nous sommes disposés à présenter l’évêque de Poitiers au Saint-Père, si Sa Sainteté consent à nommer avec lui Mgr l’Archevêque de… Nous attacherions cependant beaucoup de prix à ce que le Saint-Père ne maintînt pas sa réserve, en ce qui concerne le septième chapeau, et nous aimerions à espérer qu’il nous donnerait ce gage de sa bienveillance pour la France, sans y mettre aucune condition restrictive. »

Cette réponse nous plaça dans l’embarras, car le nom du candidat que proposait le gouvernement ne fut pas agréé par le Saint-Père. Il en fut de même d’un second qui, à son défaut, me fut envoyé de Paris quelques jours après et que je ne dirai pas davantage. La négociation prenait une tournure délicate, car elle allait se compliquer d’une question doctrinale sur laquelle Rome était bien décidée à ne pas céder. Les ministres des Cultes et des Affaires étrangères avaient eu, en effet, la pensée de donner comme contrepoids à la nomination de Mgr Pie, deux archevêques qui avaient été dans la minorité du Concile et contraires à la définition de l’infaillibilité pontificale.

« Pour l’œuvre de conciliation et d’apaisement, me télégraphiait le 23 décembre M. Waddington, que le Saint-Siège poursuit, non moins que le gouvernement, il semblerait préférable de choisir le second cardinal parmi les archevêques ou évêques n’appartenant pas à la même nuance doctrinale que l’évêque de Poitiers. » Or, c’était précisément ce que le Saint-Siège ne voulait à aucun prix. Le vote du dogme de l’infaillibilité par le Concile et la soumission de tous les évêques récalcitrans avait, tranché la question d’une manière décisive.

Le nouveau Pape ne pouvait que suivre le point de vue de son prédécesseur. Il n’avait aucun motif d’exclusion pour un évêque ou pour un autre, si l’on ne rappelait pas le passé ; mais du moment où on y faisait appel, la question changeait de face. On tendait à faire revivre des opinions condamnées par l’Eglise, que la bonne foi de leurs anciens partisans rendait sans doute excusables aux yeux de Rome, mais qui ne pouvaient être considérées comme donnant, en elles-mêmes, des droits à une distinction exceptionnelle, comme l’élévation au cardinalat.

Ainsi, me disait Mgr Czacki, proposer Mgr X… comme contre-partie doctrinale de Mgr Pie, pour confondre ces nuances dans une pensée commune de pacification religieuse, est fort naturel, au point de vue gouvernemental français, mais est inacceptable au point de vue romain. Il ne peut être question pour nous que de donner à la France un témoignage de bienveillance spéciale par la concession d’un septième chapeau, en créant deux cardinaux qui honorent l’Eglise et leur pays par leur dignité épiscopale, leurs qualités personnelles et leur attachement au Saint-Siège ; mais il ne peut être question de revenir sur des affaires jugées et qui appartiennent désormais à l’unité doctrinale.

Mgr Czacki avait parfaitement raison et il interprétait fidèlement la pensée du Saint-Siège. Mais, de son côté, la France ne pouvait pas accepter des refus successifs, et les deux que j’avais eu à enregistrer, bien que n’ayant eu aucune publicité, me parurent suffisans. Je crus donc nécessaire d’intervertir les rôles, et, sous ma responsabilité, sans en référer à Paris, je priai Mgr Czacki de demander au Saint-Père de nous donner la liste de quelques évêques sur lesquels il verrait avec plaisir notre choix se porter. Le gouvernement retrouverait par suite son initiative et l’honneur du choix lui reviendrait en réalité. La question de dignité était ainsi sauvegardée de part et d’autre.

Le Saint-Père, avec ce tact merveilleux qui caractérise son pontificat, voulut bien accepter immédiatement ma proposition, que Mgr Czacki avait vivement appuyée auprès de lui. Il désigna quatre archevêques, dont j’envoyai les noms au gouvernement et parmi lesquels il était sûr que nous en trouverions au moins un qui nous fût agréable. En transmettant à Paris ce message confidentiel, le 28 décembre, je l’accompagnai des réflexions suivantes : « Il me paraît résulter clairement des déclarations qui m’ont été faites par Mgr Czacki que le Saint-Père désire très vivement l’évêque de Poitiers ; qu’il nous fait, dans le dessein de le nommer cardinal de couronne, la concession du septième chapeau, mais qu’il est résolu à ne pas aller plus loin. Une grande illustration personnelle, comme l’eût été Mgr Dupanloup, lui aurait seule permis d’oublier, pour la première promotion de cardinaux accomplie sous son pontificat, le souvenir de l’ancienne minorité du Concile.

« Aujourd’hui, le Saint-Père ne voit pas de motifs pour justifier une concession qui, dans sa pensée, mécontenterait la grande majorité du Sacré Collège, avec laquelle il doit compter, et celle de l’épiscopat. Un septième chapeau accordé à la France ne peut manquer de provoquer quelques observations et quelques compétitions de la part des puissances étrangères. Le Saint-Père ne craint pas de les affronter, mais, si elles revêtaient une couleur doctrinale, je craindrais que nous n’arrivions à un conflit avec le Saint-Siège, que nous devons tout faire pour éviter. Il semblerait donc préférable de ne pas insister et de choisir un des noms que le Saint-Père a désignés lui-même. Le précédent une fois créé, nous n’aurions plus qu’à le maintenir, lorsqu’une vacance nouvelle se produira parmi nos cardinaux. »

Ces déclarations furent confirmées, officiellement cette fois, par le cardinal secrétaire d’Etat. Jusque-là, elles n’avaient été qu’officieuses et étaient demeurées secrètes entre Mgr Czacki et moi. Le cardinal me répéta presque dans les mêmes termes les paroles du substitut de la secrétairerie d’Etat, et je m’empressai de les transmettre à Paris par un télégramme du 3 janvier. Ne recevant pas de réponse, par suite de la crise gouvernementale que le renouvellement de la moitié du Sénat allait provoquer en France, j’insistai auprès de M. Waddington dans une lettre particulière que je lui écrivis le 9 janvier. Évidemment le ministère, tout en étant flatté de la proposition du Saint-Père, hésitait à sanctionner par une décision gouvernementale française le point de vue doctrinal romain, qui s’était trouvé incidemment môle à la question. Mais, d’autre part, il était certain que, si la proposition du Saint-Siège n’était pas acceptée avec le mode d’élection que j’étais parvenu à y introduire, le Vatican en aurait conclu que nous renoncions à la proposition qui nous avait été faite.

Le Sacré Collège, sans être arrivé au plenum de soixante-dix qu’il n’atteint jamais par principe, comptait déjà 58 membres. Sept nouveaux noms se trouvaient en vue, tant à l’étranger que dans la prélature romaine, et l’on savait que, outre les autres États catholiques, qui avaient la promesse d’un chapeau réglementaire, comme l’Autriche, le Portugal, par l’entremise de son représentant, le marquis de Thomar, envoyé spécialement à Rome avec le titre d’ambassadeur, sollicitait très vivement la même faveur pour l’archevêque de Porto. — Il n’y avait donc pas à hésiter davantage, si l’on ne voulait pas renoncer à l’honneur que le Saint-Père voulait faire à la France catholique dans la première promotion du nouveau pontificat.

Ces réflexions décidèrent le gouvernement, et, le 22 janvier 1879, je reçus le télégramme suivant de M. Waddington :

« Le gouvernement a décidé de proposer au Saint-Père pour le cardinalat l’archevêque de Toulouse (un des quatre désignés par le Saint-Père) et l’évêque de Poitiers. Je vous prie d’en informer dès à présent le cardinal secrétaire d’État et de lui rappeler que nous considérons la proposition de Mgr Pie comme étant étroitement liée, en fait tout au moins, à la concession d’un septième chapeau pour la France. Je vous écrirai officiellement demain pour confirmer cette décision que j’ai tenu à vous faire connaître sans retard. »

Je reçus trois jours après, par le courrier, la dépêche officielle qui me confirmait le télégramme du ministère et les lettres que le président de la République adressait au Saint-Père pour lui demander d’élever à la dignité de cardinal Mgr Desprez, archevêque de Toulouse, et Mgr Pie, évêque de Poitiers.

Je m’empressai de communiquer cette nouvelle au cardinal secrétaire d’État et de le prier de demander au Saint-Père l’audience où j’aurais l’honneur de lui remettre les deux lettres du Maréchal. Il fut entendu entre nous que la promotion de l’évêque de Poitiers demeurait liée, tout au moins en fait, à la concession du septième chapeau cardinalice à la France, et je laissai copie entre les mains du cardinal de la dépêche officielle du ministère, de manière qu’aucune équivoque ne fût possible. Je cherchai à bien mettre en relief que, malgré l’honneur qui nous était accordé, le gouvernement français n’en faisait pas moins certaines concessions au Saint-Siège, que le Pape, je l’espérais fermement, saurait reconnaître-par le maintien de cette prérogative à la France. Le cardinal Nina et Mgr Czacki le comprirent tous deux et me laisseront espérer leur concours dans cet ordre d’idées auprès du Souverain Pontife.

Le secrétaire d’Etat, que je revis le lendemain, m’exprima toute la satisfaction que le Saint-Père avait éprouvée en apprenant l’accord intervenu. Il demeura bien entendu que la nomination des deux cardinaux serait simultanée, qu’aucun des doux candidats à la pourpre ne pourrait être réservé in petto[2] pour une préconisation ultérieure et qu’ainsi, de fait, nous obtenions le septième chapeau.

Ce fait, me dit formellement le cardinal à deux reprises différentes, pourra se renouveler, et Son Eminence m’a déclaré qu’elle serait toute disposée à nous seconder dans cette voie ; mais, quant au droit formol, le Saint-Père ne croyait pas pouvoir dépasser ses premières promesses. Avec les trois cardinaux français résidant déjà à Rome, le nombre de ces dignitaires de l’Eglise allait se trouver porté à dix, et nous aurions ainsi le sixième des voix du Sacré Collège. Il serait impossible à Sa Sainteté, après un fait aussi considérable et qui lui vaudrait certainement des observation de la part des cardinaux italiens et des ambassadeurs des autres puissances catholiques, de proclamer à l’état de droit permanent pour la France ce qu’elle était très heureuse de nous accorder en fait. Le Saint-Père désirait donc, dans l’audience qu’il m’accorderait le lendemain, que j’évitasse de toucher à la question de droit. Il lui serait pénible de me refuser, et il me saurait gré de ma réserve.

Devant ces observations du secrétaire d’Etat, et le principe de la négociation demeurant intact, je ne pouvais pas insister. « D’ailleurs, écrivais-je à M. Waddington. comme je vous l’ai dit dans mes premiers télégrammes, à Rome, un précédent vaut mieux qu’une promesse, et, ce précédent, nous ne l’avions jamais obtenu jusqu’ici. Le Pontife actuel et le secrétaire d’Etat sont très désireux d’être agréables à la France, et j’en ai vu une nouvelle preuve dans l’audience que le Saint-Père m’a accordée hier matin. »

J’ai tenu, m’a dit textuellement le Souverain Pontife, quand je suis entré dans son cabinet, à ce que, dans la « première promotion de cardinaux que j’avais à faire, la France eût la part principale. » Et comme je le remerciais vivement de ces paroles, il m’a dit qu’il avait été très heureux de voir mon gouvernement s’associer à sa pensée d’une façon aussi satisfaisante et qu’un des premiers actes du cabinet, au lendemain du vote de confiance que lui avait donné la Chambre des députés, eût été de lui présenter deux candidats aussi recommandables que l’évêque de Poitiers et l’archevêque de Toulouse. Il serait heureux de les créer cardinaux dans la même promotion. Sa Sainteté me parla alors du ministre des Cultes, M. Bardoux, qui avait témoigné, d’après ce qui lui était revenu, de très bonnes dispositions pour cette négociation, du Maréchal et de M. Dufaure qui y avaient présidé ; et enfin du ministre des Affaires étrangères, dont Elle avait déjà apprécié, pendant qu’il était au Congrès de Berlin, l’attitude favorable aux intérêts catholiques. Le Saint-Père ajouta qu’il espérait bien que l’accord qui venait de se produire entre le Saint-Siège et le gouvernement de la République porterait en France ses fruits naturels et que les intérêts religieux continueraient à trouver chez nous dans les représentans du pouvoir la protection à laquelle ils avaient droit.

Les lettres que le maréchal de Mac-Mahon-adressa au Pape pour lui demander la nomination des deux nouveaux cardinaux français furent un des derniers actes et des meilleurs de sa carrière politique. La réponse du Saint-Père fut remise à M. Grévy, son successeur. Elle confirmait pleinement les assurances que Sa Sainteté m’avait données, et ce fut dans le Consistoire du 12 mai que les nouveaux cardinaux furent préconisés. J’y reviendrai tout à l’heure, lorsque j’aurai à faire connaître la composition de cette première liste de cardinaux, qui fit une certaine impression en Italie et dans le monde catholique, lorsqu’elle parut. Mais je tiens à faire connaître d’abord celle que produisit le départ du maréchal de Mac-Mahon, lorsque la nouvelle en parvint au Vatican.


II

J’eus l’occasion de le constater officiellement, quand j’eus à remettre au Souverain Pontife la lettre par laquelle M. Grévy lui notifiait son élection à la Présidence. Le Saint-Père me reçut avec sa bienveillance ; habituelle, le 27 février, et m’exprima l’espoir que le parti modéré en France, dans lequel il plaçait sans hésitation le président du nouveau cabinet, M. Waddington, resterait le maître de la situation et ne serait pas débordé par le parti extrême. « Le Saint-Père, écrivais-je à M. Waddington, m’a confirmé ce que j’ai eu l’honneur de vous écrire souvent sur l’indifférence relative avec laquelle le Saint-Siège envisage aujourd’hui les modifications successives qui peuvent se produire dans le personnel gouvernemental des différens pays. — Il ne se préoccupe que des intérêts religieux dont il a la garde, et c’est dans cette limite que sont soigneusement réglées ses répulsions et ses préférences, mobiles comme ces intérêts eux-mêmes et trop hautes pour l’attacher à telle forme de gouvernement, ou pour la repousser en elle-même. La forme républicaine de nos institutions ne sera donc pas pour le Saint-Siège un motif d’éloignement envers la France, aussi longtemps que les intérêts religieux seront sauvegardés dans leur ensemble. »

Le Saint-Père avait, par suite, été bien aise d’apprendre que le nonce fût entré immédiatement en rapports avec le nouveau Président et que le cardinal Guibert se fût empressé de faire visite à M. Grévy. Son Eminence avait rendu compte au Saint-Père de cet entretien dont il a bien voulu me citer les points principaux et qui l’avaient généralement satisfait. Le Pape y puisait la confiance que le gouvernement de la République continuerait à se maintenir dans une voie d’entente avec le Saint-Siège, et il ne voyait dès lors que des motifs d’encourager l’épiscopat français à ne troubler, par aucun désaccord, cette note générale de bonne harmonie. Le Saint-Père daigna aussi, à deux reprises, me remercier des efforts que je faisais pour maintenir la bonne entente entre la France et le Saint-Siège et m’en exprima toute sa satisfaction. Je lui répondis que tous mes efforts étaient acquis à ce programme d’apaisement, qui me paraissait être aussi bien dans la pensée du gouvernement qu’il l’était dans mes intentions personnelles.

Le jour où j’avais l’honneur de voir le Saint-Père étant le lendemain du premier anniversaire de son pontificat, je profitai de cette occasion pour résumer devant Sa Sainteté les résultats déjà importans que la politique modérée suivie par le Saint-Siège avait obtenus depuis un an.

Le Saint-Père écouta sans contradiction, et j’oserai dire avec complaisance, ces paroles qui me parurent correspondre à sa pensée intime. Puis, il me parla de la députation des journalistes catholiques qu’il devait recevoir le surlendemain. « C’est une puissance que la presse, me dit le Souverain Pontife, et il faut compter avec elle. Ces paroles mont frappé, car elles sont la meilleure démonstration de ce que j’ai eu l’honneur de vous écrire souvent, que Léon XIII est un homme de son temps. Sa prétention est surtout d’éclairer le monde et, bien qu’il ne craignît pas de dénoncer toute erreur avec autant de sévérité qu’aucun de ses prédécesseurs, ce n’est qu’à regret, on le sent, qu’il laisserait tomber de sa bouche des paroles de réprobation et d’anathème. »

Le surlendemain, en effet, le Pape reçut dans la grande salle du Consistoire les représentans de la presse catholique du monde entier. On évalue à un millier environ le nombre des délégués. La presse américaine et la presse anglaise y étaient largement représentées, et c’est au milieu des applaudissemens de cet auditoire très cosmopolite et très nouveau venu au Vatican, en tant du moins que corporation, que le Saint-Père prit la parole. Après avoir remercié les représentans de la presse, venus ainsi de toutes les parties du monde, du concours moral qu’ils donnaient au Saint-Siège, Léon XIII leur montra la route qu’ils devaient suivre et leur traça leurs devoirs. Il leur recommanda la modération, parce qu’avec la violence on n’obtient rien. On ne fait qu’irriter les passions et on rend possible ce qu’on avait l’intention d’empêcher. Le Saint-Père revendiqua très nettement le droit du Saint-Siège de fixer seul les points doctrinaux et de ne pas permettre que des laïcs prissent sur eux de les interpréter sans mandat. Puis il ajouta que, pour maintenir la plénitude de l’autorité doctrinale, il était nécessaire que le Saint-Père jouît de la plus entière liberté, et que cette liberté ne pouvait être efficacement garantie que par la souveraineté temporelle, gage de cette indépendance.

Quelques jours après, à l’occasion de l’anniversaire de son couronnement, le Pape réunit dans une audience générale toute la noblesse ; romaine demeurée fidèle au Saint-Siège, et qui répondit à l’unanimité à son appel. C’était le jour de réception du cardinal Nina pour le Corps diplomatique, et je me trouvai, par hasard, montant l’escalier du Vatican, lorsque tout le patriciat romain en descendait. C’était une véritable foule, et toutes les cours du palais étaient remplies par les voitures et la suite des princes romains. Le Pape profita de cette occasion pour adresser à ses interlocuteurs une allocution dont quelques passages furent très remarqués et méritaient de l’être. Sa Sainteté, après avoir remercié la noblesse romaine de son concours empressé, ajouta que des liens étroits, et anciens l’unissaient intimement au pontificat. Le Pape rappela que c’est à l’ombre de ce pontificat que sont nées et se sont illustrées les plus grandes familles patriciennes de Rome ; que chacune, dans la longue suite de ses ancêtres, était fière de compter de nombreux personnages qui, par leurs vertus, leur esprit, leur doctrine et leur valeur, avaient réalisé de grandes choses et obtenu, en retour, du pontife romain, des encouragemens et des largesses (larghezze) souveraines. Ce noble passé et des exemples récens donnaient au Saint-Père le droit d’espérer que les anciens liens de fidélité et d’union au Saint-Siège ne seraient jamais rompus.

Ce discours fit une assez grande impression sur la noblesse réunie auprès du Saint-Père. « Quel que soit l’avenir, écrivais-je à M. Waddington, il est certain que le pape Léon XIII est un noble lutteur et qu’on ne peut lui refuser, à quelque opinion qu’on appartienne, un tribut d’admiration sympathique ; et respectueuse pour le courage dont il fait preuve et la noblesse de son langage. On ne peut contester non plus qu’en Italie sa position ne soit aujourd’hui très grande et que le pontificat n’oblige amis et ennemis à compter avec lui. Il n’y a pas un jour où les journaux italiens ne soient occupés du Vatican et ne lui consacrent, comme articles de fond ou comme informations, une partie importante de leurs colonnes. C’est un spectacle très curieux et très instructif à la fois que cette préoccupation générale de ce que peut faire ou dire un pouvoir qui n’a pas un bataillon pour se défendre et à plus forte raison pour attaquer, mais dont l’autorité morale s’impose à tous, aussi bien en Italie qu’au dehors. »


III

En même temps que le Saint-Père recevait la noblesse romaine et les journalistes catholiques, on s’occupait activement au Vatican de la création des nouveaux cardinaux, qui furent officiellement proclamés dans les consistoires des 12 et 15 mai 1879. — L’usage, en effet, est que la remise officielle des chapeaux cardinalices aux titulaires nouveaux n’ait pas lieu le jour de leur préconisation, mais dans un consistoire ultérieur. C’est ce qui eut lieu. Mais la promotion fut bien plus considérable qu’on ne l’avait cru d’abord. Ce qui la caractérisa surtout, c’était d’être recrutée complètement en dehors de la prélature romaine ; car le choix de Mgr Pecci, frère du Saint-Père, qui lui fut désigné en quelque sorte par l’unanimité des vœux du Sacré Collège, ne peut rentrer dans cette catégorie. Le nombre des cardinaux de cette promotion s’éleva à dix. Ce furent, par ordre de nomination, l’archevêque de Toulouse, Mgr Desprez, l’évêque de Poitiers, le père Newman, le docteur Hergenröther, le père Pecci, Mgr Haynald, primat de Hongrie, le prince de Fürstenberg, archevêque d’Olmütz, le père Zigliara, dominicain établi à Rome et Corse d’origine, l’évêque d’Albenga, Mgr Alimonda, et enfin, l’archevêque de Porto, que l’ambassadeur de Portugal demandait depuis deux ans, sans avoir pu l’obtenir.

L’Autriche avait également obtenu deux cardinaux. D’après ce que me dit le secrétaire d’Etat, il n’avait d’abord été question que de la nomination de Mgr Haynald, primat de Hongrie. L’empereur François-Joseph avait alors écrit au Saint-Père une lettre conçue dans les termes du plus vif attachement pour le Saint-Siège et demandé instamment que le nombre des chapeaux accordé à l’Autriche fût porté à six, chiffre déjà atteint à d’autres époques. Mon collègue d’Autriche, le comte Paar, me l’avait annoncé confidentiellement, le même jour où je l’avais rencontré sortant du cabinet du Saint-Père, auquel il avait remis la demande de l’Empereur en faveur du prince de Fürstenberg, archevêque d’Olmütz, prélat fort distingué, mais d’une notoriété moins grande, que celle de son collègue, Mgr Haynald.

A côté des deux cardinaux français, des deux Autrichiens, du cardinal du Portugal, le Saint-Père avait tenu à compléter cette promotion étrangère par le choix du père Newman. J’en dirai quelques mois. Cette nomination produisit un grand effet en Angleterre, et le nouveau cardinal fut très fêté, à l’occasion de son élévation à la pourpre, par tous les Anglais et Américains présens à Home. Il avait d’abord hésité à accepter, par suite de son grand âge et du dissentiment d’opinion qu’il avait jadis manifesté sur la question de l’infaillibilité ; mais les instances du cardinal Manning le décidèrent. Le matin du jour où le garde noble lui apporta, suivant l’usage, les insignes de sa dignité nouvelle, toute la société anglaise, parmi laquelle un assez grand nombre de protestans, était réunie dans les salons du cardinal Howard, qui les avait mis, pour cette occasion, à la disposition de son collègue. Lady Herbert lui lut une adresse de félicitations et l’accompagna d’un magnifique présent offert par la colonie. Le cardinal répondit en anglais par un grand discours qui fut fort remarqué, parce qu’il y était fait une allusion directe au dogme de l’infaillibilité pontificale, dont il se déclara le partisan sincère et convaincu. « Il va repartir pour l’Angleterre, écrivais-je, où il fixera dorénavant sa résidence. Il est fort âgé et contraste de tous points, par la simplicité de son costume, son âge avancé et l’austérité de son visage, avec la taille imposante et le bel air du cardinal Howard. »

Cette promotion de cardinaux, tous choisis en dehors de la prélature romaine, presque tous étrangers à l’Italie, sauf le cardinal Alimonda et Mgr Pecci, ne pouvait manquer de produire une assez grande impression à Rome. On y remarqua nettement les deux choses que le Saint-Père s’était proposées en les faisant : composer le Sacré Collège d’hommes éminens, d’un mérite incontesté et reconnu par tous, et en éloigner le plus possible toutes les médiocrités qui tenteraient d’y pénétrer par de prétendus droits acquis. Puis après, fort de cet entourage cosmopolite qui ouvrait le Sacré Collège à une moitié de cardinaux étrangers, obliger l’Italie à compter davantage avec un pouvoir qui était si dignement représenté au dedans et au dehors, tel fut le but que le Saint-Père se proposa dans cette première promotion.

« Ces dispositions de Sa Sainteté, que manifestent ses derniers choix, écrivais-je à M. Waddington, et sa tendance à donner graduellement à l’étranger, une part prépondérante dans le Sacré Collège sont des événemens d’une certaine importance. En ce qui nous concerne, nous n’avons qu’à nous féliciter d’avoir assuré le maintien de nos intérêts permanens d’influence à Rome, par l’adjonction de deux nouveaux cardinaux. A quelque point de vue que l’on se place, il ne saurait, en effet, nous être indifférent d’être représentés avec plus de dignité auprès d’un pouvoir qui sera toujours, comme l’a dit avec raison M. Frère-Orban lui-même au Sénat belge, une grande puissance morale dans le monde. En ce qui concerne l’Italie, désormais c’est au dehors que le Saint-Siège placera son point d’appui, non pas qu’il se flatte d’obtenir pour le moment une assistance matérielle quelconque ; mais il sait que les Italiens compteront d’autant plus avec lui que l’étranger se montrera plus favorablement disposé. Une papauté, devenant de plus en plus italienne, ne serait plus qu’un évêché de Rome, à bref délai. Au contraire, un pontife s’appuyant moralement sur la catholicité tout entière obligera toujours les Italiens à respecter sa dignité, si précaire que soit la situation à laquelle les événemens l’aient réduit.

« Ce suffrage de l’étranger a une grande valeur en ce pays, plus peut-être que dans aucun autre, Léon XIII l’a déjà, on peut le dire, conquis en partie. Il a, par suite, obtenu dès le début de son règne, de toute la population de la péninsule, un respect à peu près unanime et qui va en s’augmentant tous les jours. L’Italie se sent honorée et flattée d’avoir ce Pape à grandes allures. Il ne lui déplaît pas de voir quelques prélats un peu malmenés pour la bonne cause et quelques incapables remerciés. Elle sent que la tiare est placée sur une tête qui sait la porter. Elle n’en redoute pas l’autorité dans le présent et elle en aime la dignité. Et puis, à tort ou à raison, elle s’imagine que le règne du pontife actuel sera heureux, et, comme tout le monde, elle aime le succès. Garibaldi lui-même n’a pas osé jusqu’ici jeter au nouveau pontife ses insultes habituelles envers l’Église et ses représentans. Au fond, la nation entrevoit, confusément encore, mais avec cet esprit politique qui la caractérise, qu’il y a, entre elle et la papauté, sinon une conciliation possible, du moins une gloire italienne, qu’elle ne doit pas laisser échapper, et au maintien de laquelle les suffrages venus de l’étranger ne lui feront attacher que plus de prix. La création des nouveaux cardinaux ne peut, à ce point de vue, être envisagée que comme un acte habile du nouveau pontificat. C’est un avertissement à l’Italie, qui n’était pas fait pour lui plaire, mais qui, venant à propos, n’a produit au fond qu’un salutaire effet. »

J’eus l’occasion de m’apercevoir, en voyant Sa Sainteté quelques jours après les deux derniers consistoires des 12 et 15 mai, que j’avais bien compris sa pensée en la traduisant ainsi. Le Saint-Père me parla fort longuement des choix qu’il avait cru devoir faire et de la satisfaction qu’ils lui paraissaient avoir produite à l’étranger, du concours sympathique que les Anglais, même appartenant à la religion protestante, avaient donné, par leur présence dans les salons du cardinal Howard, au choix du cardinal Newman. Il me dit qu’il avait été très heureux d’avoir pu accorder à la France une part aussi importante dans le Sacré Collège. Il m’entretint de l’émotion qu’il avait éprouvée en donnant le chapeau cardinalice à son frère, plus âgé que lui de quelques années, et qu’il avait, sur la demande expresse du Sacré Collège, élevé à une dignité que celui-ci n’ambitionnait pas, mais méritait à tous égards.

Le Pape s’entretint longuement ensuite avec moi de la situation des Églises d’Orient, qui avait fait l’objet de sa dernière allocution. Il espérait que le gouvernement français continuerait à s’en occuper, et le nonce venait d’être chargé de recommander à l’attention toute spéciale de M. Waddington la protection de ces graves intérêts.

Le Saint-Père me parla ensuite de nos affaires religieuses, dont il paraissait très préoccupé, notamment du projet de loi sur l’enseignement supérieur que venait de présenter M. Jules Ferry. Sa Sainteté souhaitait vivement que, tout au moins, l’article 7 de ce projet pût être supprimé et que la liberté de l’enseignement chrétien ne reçût pas cette grave atteinte. Mais le Saint-Père, avec ce tact parfait et cette bienveillance qui le caractérisent, n’a pas cherché à s’appesantir vis-à-vis de moi sur ces difficultés, car on voit que son plus vif désir serait de maintenir avec la France les relations cordiales qui ont si heureusement existé jusqu’ici, et que rien ne vint modifier des rapports de mutuelle confiance, auxquels il me paraît attacher le plus grand prix. Je n’ai pas négligé cette occasion de lui dire avec quelle sympathie la France entière avait salué son avènement au pontificat et que les opinions les plus diverses s’accordaient dans un commun hommage de sympathie et de vénération pour son auguste personne. Le Saint-Père me parut touché de ces paroles. Il aime la France ; il en parle à chaque instant avec estime et sympathie. Il n’a aucun préjugé contre la forme actuelle de nos institutions et il en donne tous les jours des preuves manifestes. Rien ne serait donc plus cruel pour ce noble cœur et-cette grande intelligence chrétienne, que d’être un jour ou l’autre déçu dans la réalisation de ses légitimes espérances. Son avènement au pontificat a coïncidé avec une politique d’apaisement dont les effets commencent à se faire sentir dans le monde entier. C’est cette politique que l’on demandait au Saint-Siège d’appliquer depuis de longues années. Elle est aujourd’hui mise en pratique. Tous les esprits éclairés ne peuvent que lui rendre cet hommage, qui lui vient de partout et que lui apportent tous les échos autorisés de l’opinion de l’Europe et du monde.

Nous eûmes une nouvelle preuve de ces sentimens de bienveillance du Saint-Père pour la France dans la nomination du nouveau nonce qui remplaça à Paris Mgr Meglia. Dans les premiers jours de juillet, le cardinal secrétaire d’État me dit que le Saint-Père avait l’intention d’élever, dans le courant de l’été ou de l’automne, au cardinalat les quatre nonces qui étaient en situation d’y prétendre et de les remplacer par des sujets qu’il avait choisis lui-même. Son choix pour la France s’était porté sur Mgr Czacki, avec lequel nous avions déjà traité à Rome bien des affaires délicates, et notamment celle des deux cardinaux élus dans le consistoire du 15 mai. C’était, en ce qui le concernait, la réalisation d’une idée déjà ancienne du Saint-Père, remontant à l’origine de son pontificat, car, le surlendemain de son exaltation, le nouveau Pape avait dit à Mgr Czacki : « Vous serez mon nonce à Paris. »

« Le nouveau nonce, écrivais-je dans une lettre particulière ; à M. Waddington, est un homme de quarante-cinq ans, allié aux meilleures familles de Pologne et de Russie, les Brunicki, Odescalchi, Potocki, en même temps qu’aux Strogonoff et aux Sherbatoff. J’entre dans ces détails pour vous faire bien comprendre que vous n’aurez pas affaire à un Polonais romanisé, susceptible de vous créer un embarras éventuel avec la Russie. Il parle notre langue comme vous et moi et l’écrit de même. Vous le comprendrez donc merveilleusement bien, et d’autant mieux qu’il fera tout son possible pour rapprocher le Saint-Siège de la France. Avec lui, tout vous sera facile, si vous savez en tirer parti, auprès de l’épiscopat français et envers d’autres, en dehors, bien entendu, de la lutte avec Rome, dans laquelle, malgré certaines dispositions législatives qui pourraient l’amener, comme je vous l’ai écrit particulièrement il y a une dizaine de jours, vous aurez le bon esprit de ne pas vous engager.

Je vous en dirais davantage encore, si je ne savais que c’est rendre un mauvais service à un homme, ou à une femme, que de vanter à l’avance le mérite de l’un ou la beauté de l’autre. Vous jugerez notre nouveau nonce à l’œuvre au mois d’octobre prochain, mais je crois pouvoir vous dire, avec certitude de n’être pas démenti, que depuis longtemps, à mon avis, le Saint-Siège n’aura pas été mieux représenté en France que par le candidat dont je soumets le nom à votre agrément. »

La lettre que l’on vient de lire était trop pressante, et j’ose dire trop justifiée, pour que le gouvernement de la République n’agréât pas avec plaisir le choix qui lui était proposé. Je reçus quelques jours après un télégramme m’annonçant l’agrément du nouveau nonce et j’en fis part au cardinal secrétaire d’état. Le Saint-Père fut très sensible à notre empressement à ratifier un choix qui émanait, comme je l’ai dit, de son initiative personnelle et il m’en fit exprimer ses remerciemens par le cardinal Nina. — Il ne fallut pas moins, du reste, que la gravité croissante de nos affaires religieuses pour décider le Saint-Père à se séparer, en l’envoyant à Paris, d’un homme qui avait toute sa confiance et qui avait « gagné son cœur. » Ces natures polonaises ont quelquefois un charme auquel il est difficile de résister, mais celle-là était de tout premier ordre, et l’on comprend, quand on l’a connue, la sympathie qu’elle inspirait autour d’elle. Si la santé avait été chez le nouveau nonce à la hauteur de l’intelligence, nul doute qu’il n’eût réussi à conjurer bien des malentendus. Malheureusement, l’amour du travail et la conscience de ses devoirs épuisèrent ses forces, et, quand je le revis à Paris, après que j’eus quitté l’ambassade, je constatai trop souvent en lui un affaiblissement qui devait l’obliger assez promptement à abandonner la nonciature et à rentrer à Rome. Il y mourut peu de temps après que le chapeau cardinalice lui eut été remis, laissant à tous ceux qui l’avaient connu intimement de sincères et unanimes regrets.

Avec Mgr Czacki, nommé à Paris en remplacement de Mgr Meglia, le choix du Saint-Père s’arrêta, pour Vienne, sur Mgr Vannutelli, nonce à Bruxelles, en remplacement de Mgr Jacobini : sur Mgr Aloisi Masella, qui de Munich passait à Lisbonne ; sur Mgr Roncetti, transféré du Brésil à Munich ; sur Mgr Bianchi à Madrid. Mgr Cretoni remplaça Mgr Czacki comme substitut de la secrétairerie d’Etat. C’étaient tous d’excellens choix, et les anciens titulaires, qui m’étaient tous personnellement connus, furent créés cardinaux dans le consistoire du 19 septembre.

Toutes ces nominations produisirent un bon effet. En renouvelant ainsi le personnel des nonciatures, Léon XIII y infusait en quelque sorte un esprit nouveau. C’était le digne complément du premier mouvement cardinalice et l’on n’était pas loin d’atteindre le chiffre des soixante-dix cardinaux composant le Sacré Collège et qui n’est jamais dépassé. Le Saint-Père se montrait ainsi fidèle à la règle qu’il s’était tracée de ne faire autant que possible que des choix amplement justifiés par la valeur et la distinction personnelle des candidats. L’horreur de la médiocrité m’a toujours paru l’un des signes les meilleurs et les plus caractéristiques de son pontificat.


IV

La saison d’été était déjà assez avancée et, tous mes collègues s’étant plus ou moins dispersés aux environs de Rome, nous en profitâmes pour aller passer quelques semaines à Pérouse, dans une maison de campagne que le Saint-Père avait occupée pendant les deux dernières années qui avaient précédé son pontifical. Son propriétaire fut bien aise de la louer à un des ambassadeurs accrédités auprès du Saint-Père, qui, de son côté, parut charmé d’apprendre que, en nous éloignant de lui, pour quelques semaines, nous allions retrouver à Pérouse son souvenir et pour ainsi dire sa présence. L’habitation était située à une dizaine de minutes de la ville, dans une charmante position. La vue y était superbe, et je n’oublierai jamais ces beaux couchers de soleil sur les montagnes de l’Ombrie, qu’il illuminait successivement, au moment de disparaître. On comprend que l’école du Pérugin en soit sortie et ait éclairé, à son tour, le monde de la peinture et des arts. L’air y était délicieux le matin et le soir, et nous pensions bien souvent au sacrifice réel que le Saint-Père avait dû faire au bien de l’Eglise, en quittant la douce brise de Pérouse pour aller s’établir au Vatican. Et puis, si cette ville rappelle le souvenir de bien des luttes du moyen âge, quelles idées de paix n’éveille-t-elle pas aussi ! A peu de distance de là, se trouve cette cité d’Assise, dont le bienheureux François a immortalisé le nom. On croit l’y voir se promenant dans la campagne et apprivoisant, selon la légende, le loup qui la dévastait. Il semble que l’on entende les oiseaux chanter encore autour de lui et saluer en cœur ce nouveau bienfaiteur île l’humanité. Pourquoi, en effet, refuser ce titre à des hommes qui n’ont jamais eu en vue que le bien de leurs semblables et jeter sur eux un regard de haine, ou simplement de défiance ? Ils se sont proposé le noble but de captiver l’humanité en s’en faisant aimer, tandis que d’autres n’ont jamais cherché qu’à s’en faire craindre pour l’exploiter ou l’asservir.

Ces pensées ne pouvaient qu’être agréables au Saint-Père, et, ayant eu à lui remettre, vers la fin de septembre, des lettres du Président de la République demandant l’institution canonique pour deux de nos évêques, Amiens et Gap, je m’aperçus bien vite de l’intérêt qu’il continuait à porter à son ancien diocèse où il avait vécu vingt-cinq ans. Sa Sainteté voulut tout savoir, aussi bien les détails de notre installa lion que mon impression sur Pérouse et sur ses monumens. Le Saint-Père me questionna longuement sur une exposition agricole, très curieuse, du reste, qui y était ouverte à ce moment. Je dus lui parler de tout, hommes et choses, tableaux de maîtres anciens et modernes, et produits industriels. Tout l’intéressait. « Le Pape, ajoutais-je, dans le récit de celle audience, a même conservé jusqu’ici la direction de son ancien diocèse, dont les détails seulement sont confiés à un administrateur. On lui rend compte officiellement de tout ; mais Sa Sainteté comprend que cet état provisoire ne peut durer plus longtemps et son intention serait de se remplacer prochainement lui-même à Pérouse par la désignation d’un nouveau titulaire. »

Le Pape me parla ensuite des deux nouveaux évêques d’Amiens et de Gap, auxquels il serait heureux d’accorder l’institution canonique, après l’entente qui venait de s’établir entre nous, et de Mgr de la Tour d’Auvergne, archevêque de Bourges, dont la mort lui avait causé un vif regret. Il m’en fit un grand éloge, en ajoutant qu’il espérait que la nomination de son successeur ferait également honneur à la France et à l’Église.

Nous parlâmes ensuite du nouveau nonce, sur lequel le Saint-Père s’exprima dans les termes de l’affection et de la sympathie les plus vives. C’est un véritable cadeau que, dans sa pensée, le Pape a fait à la France en nous le donnant. C’est, en même temps, la preuve de l’importance capitale que le Pape attache, en ce moment, à nos affaires religieuses. « Le Saint-Père, écrivais-je à M. Waddington, ne m’a pas dissimulé ses appréhensions ; mais il a bon espoir que les difficultés présentes pourront être aplanies par un esprit de modération et d’équité. Le nouveau nonce a les instructions les plus larges. Il ne repoussera personne et il accueillera tous ceux qui viendront à lui. Les violens seuls auront le droit de le fuir. — Mais la France ne leur appartient pas ; elle est aujourd’hui dans les mêmes conditions que le reste de l’Europe, qui a soif d’apaisement et de concorde. Elle devrait même désirer davantage le repos, ayant été plus éprouvée que d’autres. Le Nonce trouvera dans ces données une base sérieuse et large, sur laquelle le Pape espère qu’il pourra asseoir une politique durable de pacification religieuse.

« C’est cette pacification que Léon XIII voudrait établir partout et, depuis que j’ai l’honneur de l’approcher, je n’ai pas surpris un moment de défaillance dans cet espoir. On a beaucoup abusé en tout temps du mot de philanthropie ; mais il est certain que Léon XIII est un philanthrope, dans l’expression la plus haute et la plus évangélique du mol. Il aime l’humanité, et non seulement eu elle la partie dont les doctrines se rapprochent des siennes, mais celle même qui s’en éloigne. Il donnera la main à tous ceux qui ne la repousseront pas absolument ; il combattra sans doute, s’il le faut, mais il plaindra surtout l’erreur, et l’anathème est une parole qui ne sortira qu’avec peine de sa bouche de pontife. Il fait respecter la parole de Dieu quand il écrit, il l’a fait aimer quand on l’entend. Avec ces dispositions, il n’est pas surprenant, si son pontifical dure quelques années, qu’un jour ou l’autre, le monde ne vienne à lui, comme nous le voyons déjà en Allemagne, en Italie, et ailleurs. »

Au moment même où j’écrivais ces lignes, la fin du schisme arméno-catholique et l’arrivée de Mgr Kupélian à Rome, où il venait faire sa soumission entre les mains du Saint-Père, lui causèrent une satisfaction d’autant plus grande que le succès en était dû aux efforts de notre ambassadeur à Constantinople. On sait que les Arméniens catholiques, qui reconnaissaient pour chef Mgr Hassoum et formaient les deux tiers de la communauté, étaient eu graves dissentimens avec l’autre tiers de leurs coreligionnaires, qui se laissaient diriger par Mgr Kupélian. Ces dissentimens ne restèrent pas seulement sur le terrain moral ni la lutte religieuse ; ils devinrent promptement une question politique, et le grand vizir Hussein-Pacha, sous des influences hostiles à la France, ainsi que me le confirma Mgr Kupélian lui-même dans la visite qu’il me fit, avait, en 1874, donné l’ordre d’enfoncer les églises des Hassonnistes et leur avait infligé mille outrages. L’influence de notre ambassade à Constantinople avait fini par faire entendre raison au cabinet ottoman, et les exhortations, venues de Rome, avaient décidé Mgr Kupélian à renoncer au schisme. M. Fournier s’entremit très heureusement dans toute cette affaire et, sur ma demande, notre ambassadeur reçut du Saint-Père le grand cordon de Pie IX, dont il se montra profondément reconnaissant. Le Saint-Siège accueillit à bras ouverts Mgr Kupélian, qui me parut fort heureux de rentrer dans le sein de l’Eglise catholique.

Il en fut de même pour le schisme chaldéen, que M. Fournir parvint également à apaiser, par la restitution aux catholiques de l’église patriarcale de Mossoul, malgré les influences contraires d’une autre ambassade étrangère. Le Saint-Père en fut très heureux, et l’archevêque de Tarse, en Cilicie, de passage à Rome, me dit que, par l’apaisement de ces deux différends religieux, la France était en train de conquérir en Orient une influence beaucoup plus sérieuse qu’on ne pouvait se l’imaginer de loin, cette question d’influence religieuse au dehors a été fort discutée dans ces derniers temps par l’esprit de parti, mais il semble que, en dehors des sectaires acharnés contre l’Eglise catholique, l’accord soit bien près de se faire entre nous. Il est facile d’en comprendre les motifs par les raisons suivantes, qui avaient persuadé, dit-on, Gambetta lui-même. Je veux en dire un mot, puisque l’occasion m’en est offerte en ce moment.

Si les diverses communauté catholiques, au dehors, n’obtiennent plus de la France la protection qu’elle leur a. toujours accordée, elles recourraient, comme nous l’avons vu bien des fois, à l’Autriche, à l’Italie, à l’Allemagne, à l’Angleterre même, qui s’empresseraient de la leur accorder ; car il est de l’essence des pays d’Orient que, le faible s’y trouvant toujours sans défense et livré à la tyrannie ou à l’arbitraire local, cherche une protection autour de lui. Ce rôle, ne sera jamais vacant, et, le jour où la France renoncerait, pour sa part, à ce rôle traditionnel, qui a fait sa force et son honneur, elle verrait immédiatement sa place prise par d’autres puissances, au grand détriment de ses intérêts moraux et même matériels. Cette dernière assertion peut paraître un peu hasardée au premier abord ; elle n’est que rigoureusement vraie, car une nation avec laquelle on ne compte plus moralement perd bientôt le prestige qui lui est nécessaire pour protéger ses nationaux et obliger les gouvernemens étrangers à écouter ses réclamations.

De même qu’en Angleterre, en Hollande ! , en Belgique, en Suisse, les questions d’intérêts matériels priment facilement les autres, de même, en Orient, les questions religieuses seront toujours des questions d’intérêts positifs, et les premières de toutes. Nous l’avons vu lors de la guerre de Crimée. Nous avons retrouvé les mêmes impressions, il y a deux ans, lors du voyage de l’empereur allemand à Jérusalem. Nous le verrons bien des fois encore. Il semble, en effet, que, dans ces contrées plus voisines du berceau du genre humain et du tombeau du Sauveur, l’humanité chrétienne se donne rendez-vous dans la personne des représentans des divers Etats, pour y mesurer sa force grandissante ou diminuée, en raison de la protection plus ou moins officielle accordée à ces grands intérêts.


V

Une des questions importantes, que j’eus encore à traiter pendant le cours de mon ambassade, fut celle des nominations épiscopales et des moyens d’arriver, sur cette question délicate, à une entente pratique qui sauvegardât à la fois les deux intérêts en jeu, à savoir la dignité du gouvernement et celle du Saint-Siège, conformément au texte et à l’esprit du Concordat. On se rappelle peut-être que c’était une des premières questions dont m’avait entretenu le Saint-Père à mon arrivée à Rome, et que je m’étais réservé d’en parler dans un chapitre spécial. Je dois ajouter que, en raison de l’importance de ces déclarations, je crus devoir en soumettre le résumé au cardinal Nina, qui le mit sous les yeux du Saint-Père et m’annonça qu’il avait reçu son approbation. Voici le texte de ce résumé, tel que je l’envoyai à M. Waddington :

« Le Saint-Père estime que la pratique constamment suivie dans ces dernières années, celle d’une entente préalable, entre le ministère des Cultes et la nonciature, pour la nomination des évêques, est la seule qui ne présente pas d’inconvéniens. Le droit de nomination directe des évêques, ou l’Indultum, est accordé au chef de l’Etat par le Concordat ; mais un évêque n’est pas un simple fonctionnaire, et par conséquent, il n’est pas à nommer purement par un décret, comme un préfet ou un général ; il n’est évêque pour les fidèles, en vue desquels le gouvernement le choisit et d’après le Concordat lui-même, qu’autant que le Souverain Pontife lui a donné l’institution canonique. Or, le Pape ne peut lui conférer cette institution qu’autant qu’il est à sa parfaite connaissance, — ex conscientia bene informata, que, par ses mérites, la pureté de sa doctrine et. ses vertus, il honorera le siège auquel il est appelé. Or un évêque ne peut honorer son siège qu’en joignant à l’autorité épiscopale dont il est investi ce prestige moral intellectuel et pastoral qui lui procure la confiance de son clergé et la vénération de son peuple. Sans doute le gouvernement lui-même a intérêt à ne placer sur les sièges épiscopaux que des hommes recommandables, mais, quelle que soit la confiance que Rome puisse avoir dans la clairvoyance d’un ministre quelconque, lui ou ses bureaux ne pourront que difficilement obtenir sur le compte des candidats à l’épiscopat certaines informations confidentielles de la nature la plus délicate et que le Nonce pourra, au contraire, comme évêque et représentant du Saint-Père, recueillir facilement et discrètement. Si l’on s’en tient au droit strict des deux côtés et que l’on ne cherche pas l’entente, le pouvoir civil sera quelquefois exposé à faire de mauvais choix, que le Pape ne pourra pas ratifier en conscience, comme cela a eu lieu trois ou quatre fois sous le dernier Empire. Ce sont des cas toujours très regrettables, qui laissent des diocèses vacans, comme on l’a vu pendant plusieurs années, lorsque le gouvernement ne croit pas pouvoir renoncer au choix qu’il a fait, et qui portent à la considération du candidat refusé par Rome une atteinte dont il a toujours la plus grande peine à se relever.

« Le Saint-Père croit donc que le mieux est de demeurer dans la voie où M. Thiers était entré, lorsqu’il arriva au pouvoir après la guerre de 1870, celle d’une entente toute confidentielle, et non avouée même, si on le désire, entre le ministère des Cultes et la nonciature, mais, en pratique, réelle. Le secret peut être facilement gardé entre deux personnes et un candidat retiré discrètement, sans aucun préjudice pour sa considération personnelle. Si quelque difficulté survient plus tard, comme nous l’avons vu dans quelques nominations, rien n’empêche alors de la porter à Rome et de la trancher directement entre l’ambassade et la secrétairerie d’Etat ; mais, si nous commençons par porter l’affaire à Rome, le Pape et la secrétairerie d’Etat, avec la meilleure volonté du monde, ne pourront jamais se prononcer (piaulant qu’ils auront déjà reçu des informations préalables. Ne connaissant pas habituellement les candidats à l’épiscopat, ils ne pourront nous répondre que pour la forme et ne le feront définitivement qu’après avoir reçu les rapports du Nonce. Pendant ce va-et-vient entre Paris et Rome, le secret nécessaire peut n’être pas gardé, comme on l’a vu quelquefois, et les candidats évincés ou soupçonnés de l’être peuvent en souffrir dans leur considération. Cette entente du gouvernement avec la nonciature n’affaiblit, du reste, en rien les droits du gouvernement, puisqu’il reste toujours le maître du choix de ses candidats ; mais elle empêche des difficultés, qui ne peuvent manquer de survenir, lorsque la nonciature, informée seulement des décisions lorsqu’elles sont déjà officielles, peut se trouver dans l’obligation d’envoyer à Rome des informations défavorables sur le compte du candidat, ou de faire connaître certaines circonstances qui rendent impossible au Souverain Pontife de lui conférer l’institution canonique. »

Telles furent les déclarations du Saint-Père, que je m’empressai de transmettre à Paris, et qui y furent, je crois, franchement acceptées par le ministère des Cultes, car elles sont de nature, à sauvegarder au même degré les droits de l’Église, ceux de l’État et les intérêts particuliers des candidats proposés pour la dignité épiscopale. Il me paraît impossible d’y rien changer, aussi longtemps que les deux pouvoirs désireront vivre en bonne intelligence ! vi -à-vis l’un de l’autre, c’est-à-dire par de mutuelles concessions. La question n’est pas nouvelle, puisqu’elle date de la querelle des investitures et du Concordat de Worms, il y a quelque huit siècles. Ce sera l’honneur de Léon XIII de l’avoir, à mon avis, sinon tranchée, — elle l’était déjà en principe par le Concordat de 1801, — du moins élucidée et mise en pratique dans l’intérêt de tous, de la façon la plus satisfaisante.

Du reste la pratique de l’entente préalable est constamment suivie, sous une forme ou sous une autre, par toutes les puissances étrangères qui ont un concordat avec le Saint-Siège et des dispositions similaires au sujet de la nomination des évêques.

Cette audience fut une des dernières que j’obtins du Saint-Père, qui m’en accorda seize pendant le cours de mon ambassade. Le 29 décembre, je reçus un télégramme de M. Waddington m’annonçant qu’il quittait le ministère des Affaires étrangères et la présidence du Conseil. M. Léon Say l’accompagnait dans sa retraite. C’était la fraction modérée du ministère qui abandonnait le pouvoir et, dans la situation donnée, il était facile de prévoir que ce départ aurait un contre-coup direct sur nos affaires religieuses… l’appris, en effet, d’une source sûre, que le ministère nouveau, dont les deux personnages les plus marquais étaient M. de Freycinet, président du Conseil, ministre des Affaires étrangères, et M. Jules Ferry, auteur de l’article 7, avaient accepté de la majorité de la Chambre des députés la mission de dissoudre les congrégations et de demander l’assentiment du Saint-Siège à cette mesure arbitraire.

Il m’était impossible, comme je l’ai dit dans mon précédent article, de me faire l’exécuteur de ce nouveau programme politique, et, malgré deux lettres très pressantes de M. Waddington, qui me demandait instamment de demeurer à mon poste, dans des termes trop flatteurs pour que je puisse les reproduire, je compris que l’heure du départ avait sonné pour moi. Je n’eus pas d’ailleurs à attendre longtemps la confirmation de mon impression personnelle. Quinze jours après la formation du nouveau cabinet, le 13 janvier 1880, je reçus une lettre particulière de M. de Freycinet me disant que « des considérations tout à fait étrangères à ma personne obligeraient sans doute le gouvernement à disposer de l’ambassade qui m’était confiée. Il tenait à m’en informer avant qui ; cette éventualité se réalisât, a lin que je ne pusse me méprendre sur le caractère de la mesure et sur les sentimens du gouvernement à mon égard. »

Le 5 février, je reçus, en effet, la nouvelle de ma mise en disponibilité et mes lettres de rappel. Mon successeur était nom nié. C’était M. Desprez, directeur des affaires politiques au ministère des Affaires étrangères. Malgré son incontestable habileté, on sait que le Saint-Siège refusa énergiquement d’accorder au nouvel ambassadeur la dissolution des ordres religieux, qu’il avait été chargé de lui demander. M. Andrieux, de son côté, a raconté, dans ses Souvenirs d’un Préfet de Police, les agitations morales que lui causa l’ordre d’expulsion des religieux auquel il avait dû procéder entre temps. M. de Freycinet ne fut pas plus heureux que ses deux agens. Quelques mois après, le 23 septembre 1880, il dut quitter le pouvoir sur cette question, et, avec sa perspicacité habituelle, il ne chercha point à la faire renaître, lorsqu’en 1882, et d’autres fois encore, il reprit le portefeuille des Affaires étrangères. Ces enseignemens du passé sont toujours bons à méditer, et il peut être utile de les rappeler aujourd’hui.

Pour achever, en quelques mots, ce qui m’est personnel dans ces souvenirs, on comprendra que ce ne fut pas sans regret que, encore dans la force de l’âge, je quittai une carrière honorablement parcourue depuis trente ans, à la suite de mon père, qui y avait été successivement ministre et ambassadeur ; mais j’ai toujours cru que, particulièrement dans les temps difficiles, après avoir servi son pays dans des fonctions publiques importantes, nul ne pouvait se plaindre qu’on lui ouvrît une bonne porte pour en sortir. Je me suis moins consolé, je l’avoue, de n’avoir pu jouir plus longtemps de la présence et des bénédictions de ce grand Pape, avec lequel j’avais entretenu des rapports de confiance entière, et qui personnellement m’inspirait la plus respectueuse sympathie. J’avais eu l’honneur de le faire connaître en détail au gouvernement de mon pays et à la France catholique, par l’intermédiaire de nos évêques qui, presque tous, vinrent à Rome et à l’ambassade, pendant les deux premières années du nouveau pontifical. Vis-à-vis de Léon XIII, je ressentais un attachement égal pour le Pontife et pour l’homme. C’est dire avec quel regret je le quittai et avec quel intérêt, j’ai lu et médité depuis ses admirables encycliques, sorties du Vatican comme les rayons d’un phare lumineux, dont la projection s’est successivement étendue sur toutes les contrées de la terre.

Ma dernière audience fut fixée au 29 février 1880, pour la remise de mes lettres de rappel. Sa Sainteté daigna me donner le grand cordon de Pie IX et son médaillon entouré de pierreries. Elle nous fit, en outre, à ma famille et à moi, l’honneur très rare de nous inviter à sa table, après sa messe, avec le cardinal Nina. C’était beaucoup trop pour de très faibles efforts.

Nous quittâmes Rome le 1er mars. Depuis lors, j’ai suivi avec, bonheur les développemens de ce beau pontificat, dont j’étais loin, comme tout le monde, de prévoir la durée, mais dont je n’avais pas un seul jour, on voudra bien le reconnaître, hésité à présager la grandeur. L’Europe tout entière n’a pas cessé de le suivre dans son action souverainement bienfaisante, et il a désarmé tous ceux qu’il n’a pu encore conquérir. Le siècle qui s’achève tiendra à honneur de le compter parmi ses grandes figures, et le nouveau lui saura gré de l’avoir béni, à son entrée dans le monde, par l’ouverture d’un jubilé solennel. Léon XIII appartiendra ainsi un jour doublement à l’histoire, et personne, n’aura été plus digne que lui d’y marquer son passage.


MARQUIS DE GABRIAC.

  1. Voyez la Revue du 1er janvier.
  2. Cette réserve in petto est un cas qui se produit, lorsque le Saint-Père, pour une raison ou une autre, nomme un cardinal, mais se réserve de le proclamer officiellement dans un consistoire plus éloigné.