Souvenirs d’une Ambassade auprès du page Léon XIII (1878-1880)/01

SOUVENIRS D'UNE AMBASSADE
AUPRÈS DU
PAPE LÉON XIII
(1878 à 1880)

PREMIÈRE PARTIE

Les hasards de la carrière diplomatique mont amené à Rome, une première fois après la guerre d’Italie, comme secrétaire de notre ambassade, sous le pontificat de Pie IX, une seconde fois comme ambassadeur, peu de temps après l’avènement du pape ; Léon XIII. Ces deux périodes de ma vie ne se sont pas effacées de ma mémoire et me sont demeurées très chères. La seconde surtout m’a mis en rapports directs et fréquens avec un des pontifes les plus éminens qui soient montés sur la chaire de saint Pierre. Les débuts de son règne offrent un intérêt particulier. La suite n’a été que le développement et la continuation îles pensées primitives. Il m’a semblé, dès lors, que rappeler les souvenirs de ces deux premières années, dont je fus le témoin, comme représentant de mon pays, offrirait quelque intérêt et me permettrait, en même temps, de rendre un hommage public au Saint-Père, qui daignerait peut-être l’agréer. Les faits d’une authenticité indiscutable cités dans ce récit, seront la meilleure preuve des bons rapports qui ont régné pendant cette période entre la France et le Saint-Siège et se sont conservés jusqu’à présent à peu près intacts, malgré la difficulté des temps. Ils ne pourront, par suite, que développer et affermir les sentimens de respectueuse sympathie que la très grande majorité des Français a voués au pape Léon XIII. Je serais heureux d’être, pour un moment encore, leur interprète autorisé et fidèle, au commencement du nouveau siècle qui s’ouvre aujourd’hui dans l’histoire.

J’ajouterai que, même après vingt ans d’intervalle, j’ai évité de toucher à une ou deux questions particulièrement délicates et sur lesquelles la réserve s’impose encore aujourd’hui. Je crois donc pouvoir, sans crainte, livrer ces notes à la publicité et espérer des lecteurs de la Revue l’accueil favorable qu’ils ont bien voulu faire à celles que je leur ai données, il y a cinq ans, sur mes missions en Russie et en Allemagne pendant et après la guerre de 1870.


I

J’étais ministre à Bruxelles, fort satisfait d’y être et ne pensant à aucun autre poste, lorsque, le 21 mars 1878, je reçus un télégramme chiffré, suivi d’une lettre particulière » de M. Waddington, ministre des Affaires étrangères dans le cabinet présidé ; par M. Dufaure. Il m’offrait de me proposer au maréchal de Mac-Mahon comme ambassadeur auprès de Léon XIII, qui venait d’être élevé au souverain pontificat. L’agrément du Saint-Siège, m’écrivait-il, avait déjà été demandé et obtenu, et le nonce à Bruxelles vint me voir pour m’engager à accepter. N’ayant rien su de cette négociation que ce qu’en disaient vaguement les journaux, je fus un peu effrayé des responsabilités qui pouvaient m’incomber dans cette situation nouvelle et des difficultés que je pourrais y rencontrer plus tard sur ma route. La question religieuse, en France, depuis la réélection des 363 députés de l’opposition, allait évidemment, un jour ou l’autre, se transformer en question politique de premier ordre ; et l’ambassadeur à Borne ; en subirait presque fatalement le contre-coup. Mais, d’autre part, ce que j’entendais dire à Bruxelles, où l’on conservait précieusement les souvenirs de sa nonciature, des qualités éminentes du nouveau pontife, nos anciennes relations avec la société romaine et l’honneur toujours très grand de représenter la France auprès du Saint-Siège, comme me le disait, le ministre d’Italie lui-même, me déterminèrent à accepter. J’envoyai, toutefois, à M. Waddington, en réponse à sa lettre particulière, un aperçu de mes idées qui lui fit comprendre que, catholique convaincu, je ne pourrais jamais dépasser certaines limites dans l’exécution de ses instructions. La lettre est encore sous mes yeux, alors que j’écris ces lignes.

Peu de jours après l’avoir expédiée, et ma nomination étant officielle, je pris congé du roi Léopold et partis pour Paris. J’y demeurai une douzaine de jours, avant de me rendre à Rome, et je m’entretins successivement avec la plupart des membres du cabinet. MM. Dufaure, Bardoux, ministre des Cultes et Waddington, que je vis plusieurs fois, me laissèrent une grande liberté d’action. Ils s’intéressaient beaucoup aux débuts du nouveau pontificat, mais ils tenaient surtout à ce qu’on ne leur créât pas d’embarras. C’était leur droit assurément ; mais le mien était de leur faire connaître la réciprocité que le Saint-Siège était en droit, de son côté, d’attendre du gouvernement de la République et j’indiquai nettement la question du Concordat et celle des congrégations religieuses, comme il eux points sur lesquels il me serait impossible de demander aucune suppression ou modification. On me répondit que je n’avais rien à craindre à cet égard et que je pouvais partir, en toute tranquillité, pour mon nouveau poste. Je dis aux ministres que je croyais pouvoir, dans ces conditions, leur garantir mon concours entier et espérer celui du Saint-Siège, dont les dispositions favorables à la France ne me paraissaient pas douteuses.

Le maréchal de Mac-Mahon me tint un langage aussi satisfaisant que pouvait le lui permettre l’appel inutile qu’il avait fait le 16 mai au pays. Il me dit qu’il avait été charmé de signer ma nomination comme ambassadeur auprès du Saint-Siège ; et plus tard, lorsqu’il se décida à quitter le pouvoir, il voulut bien m’écrire une lettre de sa main pour m’engager à demeurer à mon poste. J’ai tenu à terminer cette question personnelle, avant de parler des incidens auxquels je fus mêlé pendant le cours de ma mission.

J’arrivai à Rome le 11 mai 1878. J’éprouvai, comme toujours, en y revenant, le sentiment dont aucune autre ville ne laisse au même degré l’impression, celui d’une émotion et d’un respect à peu près égaux. En revoyant cette terre privilégiée entre toutes, il est impossible de n’être pas frappé île tous les souvenirs qu’elle éveille. C’est là que s’est établi et a prospéré cet empire romain, le plus grand de ceux dont on ait conservé la mémoire. C’est là aussi que, plus tard, a surgi de ses ruines la plus grande autorité morale que le monde ait acceptée. Le sang de ses martyrs a purifiée la Ville du vice de ses Césars, et, toutes les fois que ce souvenir est évoqué, comme il vient de l’être récemment par un grand écrivain, l’humanité entière tressaille à l’évocation d’un passé toujours présent. Nous tous chrétiens, quels que soient nos pays d’origine, nous sommes les fils spirituels de ce Domine, quo vadis ? rencontré par saint Pierre ; nous apercevons à travers les ans le labarum de Constantin élevé sur le pont Milvius. Nous allons au Cotisée assister, en pensée, à ce défilé des chrétiens, qui venaient y chercher la mort pour rendre témoignage à leur foi ; et, sur ces gradins encore à moitié debout, nous pouvons constater la place où s’asseyaient leurs persécuteurs, aujourd’hui disparus. Puis, à quelque distance, nous voyons sur la rive gauche du Tibre cette noble église de Michel-Ange, dédiée à saint Pierre, le vainqueur de Néron et, à côté d’elle, le palais du souverain de nos âmes, de celui qui a remplacé officiellement le paganisme éteint, le vicaire de Jésus-Christ. Alors, réunissant le passé et le présent, confondus dans une admiration muette pour l’un et pour l’autre, nous éprouvons ce frémissement intérieur qui nous récompense d’être venus, et nous nous écrions encore aujourd’hui avec Horace et plus justement peut-être : « On ne peut rien voir de plus grand que Rome : Possis nihil urbe Roma Visere majus. »


II

Le lendemain de mon arrivée, je me rendis au Vatican et j’entrai en relations avec le cardinal Franchi, le nouveau secrétaire d’Etat de Léon XIII. Les rapports malheureusement trop courts que j’eus avec lui, — car il mourut peu de mois après sa nomination et pendant mon absence de Rome, — ne laissèrent rien à désirer. Je l’avais connu substitut à la secrétairerie d’Etat, lorsque je n’étais que secrétaire d’ambassade, et nous eûmes par suite plaisir à nous retrouver tous deux dans une situation supérieure. Je fus charmé de son gracieux accueil, de l’ouverture et de la gaieté de son esprit, de son désir d’entente sur toutes les questions, Il avait été assez activement mêlé dans le dernier conclave à l’élection du nouveau Pape, et, de concert avec les cardinaux Nina, Bartolini, Ferrieri, il avait contribué puissamment à sa désignation par le Sacré-Collège. « Le cardinal Franchi, écrivais-je quelques jour après, est bien vu à Rome de tous les esprits modérés et impartiaux. On pourrait presque dire qu’il est populaire, si la popularité n’était pas un mot dont il ne faut pas abuser, en raison des réactions nécessaires qu’amènent les espérances exagérées. Je ne crois donc pas que Son Eminence la désire ; mais il est incontestable que sa nomination répond au sentiment général de tous ceux qui espèrent, qu’une ère de pacification succédera tôt ou tard à celle des luttes ardentes. Le nouveau secrétaire d’Etat semble donc être l’homme de son temps et nos rapports se sont mutuellement établis sur le pied d’une entière confiance. »

Peu de jours après, j’eus l’honneur de remettre au Saint-Père mes lettres de créance en audience solennelle. Depuis les événemens du 20 septembre et l’entrée des Italiens à Rome, Pie IX avait laissé tomber cet usage en désuétude. Léon XIII tint à le remettre en honneur. Je fus donc reçu au Vatican avec l’ancien cérémonial et en cortège de gala. La garde suisse et la garde noble étaient sous les armes, et je fus introduit avec les membres de l’ambassade auprès de Sa Sainteté par les personnes de sa cour. Puis, après ma réception, nous fûmes conduits dans la basilique de Saint-Pierre avec les mêmes honneurs, pour y faire ; la visite accoutumée au tombeau des apôtres.

Léon XIII était sur son trône, entouré par ses camériers et ses prélats. « Sa physionomie, écrivais-je, est douce et singulièrement majestueuse. Un grand air de bonté et de piété règne sur sa personne. Il est à la fois simple et imposant. Sa santé ne paraît pas robuste, et l’on craint généralement qu’habitué depuis vingt-cinq ans à l’air plus vif et au climat plus tempéré de Pérouse, il n’ait de la peine à supporter les chaleurs malsaines de Rome pendant la saison d’été. A la différence de son prédécesseur, que j’ai eu l’honneur d’approcher à diverses époques de son pontificat et récemment encore, en quittant le poste d’Athènes pour me rendre à Bruxelles, le nouveau Pape est d’une constitution plutôt frêle et délicate. Cependant, jusqu’ici, rien n’autorise les bruits que la malveillance a fait courir sur sa santé ; mais l’empressement du monde catholique est tel que, même dans cette saison, le Pape est obligé de s’imposer chaque jour des fatigues assez grandes pour ses réceptions. »

Après que j’eus prononcé quelques paroles dans lesquelles j’exprimai au Saint-Père les témoignages de vénération dont le Président de la République m’avait, chargé pour son auguste personne, au nom de la France et du gouvernement tout entier, et lorsque j’y eus joint l’hommage de mon respect, Léon XIII répondit. Le Saint-Père m’entretint des sentimens profondément catholiques de la France, de la satisfaction qu’il avait éprouvée à la voir se relever de ses désastres, du bonheur qu’il ressentirait à voir cette grande nation sortir définitivement des épreuves qu’elle avait traversées. Puis, il voulut bien ajouter quelques paroles de bienveillance personnelle ; qui m’ont vivement touché.

Sa Sainteté congédia ensuite les personnes de son entourage et nous demeurâmes seuls. Le Saint-Père m’entretint longuement de la question de la nomination des évêques qui avait suscité récemment quelques difficultés entre le nonce à Paris, Mgr Meglia, et le ministre des Cultes. M. Bardoux avait, à cet égard, quelques idées dont il m’avait entretenu et que j’expliquai au Saint-Père. Il pouvait y avoir certaines difficultés à leur exécution, et le Pape me les fit comprendre, billes furent heureusement aplanies par le bon vouloir réciproque du Saint-Siège et du ministre des Cultes.

Cette question du mode de nomination des évêques est toujours, d’ailleurs, une des plus délicates, dans la pratique, en raison des droits parallèles de l’Église et de l’État, et elle ne peut être résolue que par une mutuelle entente. J’eus l’occasion plus tard de la traiter à fond avec le Saint-Père lui-même, et, en raison de l’importance des déclarations qu’il me fit alors, je montrai le compte rendu de mon audience au cardinal-secrétaire d’État, qui le plaça sous les yeux de Sa Sainteté et m’annonça son approbation. Je l’envoyai à Paris et j’y reviendrai dans le courant de ces souvenirs ; mais je préfère, en ce moment, me borner à cette première indication.

Le Pape m’entretint ensuite de quelques incidens récens dont un, le centenaire de Voltaire, lui avait été particulièrement pénible et où notre Conseil municipal de Paris avait cru devoir se signaler. Je répondis le moins mal que je pus au Saint-Père sur tous ces points qui n’offrent plus d’intérêt aujourd’hui, et l’audience, qui avait duré à peu près trois quarts d’heure, se termina de la façon la plus satisfaisante.

« L’impression qui m’en est restée, écrivais-je en en sortant, est, si je puis exprimer mon opinion après une seule entrevue, conforme à celle que j’ai trouvée en Belgique au ministère des Affaires étrangères. Le nouveau pontife est à la fois un homme de science et de grande piété, en même temps qu’un homme de son temps. C’est un Pape accompli et digne de présider aux destinées de l’Église, dans la position difficile où les événemens l’ont aujourd’hui placée. »

Je restai six semaines sans revoir Léon XIII, et ce fut le 29 juin, le jour de la Saint-Pierre, que j’eus ma seconde audience. Le Saint-Père me parla d’abord de l’imposante manifestation qui avait eu lieu ce jour-là et qui avait amené, pendant toute la matinée et une partie de la soirée, presque toute la population romaine dans la basilique de Michel-Ange. Le fait est que le concours du peuple était si imposant que j’arrivai avec un peu de retard à l’audience pontificale, ma voiture ayant dû aller au pas presque tout le temps, par suite de la multitude des piétons. Il y avait là bien des fidèles recueillis, entrant dans l’immense basilique et en sortant, et, sans vouloir abuser, d’un mot à effet, il me sembla que le Pape n’avait jamais été plus visible à Rome que depuis qu’il ne se montrait plus au dehors.

L’audience fut longue et complète. Le Saint-Père me parla, entre autres sujets, de l’Allemagne. Un de mes successeurs à l’ambassade, le comte Lefebvre de Béhaine, alors chargé d’affaires à Munich, a traité ici même ce sujet dans trois articles d’un vif intérêt. Ils font connaître successivement les détails de cette grande pacification religieuse qui amena la fin du Culturkampf[1]. Je n’y reviendrai donc pas. Mais je dois dire que, tenu au courant des moindres incidens de cette longue lutte dont le Vatican sortit avec les honneurs de la paix, je n’ai vu aucune négociation diplomatique conduite avec plus d’habileté et de fermeté qu’elle ne le fut par Léon XIII et ses deux premiers secrétaires d’État, les cardinaux Franchi et Nina, pendant les deux années et demie qu’elle dura.

Le jour où le Saint-Père m’en parla pour la première fois, elle venait de commencer, à la suite d’un télégramme de félicitations qu’il avait adressé à l’empereur allemand, après l’attentat de Nobiling. La courtoisie de la réponse du prince de Bismarck, et quelques jours après celle du prince impérial, permettaient quelque espérance. Mais on était encore loin d’une entente, comme l’écrivait M. de Saint-Vallier, notre ambassadeur à Berlin, dont les dépêches sur ce sujet me furent régulièrement envoyées. « Le Saint-Père la désirait vivement et il avait confiance dans l’avenir, tout en étant décidé à ne pas faire un pas qui fût incompatible avec sa dignité. Il souhaitait de tout son cœur pouvoir rendre aux catholiques persécutés d’Allemagne le libre exercice de leur culte, mais, l’agression étant venue du cabinet de Berlin, c’était à lui à faire les premiers pas. Le Saint-Siège ne dépasserait pas cette mesure, en dehors de laquelle il perdrait la confiance de ceux qui avaient souffert dans l’exercice de leur foi. » Ce furent les paroles du Saint-Père, et cette ligne fut invariablement suivie par le Vatican durant cette longue période de lutte qui marquera dans l’histoire du siècle. M. de Bismarck en sortit vaincu. Mais, si son amour-propre en souffrit un moment, sa haute clairvoyance politique lui fit promptement apercevoir qu’à tout prendre, l’autorité morale est une et qu’on ne peut gouverner un peuple, en opprimant précisément ceux qui acceptent le plus volontiers les lois de leur pays, quand on leur laisse la liberté de leur culte et leurs droits de citoyens.

Une autre question dont le Saint-Père m’entretint durant cette audience fut la situation des catholiques en Orient. Le cardinal Franchi m’avait adressé, quinze jours auparavant, une note que j’avais envoyée à M. Waddington et dans laquelle il demandait à la France de s’intéresser, suivant sa tradition séculaire, à ces grands intérêts religieux. En me la remettant, le secrétaire d’Etat du Saint-Siège avait ajouté que la France était toujours en Orient le vrai représentant des intérêts catholiques et que son expérience personnelle, comme préfet de la Congrégation de la Propagande, avait déterminé à cet égard une convie-lion profonde. Je l’avais remercié de cette déclaration qui honorait notre pays et j’avais exprimé le vœu que les instructions envoyées de Rome fussent toujours en harmonie avec ces assurances. Notre ministre des Affaires étrangères venait de partir pour Berlin, où il allait représenter la France au Congrès qui venait de s’ouvrir. Comprenant l’importance de ces grands intérêts religieux, quoiqu’il fût protestant, il avait réussi à faire accepter par le Congrès la clause qui concernait notre protectorat. Il me l’avait annoncé par un télégramme dont j’avais donné confidentiellement connaissance au cardinal Franchi. Le Saint-Père écouta ces déclarations avec grand plaisir et voulut bien m’exprimer sa satisfaction de voir ce point réglé par un mutuel accord des puissances.

Cette seconde audience du Souverain Pontife me permit d’apprécier mieux sa personne que je n’avais pu le faire la première fois. « Le nouveau Pape, écrivais-je, intéresse et captive tous ceux qui l’approchent. Il étudie et discute chaque chose ; il écoute attentivement et avec une souveraine bienveillance. On sent qu’il tient compte des faits de chaque jour et de la marche du siècle, alors même qu’il n’en approuve pas certaines tendances. Son esprit est d’une très grande élévation et touche à tous les sommets. Si, comme je l’espère, le temps ne lui manque pas, son pontificat sera souverainement bienfaisant pour l’Eglise, et, au bout de quelques mois, rien ne se fera que par lui et comme il l’aura décidé. »


III

En reproduisant, vingt-deux ans après, ces dernières lignes avec une certaine émotion, — car le temps, ce grand destructeur des prévisions humaines, a permis que mes espérances d’alors fussent encore dépassées par les réalités qui ont suivi, — je ne puis m’empêcher de rappeler une parole de Pie IX, dans la dernière année de son pontificat, que le cardinal Czacki m’a rapportée depuis. Elle explique mieux qu’aucune » autre les divergences des deux Papes dans leur action politique, mais leur parfaite et constante unité morale. « Mon successeur, disait un soir Pie IX à quelques personnes de son entourage intime, pourra et devra peut-être même agir différemment que je ne l’ai fait vis-à-vis des gouvernemens ; mais, moi, j’ai dû lutter et résister jusqu’à la fin. » Ce mot m’a toujours paru éclairer la situation des deux pontifes qui, depuis cinquante-quatre ans, ont gouverné l’Eglise catholique. On a voulu les opposer l’un à l’autre ; en réalité, ils n’ont jamais eu que le même but, défendre ; les droits dont ils avaient la garde et diriger la barque ; de ; Pierre, suivant l’état de la nier et des flots.

Ces vérités ont été entrevues même par des personnes qui, assurément, étaient peu qualifiées pour les juger, mais dont le témoignage n’en est que plus intéressant à recueillir. J’en donnerai un exemple dont je garantis l’authenticité. Un jour, sous l’ambassade du duc de Gramont, en 1861, je le trouvai dans son cabinet de fort belle humeur, ce qui était très naturel, car il venait d’y recevoir la visite de l’auteur des Trois Mousquetaires. Alexandre Dumas passait par Rome, venant de Sicile, et, l’ambassadeur lui ayant demandé, avec quelque hésitation, s’il désirait voir le Pape : « Non, lui répondit-il, je ne fais que traverser Rome, que j’aime beaucoup du reste, et je voudrais retourner à Paris le plus tôt possible. D’ailleurs, j’ai vu Grégoire XVI. » Et, comme M. de Gramont paraissait étonné de cette déclaration imprévue : « Voyez-vous, mon cher duc, lui dit son interlocuteur, tous les dix ans, en moyenne, les cardinaux se réunissent au Quirinal, brûlent tous les soirs des petits papiers mentionnant les votes du conclave, quand ils n’ont pu réunir la majorité, jusqu’au jour de l’élection, où ils nous disent qu’ils ont élu un nouveau Pape. Ils se trompent ; c’est toujours le même, car il ne change pas. »

Ce dernier mot, malgré son impertinence apparente, renfermait le plus bel éloge que l’on pût faire de la Papauté. Il explique et justifie son infaillibilité dogmatique, et je voudrais croire que son auteur fut assez chrétien pour en avoir compris toute la portée. Oui, le Pape ne change pas et l’on aura beau l’aire, il ne changera pas. On pourra le déplacer, le laisser mourir à Valence comme Pie VI, le transporter alternativement de Rome aux Tuileries, et des Tuileries à la prison de Savone, comme Pie VII, l’exiler à Gaëte ou le confiner au Vatican comme Pie IX ; attaqué par le despotisme, le caprice d’un César ou les fureurs de la Révolution, il ne changera pas plus que la religion et le dogme dont il est le représentant. Il pourra peut-être avoir un jour de faiblesse, comme homme, mais il est de race granitique, comme pontife, et le temps n’a pas de prise sur lui, car il aura toujours un successeur.

Quand l’étranger arrive à Rome et qu’il va faire sa visite à ces belles basiliques où l’on ne sait ce qu’on doit admirer davantage, de la pensée qui les inspira ou de l’art qui se chargea de les exécuter, on arrive à Saint-Paul hors les murs, et l’on voit, à côté les uns des autres, dans l’intérieur du temple, les portraits des deux cent cinquante-huit Papes qui se sont succédé depuis saint Pierre, avec les médaillons encore vides qui attendent leurs remplaçons. Cela paraît très simple, au premier abord, mais rien n’est plus grand, quand on y réfléchit. C’est le plus solennel acte de foi que la pensée humaine ait pu concevoir, car où pourrait-on trouver ailleurs cette suite non interrompue du passé, en relation directe avec l’avenir ? Quel est aujourd’hui le palais des souverains qui ose se flatter d’abriter un si grand nombre d’ancêtres et d’espérer, sans témérité, de pareils rejetons ? Ce n’est qu’à Rome que l’on trouve ainsi le passé et le présent réunis dans une étreinte commune, d’où nous nous attendons, avec une confiance certaine, à voir sortir et se dérouler l’avenir.

Autocratique par son chef, aristocratique par ses cardinaux et ses évêques, démocratique par ses prêtres et ses fidèles, qui appartiennent à toutes les classes de la société, et la liberté individuelle de chacun garantissant la sincérité de chaque adhérent, l’église catholique réunit à la fois les principes essentiels des gouvernemens les plus divers. Elle serait, par suite, la plus admirable des constitutions humaines, si elle n’était qu’humaine, mais elle ne l’est pas, car des hommes n’auraient jamais pu, à eux seuls, réaliser une conception aussi forte et la faire durer depuis des siècles. Il faut donc regarder plus haut et dire avec le poète, en fixant les yeux sur le Calvaire : Stat Crux, dum volvitur orbis. La croix reste debout au milieu des révolutions du monde.


IV

La satisfaction d’avoir trouvé chez le Pape et à la secrétairerie d’Etat les dispositions favorables que j’ai mentionnées précédemment m’encouragea à me rendre compte de l’opinion individuelle des cardinaux avec lesquels je pouvais me trouver en rapport. L’usage habituel des ambassadeurs était de se borner à visiter le doyen du Sacré-Collège, qui était alors le cardinal di Pietro, et de réserver pour une grande réception officielle l’occasion de rencontrer les autres. Il me sembla qu’il y avait quelque chose à faire de plus. En allant individuellement chez chacun d’eux, aux heures où j’avais le plus de chance de les rencontrer, et en les amenant, ainsi, à me trouver à l’ambassade aux mêmes heures, j’étais certain de pouvoir être parfaitement renseigné sur leurs dispositions intimes. Un jour donné, il était possible d’arriver, de la sorte, à obtenir quelques facilités, à modifier même quelques points importuns, puisque toutes les affaires que le Saint-Père ne se réserve pas, lui-même, sont soumises aux congrégations cardinalices, dont les conclusions sont le plus souvent adoptées par le Pape. Le comte Rossi, durant sa mission à Rome, sous le ministère Guizot, s’était beaucoup loué de ce mode de procéder, qui consiste, comme il le disait lui-même, — car il ne négligeait même aucun camérier important, — à partir d’en bas pour arriver en haut.

Je suivis ce conseil et m’en trouvai très bien. Pendant tout le temps que j’ai été à Rome, on verra par la suite de ce récit que j’ai obtenu tout ce que mon gouvernement m’avait chargé de demander. On voulut bien même quelquefois rechercher confidentiellement l’avis de l’ambassadeur, que l’on connaissait personnellement. Je ne saurais trop recommander cette manière de procéder à tous ceux qui auront affaire avec le Saint-Siège. Nulle part on ne peut faire de meilleure diplomatie, si l’on veut s’en donner la peine.

Il est bien entendu, une fois pour toutes, que ces souvenirs ne s’adressent pas à ceux qui, depuis trente ans, demandent la suppression de notre ambassade, quand ils sont dans l’opposition, quitte à voter pour son maintien, quand ils arrivent au pouvoir. Ce jour-là, ils tombent en raison, comme disait un ministre anglais ; car le pouvoir est un chemin de Damas où se révèlent bien des clartés. Je n’écris que pour ceux qui considèrent la force morale d’une nation comme aussi nécessaire à sa grandeur que sa force matérielle ; qui ne croient pas qu’elle puisse vivre sans religion, plus qu’elle ne peut subsister sans nourriture ; et qui comprennent que, lorsque l’enfant vient au monde, il n’est que logique de lui procurer celle de son âme, en même temps qu’on lui donne celle de son corps. Aux autres, je n’aurais rien à dire, car nous ne pourrions nous entendre.

Je ne donnerais pas mon impression complète sur la situation que je trouvai à mon arrivée à Rome, si je ne disais un mot des rapports que nous avions à y entretenir avec la société romaine demeurée fidèle au Saint-Siège. C’était avec elle seule que ces rapports pouvaient s’établir, et ce ne fut pas sans un véritable regret que nous eûmes des relations moins suivies avec des personnes que nous avions connues avant l’invasion de Rome par l’urinée italienne. Cette belle société romaine s’était divisée après cette époque et ce fut un vrai dommage pour elle-même ; car, pendant les trente années de ma carrière diplomatique, je n’en ai connu aucune qui, réunie, fut plus sympathique. La simplicité jointe à la grandeur en faisait le charme. Ces palais, avec leurs splendides galeries, qui n’avaient pas été vendues ou dispersées, ouvertes le matin à l’admiration du monde entier, vous présentaient le soir un assemblage de personnes qui se réunissaient à des jours périodiques et où l’on voyait briller sur les plus nobles poitrines les splendides écrins, héritages patrimoniaux des grandes familles. C’était comme un défilé de souvenirs historiques, rajeunis par la grâce de la jeunesse et de la beauté. On n’a jamais groupé, d’une façon plus charmante, un passé glorieux par sa fidélité avec un présent plus aimable ; et les étrangers, presque tous de marque, qui venaient passer l’hiver dans la Ville éternelle, se sentaient bien chez eux, quand ils n’y étaient pourtant que de passage. C’était encore exactement, sauf quelques royaux exilés de moins, la Rome dont Chateaubriand nous parle dans ses Mémoires, et l’on me pardonnera d’en avoir conservé un doux et mélancolique souvenir.

Cette société, par suite de la difficulté des temps, n’était donc plus la même que celle que nous avions connue, lorsque je revins à Rome comme ambassadeur. Nous n’en fûmes que plus heureux de retrouver les personnes demeurées fidèles au Saint-Siège. C’étaient des relations plus sérieuses peut-être qu’autrefois, mais qui se ressentaient aussi de l’estime que les étrangers eux-mêmes devaient avoir pour des convictions noblement soutenues. À ma réception solennelle d’arrivée à l’ambassade, quatre cents personnes environ furent présentes, y compris une grande partie des membres du Sacré-Collège et de la prélature. Le palais Colonna, où l’ambassade était alors établie, se prêtait à merveille à ces cérémonies, qui font honneur également au pays dont le représentant les donne, et aux étrangers qui veulent bien y venir.

Je n’eus qu’à me louer également de mes rapports avec mon collègue auprès du roi d’Italie. Le marquis de Noailles, aujourd’hui notre ambassadeur à Berlin, que je connaissais depuis longtemps, entretint toujours avec nous les meilleures relations et je n’eus qu’à me féliciter de l’avoir eu pour collègue, ainsi que M. de Haymerlé, ambassadeur d’Autriche et depuis ministre des Affaires étrangères. Nous nous voyions dans l’intimité où nous réunissions mutuellement ceux de nos compatriotes qui étaient à Rome, à demeure ou de passade. D’ailleurs, nous avions aussi, et, en particulier, avec M. Geffroy, le regretté directeur de l’Ecole archéologique, avec nos écoles de la villa Médicis et du palais Farnèse, — de fréquens rapports, ainsi qu’avec les représentans de nos pieux établissemens de Saint-Louis, qu’ils dirigeaient avec une conscience égale à leur sollicitude pour les intérêts dont ils avaient accepté la gestion.


V

Quelques jours après l’audience que j’avais obtenue du Saint-Père, le Congrès de Merlin avait terminé ses travaux, et il est très intéressant, même aujourd’hui, de rappeler l’impression que cet événement politique produisit en Italie :

« Je n’ai pas, écrivais-je, à vous rendre compte en détail, ce soin étant réservé à notre autre ambassade, de l’impression de déconvenue éprouvée ici à la suite du Congrès de Berlin. Il était de tradition, depuis la guerre de 1859, que l’Europe n’avait pas de plus grands intérêts à servir que ceux, de l’Italie irredenta, comme on l’appelle ici, et que même ses désastres pouvaient, comme en 1866, lui donner l’équivalent d’un succès. La déception a donc été grande. Au Vatican, ce résultat n’a pas produit, à beaucoup près, une impression aussi défavorable. Sans doute, on ne se fait pas de grandes illusions sur la durée d’une paix dont la base est la satisfaction de convoitises mutuelles qui, nécessairement, doivent en faire naître d’autres dans un temps donné. Sans doute aussi la cour de Rome ne se déclarera officiellement satisfaite que d’un traité qui lui rendrait certainsavantages temporels. Néanmoins, la grande majorité du Sacré-Collège me paraît admettre que la paix est chose chrétienne et par conséquent bonne en soi, même pour ceux qui n’en retirent pas d’avantages immédiats. Dans la situation où il se trouve, le Saint-Siège a vu, en outre, avec une grande satisfaction les puissances, et notamment la France, stipuler en faveur des intérêts religieux en Orient des garanties positives. J’ai eu l’honneur de vous faire parvenir l’expression des remerciemens du Saint-Père pour la très bonne part que nous y avons prise. Je pourrais les renouveler encore et je suis très heureux, en ce qui me concerne, d’avoir été l’intermédiaire de ces communications. »

Peu de jours après avoir écrit ces lignes, je partis pour la France, en congé, et je pus continuer à M. Waddington la bonne impression que son attitude à Berlin avait produite sur le Saint-Siège. Quoiqu’il fût protestant, comme je l’ai déjà dit, j’ai toujours trouvé en lui un interprète consciencieux et éclairé des intérêts de la France catholique. Il ne m’a jamais créé aucun embarras pendant le cours de ma mission et a tout ; fait pour m’y maintenir, au moment où il quitta le pouvoir, en 1880.

J’eus l’occasion de remarquer son bon vouloir, entre autres circonstances, dans des questions de personnes assez délicates, notamment celle des chapeaux cardinalices que nous pouvions demander au Saint-Siège, et en particulier pour l’évêque d’Orléans, Mgr Dupanloup. Cette question pouvant intéresser encore un certain nombre de personnes, j’entrerai dans quelques détails nécessaires pour expliquer exactement ce qui s’est passé à son égard.

Mgr Dupanloup a trop marqué dans l’histoire religieuse et même politique de notre pays pour que j’aie à retracer ici son portrait. Mais ses adversaires eux-mêmes ont toujours reconnu la supériorité de son esprit, ses vertus éminemment sacerdotales et son amour de l’Eglise. Il était donc naturellement désigné pour marcher à la tête de l’épiscopat français et pour entrer un jour donné dans le Sacré-Collège.

Malheureusement, son attitude dans la question de l’Infaillibilité, contre laquelle il avait pris d’abord parti avec sa chaleur habituelle, avait blessé le pape Pie IX, que sa soumission exemplaire désarma, mais qui avait toujours conservé un souvenir un peu pénible de son opposition primitive au dogme proclamé par le Concile. En outre, la nature éminemment française de son esprit, sa décision, son extrême activité n’étaient pas tout à fait sympathiques à l’ensemble du Sacré-Collège. A Rome, on n’est jamais pressé, parce que l’on a derrière soi les siècles passés et devant soi les siècles à venir. Mgr Dupanloup l’était toujours, j’oserais dire un peu trop. Il aurait voulu enlever les allaires et les suffrages. C’est tout le contraire de ce qu’il faut à Rome, où l’on n’enlève rien, et où rien ne se fait qu’avec la plus scrupuleuse attention. Mgr Dupanloup n’avait donc pas su conquérir, malgré ses éminentes qualités, cet assentiment secret qui aurait pu triompher peut-être des résistances du Saint-Père. Aussi, malgré les efforts de notre ambassade, sous le ministère de M. Jules Simon, Pie IX ne voulut-il jamais consentir à l’admettre au sein du Sacré-Collège.

Et cependant, qui mieux que lui comprenait la dignité de l’Eglise ? Quelle âme plus noble et plus haute que la sienne ? Un nouveau pontificat devait permettre à ses amis d’espérer que ses intentions seraient mieux comprises et qu’il serait d’autant plus soumis après la définition de l’Infaillibilité, qu’il y avait paru d’abord plus hostile ; ce fut le cas pour lui, et son éternel honneur. Un jour Lord Odo Russel, depuis Lord Ampthill, que je retrouvai comme ambassadeur à Berlin, après l’avoir connu à Rome comme chargé d’affaires, purement officieux, de l’Angleterre, me dit ces paroles, que je n’ai pas oubliées : « M. Gladstone m’en a un peu voulu de lui avoir écrit que beaucoup d’évêques protesteraient sans doute contre le projet de l’Infaillibilité, mais que tous s’y soumettraient, quand le Concile l’aurait proclamée. C’était pourtant la vérité. » Mgr Dupanloup fut de ce nombre, et l’éclat de sa soumission égala celui de son indépendance antérieure. Il était donc permis d’espérer qu’en raison de ces circonstances, nous pourrions obtenir du nouveau pontificat ce que le précédent nous avait refusé. C’était, à mon avis, une question de temps et d’opportunité. Mais, je devais, avant tout, pour y arriver, avoir l’assentiment de mon gouvernement, sans lequel il m’était impossible d’agir ; et, là encore, il y avait des difficultés, en raison de l’attitude de l’évêque d’Orléans, pendant la période du Seize Mai.

La première fois que j’en parlai à M. Dufaure, quelques jours après ma nomination, il écouta avec une grande froideur mes ouvertures. Il n’opposa pas un refus formel, mais il me fît une réponse dilatoire. MM. Bardoux et Waddington furent un peu plus favorables, mais mon impression très nette fut que, à l’inverse de ce qui se fait d’habitude, c’était par Rome qu’il fallait commencer, et par en bas, comme je l’ai déjà dit, si l’on voulait arrivera un résultat.

J’essayai donc, suivant l’autorisation que m’en avait donnée M. Waddington, de débrouiller l’affaire à Rome même, et lorsque, peu de jours après mon arrivée, je fis mes visites aux membres du Sacré-Collège, comme je l’ai indiqué plus haut, je leur posai à peu près à tous la même question. Fidèle à la règle de M. Rossi, je terminai par le cardinal secrétaire d’Etat et le doyen du Sacré-Collège, décidé, après cette enquête préalable, à en faire connaître le résultat à mon gouvernement et à lui demander, s’il était favorable, l’autorisation d’en parler formellement au Saint-Père. Je dois déclarer qu’au début, je trouvai encore contre Mgr Dupanloup, chez quelques cardinaux, des préventions dans le sens de celles que j’ai rapportées ; mais, peu à peu, il me sembla que l’opinion s’était très heureusement modifiée devant la récapitulation que je leur faisais des services considérables rendus par lui à la cause de l’Eglise de France, et que je pouvais, en conscience, me croire autorisé par ces témoignages à la faire connaître à mon gouvernement.

Je n’y manquai pas ; et, dès mon arrivée à Paris, pendant les vacances, j’abordai la question avec les ministres auxquels j’en avais parlé précédemment. MM. Dufaure et Bardoux m’écoutèrent cette fois avec intérêt ; M. Waddinglon, presque avec plaisir. Il me sembla, sans que je puisse l’affirmer, que le discours que venait de prononcer Gambetta à Romans, et où se trouvait la fameuse phrase sur le cléricalisme, avait modifié les idées du cabinet et lui avait fait voir de quel côté il aurait désormais à lutter. Aussi, lorsque je parlai aux ministres des résultats de mon enquête à Rome et que je les priai de m’accorder l’autorisation de demander au Saint-Père le chapeau de cardinal pour l’évêque d’Orléans, j’emportai du ministre des Affaires étrangères un assentiment marqué, qui se serait, par suite du précédent de M. Jules Simon, transformé, je n’en doute pas, en une démarche officielle auprès du Saint-Siège.

Malheureusement, les événemens déroutèrent toutes mes prévisions. Le soir de mon arrivée à Turin, où le débordement de la Bormida, un des affluens du Pô, coupant le chemin de fer, m’avait obligé de m’arrêter, en entrant dans le cabinet de lecture de l’hôtel où ma famille et moi étions descendus, j’y lus avec une bien douloureuse surprise la nouvelle de la mort de l’évêque d’Orléans, survenue le 11 octobre à Lacombe, dans le Dauphiné.

Mon émotion fut réelle, et je trouvai, quelques jours après, la même impression chez le cardinal Nina, successeur du cardinal Francbi. Je reviendrai sur la personnalité du nouveau secrétaire d’État, mais, pour achever ce qui touche l’évêque d’Orléans, je dois dire que le cardinal m’en parla dans les meilleurs termes, m’expliquant les malentendus du passé par la raison que j’ai déjà indiquée, me disant combien le nouveau pontife avait apprécié son attitude de soumission et les grands services qu’il avait rendus récemment encore à l’Église. Quelques jours après, le 26 octobre, j’eus une très longue audience du Saint-Père où il me parla spontanément, et dans des termes très affectueux, de Mgr Dupanloup. Il me rappela les services qu’il avait rendus à toutes les époques, sa soumission après le Concile, sa dernière lettre sur le denier de Saint-Pierre, sa lutte contre le centenaire de Voltaire, dont il avait dénoncé au monde, pièces en mains, l’absence complète de patriotisme et de dignité nationale. Néanmoins Sa Sainteté ne fit aucune allusion au chapeau de cardinal, qui avait été demandé, comme je l’ai dit, pour l’évêque d’Orléans, sous le ministère de M. Jules Simon et refusé par Pie IX.

Je ne crus pas devoir embarrasser le Saint-Père, ni me permettre de lui poser une question que la mort de Mgr Dupanloup rendait à la fois indiscrète et inutile ; mais je demeure convaincu, en présence des nominations que fit le Saint-Père six mois après dans le Sacré-Collège, en y faisant entrer notamment Mgr Haynald et le Père Newman, tous deux primitivement hostiles à l’Infaillibilité, que Mgr Dupanloup aurait été nommé cardinal par le pape Léon XIII. J’ajouterai même que, dans mon humble opinion, selon toute vraisemblance, il l’aurait été dans le Consistoire du 8 mai de l’année suivante, où furent proclamés les cardinaux étrangers que je viens de désigner.

J’ai cru devoir entrer dans ces détails, par suite des inexactitudes que les amis et les ennemis du vénérable évêque ont répandues sur ces incidens. Dans l’ardeur de la lutte, — et elle fut vive en ces temps déjà lointains, — on croit volontiers ce que l’on désire ; mais la vérité finit par trouver son jour, et j’ai cru bien faire en la donnant, dans la mesure où elle m’a été connue.


VI

Je reviens au nouveau secrétaire d’État dont je n’ai fait qu’indiquer encore l’arrivée aux affaires.

Je fus charmé de son accueil. « J’ai trouvé, écrivais-je, après l’avoir vu longuement, le cardinal Nina dans les mêmes principes sages et modérés que le cardinal Franchi, avec moins de séduction personnelle et d’habitude diplomatique que son prédécesseur, mais peut-être avec plus de fermeté dans les idées et quelques illusions de moins. La difficulté qu’éprouve Son Eminence à parler le français rend désirable pour elle, comme pour ses interlocuteurs, de s’exprimer en italien, et c’est dans cette langue que se sont établis nos rapports. Cependant, le cardinal Nina comprend tout ce qu’on lui dit en français et il serait en état de suivre toute conversation qui ne provoquerait pas un abandon ou une confidence particulière. C’est le cas pour le plus grand nombre des étrangers qui viennent au Vatican et il n’est pas probable que, par suite, on constate une lacune dans les visites qui pourraient être faites au nouveau secrétaire d’État. »

Ceci n’était qu’une première impression et je dois ajouter, d’ailleurs, que peu de mois après, cette petite difficulté de langage avait à peu près disparu. Il restait seulement un éminent prélat, dépositaire des confidences intimes du Saint-Père, et avec lequel j’ai eu l’honneur d’entretenir des rapports non seulement de parfaite courtoisie, mais de véritable intimité. C’est un des amis du Pape dont le souvenir m’est resté le plus sympathique, car il réunissait à une parfaite loyauté » une intelligence réelle des besoins de son temps, qui l’a rendu l’interprète fidèle des pensées de Léon XIII.

Dans l’audience dont je viens de parler et qui fut fort intéressante, par suite de tous les sujets qui y furent traités, Léon XIII me parla d’abord du cardinal Franchi : « Il est mort à la peine, me dit le Saint-Père, victime de son dévouement à l’Église et à ma personne. Je lui disais bien souvent qu’il devait prendre du repos, mais il était infatigable. Il recevait le jour et travaillait la nuit. Il en est mort. » Comme je parlais au Saint-Père de la séduction des entretiens du cardinal, à laquelle personne n’échappait : « Oui, m’a répondu le Saint-Père, il avait le don d’attirer à lui et de retenir tous ceux qu’il avait conquis. »

Le Pape m’a parlé ensuite fort longuement de la France. Sa Sainteté m’a demandé d’abord des nouvelles du Maréchal-président, et elle a exprimé la confiance qu’il remplirait jusqu’au bout le mandat qu’il avait accepté. Puis, le Pape m’a dit qu’il n’avait pu lire sans une douloureuse impression certaines attaques contre la religion qui s’étaient produites en ces derniers temps. Il craignait notamment qu’il n’y eût, dans le discours de Romans, tout un programme de mesures violentes, que, dans un avenir plus ou moins prochain, une fraction importante de la Chambre des députés voudrait imposer au gouvernement et au Sénat, après le renouvellement, partiel de ce corps. Il croyait que, s’il en était ainsi et si réellement l’on entrait dans une voie de persécution et de violence morale, la religion en souffrirait sans doute, mais bien plus, encore ceux qui les auraient permises.

Le Saint-Père ajouta qu’il n’avait de parti pris contre aucune forme de gouvernement. Un État républicain, où la religion serait honorée et respectée, ne rencontrerait de sa part qu’estime et sympathie, Puis il me dit, avec une certaine émotion, qu’il tendait la main à tout le monde et qu’il faisait appel à toutes les bonnes volontés et à tous les concours. Il s’adressait aussi bien aux puissances schématiques et hérétiques qu’aux puissances catholiques, à la Russie qui avait exilé et déporté les évêques de Pologne, comme à la Suisse qui les avait chassés et à l’Allemagne qui avait fait les lois de Mai. A plus forte raison comptait-il sur la France, la fille aînée de l’Eglise, et désirait-il vivement qu’elle continuât à demeurer fidèle à toutes ses traditions religieuses, qui devaient, lui être aussi chères que le soin de la défense de ses frontières et le souci de ses intérêts matériels.

Je crus pouvoir répondre au Saint-Père que j’espérais que sa confiance ne serait pas trompée, malgré les regrettables incidens auxquels il venait de faire allusion. Il avait été de mon devoir de m’en préoccuper avant de revenir à Rome, et j’en avais entretenu aussi bien le Maréchal-président que plusieurs membres du cabinet. Leur langage avait été parfaitement net et tous avaient regretté le discours de Romans. La France n’avait, en effet, aujourd’hui, nul goût pour les violences, de quelque côté qu’elles vinssent. Elle avait soif d’apaisement et de repos. Par suite, toutes les persécutions lui deviendraient odieuses et déconsidéreraient nécessairement tous ceux qui en auraient la responsabilité ; morale ou matérielle, aujourd’hui ou plus tard.

Ces paroles me parurent produire un apaisement assez notable dans l’esprit du Saint-Père, qui m’entretint ensuite de divers autres sujets et notamment de la Belgique et de l’Allemagne. La chute du ministère Malou et son remplacement par le cabinet libéral présidé » par M. Frère-Orban préoccupaient le Pape, qui aimait trop la Belgique pour ne pas redouter tout ce qui pourrait refroidir ses rapports avec le Saint-Siège. En retour, il me parla avec confiance du rétablissement de la paix avec l’Allemagne. « C’est une affaire de temps, me dit le Souverain Pontife, mais de tous côtés il me semble que l’on désire ; un arrangement, et, quant à moi, je le désire vivement, dans l’intérêt de ce pays, que j’aime, comme dans celui de l’Église. »

Je rappelai ensuite au Saint-Père la demande que j’avais adressée depuis mon retour au nouveau secrétaire d’État de faire respecter le protectorat que le Congrès de Berlin nous avait reconnu sur les catholiques d’Orient et de ne pas permettre que d’autres puissances cherchassent à le partager avec nous. C’était à la demande du Saint-Siège et du Saint-Père personnellement que ce droit avait été reconnu à la France par un traité formel. C’était à la cour de Rome à sauvegarder l’exécution pratique d’un article qui avait été obtenu par notre intermédiaire et auquel nous avions, par suite, le droit de nous intéresser davantage.

Le Pape voulut reconnaître la justesse de ces observations et me dit qu’il en parlerait au secrétaire d’État et au cardinal préfet de la Propagande. Je vis, du reste, avec plaisir, que Sa Sainteté était informée des moindres détails, et qu’elle suivait avec la plus vigilante sollicitude toutes les questions de politique étrangère auxquelles se trouvaient mêlés les intérêts de l’Église.

Tels sont les principaux points qui furent traités dans cette audience, dont j’ai pu oublier alors et dont j’omets encore aujourd’hui quelques détails, dans un compte rendu destiné à la publicité, mais c’est toujours la pensée et ce sont souvent les expressions mêmes du Souverain Pontife qui y ont été reproduites. « Je regrette seulement, ajoutais-je, de ne pouvoir y joindre l’expression de bonté et presque de paternité bienveillante qui s’est peinte à diverses reprises sur son visage, notamment lorsqu’il me parlait de la France, ni retracer la finesse et la distinction de celle physionomie qui appartient déjà à l’histoire et y laissera, je crois pouvoir l’affirmer aujourd’hui, si le temps ne lui manque pas, une trace lumineuse et souverainement bienfaisante. »

J’eus l’occasion, quelques jours, après de recevoir la visite du cardinal Simeoni, préfet de la Propagande, qui vint m’annoncer que, sur l’ordre du Pape, il venait d’adresser à tous les délégués apostoliques en Orient une circulaire conforme au désir, que j’avais exprimé, de voir notre protectorat sur les catholiques placé en dehors de toute atteinte. Le secrétaire de la Propagande, Mgr Agnozzi, m’avait tenu l’avant-veille le même langage, et, pendant tout le temps de mon séjour à Rome, je n’eus qu’à me louer de l’exactitude avec laquelle fut tenu cet engagement.

Je fus d’autant plus satisfait du langage du cardinal Simeoni, que, par la force des choses, il avait pu, comme ancien secrétaire d’Etat de Pie IX, après la mort du cardinal Antonelli, manifester, sur certaines questions, et notamment sur celle de notre protectorat, quelques sentimens politiques en désaccord avec la nouvelle inspiration de la secrétairerie d’Etat. Mais je vis là une preuve nouvelle de l’identité de vues de la cour de Rome, quand le Pape s’était une fois prononcé. Je profitai de la visite du cardinal pour lui donner connaissance d’un télégramme de Mgr Azarian, communiqué par M. Fournier, et dans lequel le délégué apostolique se louait hautement de l’attitude aussi sage qu’énergique prise par notre ambassadeur à Constantinople, dans l’élection du patriarche chaldéen, qui venait, grâce à son intervention, d’obtenir la sanction de la Porte. J’en pris texte pour faire ressortir vis-à-vis du cardinal Simeoni que nous comprenions nos devoirs, en même temps que nous désirions voir respecter nos droits ; et il voulut bien reconnaître la parfaite correction de notre attitude et de notre langage.


VI

Quelques jours après ces visites, la nouvelle de l’attentat commis par Passanante sur la personne du roi Humhert éclata comme un coup de foudre dans Rome. La présence d’esprit de la reine Marguerite et le courage de Cairoli le préservèrent cette fois. L’indignation fut générale et unanime en Italie comme en Europe. Le Popolo romano, journal libéral modéré, très répandu et qui voulait une entente entre le pontifical et l’Italie, publia, le surlendemain de l’attentat, un remarquable article, que j’envoyai à Paris et que, menu ; aujourd’hui, on peut relire avec intérêt et profit. Parlant du cri poussé par la reine Marguerite, au moment où l’assassin cherchait à poignarder le Roi : « Cairoli, salvi il Re ! — Cairoli, sauvez le Roi ! » le rédacteur de l’article ajoutait : « Oui, sauvez le Roi ! mais, pour le faire, il ne faut pas attendre que l’assassin lève son poignard. Il faut, par une énergique application des lois, faire en sorte que, dans les associations républicaines, on ne prépare pas et on ne discute pas l’assassinat, et que le drapeau rouge glorifié et impuni ne couvre pas la garde du poignard qui va l’accomplir. Cairoli est une des figures les plus sympathiques apparues dans l’histoire de nos troubles politiques ; il est l’ami et le ministre dévoué du roi Humbert ; le poignard des assassins a voulu les frapper ensemble, Cairoli, sauvez le Roi ! mais, pour y arriver, il faut une des deux choses, ou abandonner vos utopies, ou abandonner le pouvoir. »

Le Vatican ne pouvait pas rester en arrière, au milieu de l’émotion et de l’indignation générales. Seulement, en raison de sa position spéciale, le Pape ne crut pas pouvoir faire une démarche directe auprès du Roi. La difficulté fut tranchée par une lettre de Sa Sainteté à l’archevêque de Naples. D’après ce que me dit le cardinal Nina, cette lettre mentionnait l’indignation du Saint-Père pour le lâche attentat dont le Roi avait failli être la victime, remerciait le ciel de l’avoir préservé, et appelait l’attention de Sa Majesté sur les dangers auxquels les violences sectaires peuvent exposer la personne des souverains et l’existence de leurs Etats.

Le roi d’Italie fit répondre par le secrétaire de son cabinet à la lettre que l’archevêque de Naples lui avait écrite de la part du Saint-Père. Sa Majesté s’y montrait très sensible au témoignage d’intérêt que lui donnait le Souverain Pontife dans cette circonstance douloureuse et l’en remerciait en termes d’affectueux respect pour son auguste personne : mais il ne répondait pas aux exhortations paternelles, à la predichetta, — m’a dit le cardinal Nina, — qui terminait la lettre. Somme toute, cet (‘change de communications produisit plutôt un bon effet au Quirinal, comme au Vatican : et il y eut lieu de s’en féliciter.

Cet attentat, du reste, précédé et suivi des tentatives criminelles de Florence et de Pise, produisit une impression également douloureuse dans le monde ecclésiastique et dans le monde italien. Seulement, les conséquences qu’on en tira au Vatican ne furent naturellement pas les mêmes et les remèdes à apportera au mal parurent différens. Pour les uns, une modification dans l’administration et un changement dans le ministère parurent indispensables ; pour les autres, l’attentat de Passanante sembla être l’indice d’un état de choses profondément troublé et qui ne pouvait être guéri que par une modification sensible dans le régime intérieur de l’Italie, et même dans l’état général de l’Europe.

Quoi qu’il en soit, les acclamations qui accompagnèrent le Roi à son retour de Naples à Rome étaient l’indice d’un grave danger, entrevu par tout un peuple, et le Roi y trouva un regain de popularité, qui lui avait manqué dans les derniers temps. L’attentat de Passanante fit tout oublier et l’on ne pensa plus qu’au danger qu’on aurait couru, si le Roi avait été assassiné. « Je dois constater, ajoutai-je dans mon rapport à M. Waddington, que, dans les jours qui ont précédé l’attentat, et dans les démonstrations qui ont eu lieu avant l’arrivée du Roi à Rome, on sentait dans l’air une sorte d’agitation révolutionnaire, prélude de graves événemens. La tolérance du ministère et de celui qui l’a précédé vis-à-vis îles sociétés secrètes avait porté ses fruits. On ne sentait nulle part, ainsi que je l’écrivais, il y a un mois, à Votre Excellence, l’influence du gouvernement, et les mauvaises passions profitaient naturellement de sa tolérance. »

Il m’a semblé que les douloureux événemens, qui se sont accomplis l’été dernier, donnent une triste actualité à ces pages, bien que Bresci ait malheureusement fait oublier Passanante, et qu’il n’y ait eu de semblable que le courage de la malheureuse, Reine et l’indignation du monde entier devant le crime commis., Mais on ne saurait assez répéter qu’il n’y a pas deux manières de gouverner, et la solidarité des principes révolutionnaires avec les attentats qui en résultent nécessairement dans un temps donné indiquent clairement que, si on veut les éviter, il faut appuyer et défendre énergiquement les principes contraires. Cela est vrai pour tous les pays et quelle que soit la forme du gouvernement, qu’ils aient cru devoir adopter ; mais on comprend que le Vatican ail, plus qu’un autre pouvoir, le droit de proclamer ces doctrines et de les rappeler dans toutes les occasions où leur application devient nécessaire. Il n’y a pas manqué en 1900, comme il l’avait fait en 1879.

Nous en eûmes bientôt la preuve dans la première Encyclique du nouveau Pape, qui parut au commencement de 1879. Le Saint-Père me dit, lui-même, dans une des audiences qu’il m’accorda à la fin de l’année et, sur lesquelles je reviendrai plus tard, que l’idée de l’Encyclique lui était venue le jour de la rentrée du roi Humbert, après Patientât de Passanante. Ayant appris les précautions extraordinaires qui avaient été prises pour le retour de Naples à Rome, Sa Sainteté dit à un cardinal qui se trouvait chez elle : « Mais pourquoi ne penser jamais qu’à des mesures de police, qui peuvent être nécessaires, mais qui n’empêchent pas les attentats, au lieu de revenir aux seuls principes qui puissent les prévenir ? » L’idée de l’Encyclique était dans ces mots, et, le lendemain, le Pape commença à s’en occuper.

La publication de l’Encyclique produisit uni ; très grande impression en Italie. Il n’y avait pas lieu de s’en étonner, en présence de la grandeur des questions qui y étaient abordées et des jugemens doctrinaux qu’elle renfermait ; mais on pouvait croire qu’en dehors des catholiques convaincus, elle ne rencontrerait pas une approbation complète. Il n’en fut rien ; et des journaux libéraux comme la Perseveranza de Milan, le Risorgimento de Turin, la Nazione et l’Opinione de Florence, lui donnèrent une adhésion plus ou moins formelle. L’Italie elle-même, malgré des réserves explicites, ne marchanda pas ses éloges au document émané du Vatican. Les causes de ce succès étaient multiples et il est intéressant de les rappeler.

Une des plus évidentes était que, depuis l’attentat, tous les esprits modérés du royaume comprenaient le danger que créait à leur pays l’existence d’une secte qui se manifestait par de pareils crimes et pouvait compromettre la nationalité italienne elle-même, en détruisant la souveraineté qui l’a fondée. La théorie de la soumission aux princes et aux lois ne pouvait donc déplaire aux hommes sages, en majorité dans le pays, et c’est à ce titre qu’ils donnèrent à l’Encyclique, comme l’avait fait entre autres la Nazione, une approbation sans réserve.

D’autres, comparant le ton modéré de l’Encyclique du nouveau Pape, avec les documens émanés du Vatican sous le dernier pontificat, en avaient trouvé ; la forme ; plus douce, si le fond demeurait à peu près le même. Ils s’en contentèrent, n’y voyant aucune revendication expresse en faveur du pouvoir temporel.

« Une autre fraction du parti libéral, écrivais-je dans ma dépêche du 19 janvier, qui tend à prendre en Italie une importance assez grande depuis quelque temps, est celle à la tête de laquelle se sont placés les comtes Selopis et di Masino. Hommes modérés et catholiques sincères, ils parlent du principe des faits accomplis dans l’ordre politique, pour soutenir à peu près exclusivement le principe religieux, et s’y attacher avec d’autant plus de force que les intérêts temporels demeureraient en dehors.

« Les hommes qui forment ce groupe applaudissent hautement au langage profondément chrétien de l’Encyclique, en dégagent toute la partie doctrinale, et y adhèrent avec fermeté et conviction. C’est surtout en Piémont et en Toscane que ce parti se recrute et gagne des adhérons. Ils voudraient aller aux élections, mais sans engagement préalable, se réservant, s’ils entraient dans les Chambres, d’y soutenir toutes les mesures favorables à l’Église, mais sans faire d’opposition au gouvernement italien. Pour le moment, ils ont pleinement adhéré à toute la partie doctrinale de l’Encyclique, ainsi que le démontrent les articles du Risorgimento et de la Perseveranza.

« Enfin, une des causes du succès de l’Encyclique en Italie, que personne ne conteste, c’est qu’elle révèle une force indiscutable avec laquelle on n’aime pas à se trouver en désaccord, dans un pays où une autorité réelle, moine purement doctrinale, a toujours du prestige. En général, les Italiens croient au succès du pontificat de Léon XIII, de même qu’ils étaient persuadés du malheur nécessaire, de la jettatura, pour me servir d’une de leurs expressions favorites, de celui du pape Pie IX. L’Encyclique paraît leur révéler un maître. Ils ne l’aiment pas tous, mais ils le craignent et, par suite, ils le respectent davantage.

« D’ailleurs, ces grandes allures de langage donnent satisfaction à leur amour de la forme, qui se complaît aussi bien dans ces belles périodes que dans les œuvres d’art où ils excellent. De même qu’ils aimaient leurs cérémonies d’autrefois, éclairées par leur brillant soleil sur la place de Saint-Pierre, de même ils se plaisent à voir l’un d’entre eux porter la tiare avec majesté, alors même qu’ils obéissent à un autre. C’est un trop noble patrimoine, c’est une force européenne trop bien constatée, pour que tout ce qui n’est pas sectaire ne cherche pas à les conserver à l’Italie. Il n’y a pas à Rome, par exemple, dans les rues les plus fréquentées, un marchand d’estampes ou de gravures chez lequel, à côté de l’image du Roi et de la charmante reine Marguerite, ne se trouve celle du Pape. Cette dernière même est plus souvent exposée que l’autre, à la différence de ce que j’ai vu lors de mes précédens passages à Rome. Léon XIII est évidemment, aujourd’hui, si je puis me servir de cette expression, la grande figure du jour en Italie, et sa première Encyclique lui adressé un piédestal, d’où il se fait entendre même de ceux qui se sont déclarés ses ennemis.

« Telles sont, je crois, les raisons du succès de cet important document. Je n’ai pas voulu, toutefois, m’en rapporter à moi-même dans ces appréciations. J’en ai entretenu, durant ces huit jours, un certain nombre de personnes d’opinions diverses, y compris deux ambassadeurs accrédités auprès du Quirinal et avec lesquels j’étais lié, avant de venir à Rome. Il m’a semblé que leur manière de voir ne différait pas sensiblement de la mienne dans leur ensemble, et c’est à ce double titre que j’ai cru pouvoir vous la communiquer. »

J’ignore si quelques-unes des appréciations qui précèdent conservent encore aujourd’hui le même caractère d’exactitude qu’elles avaient, je crois pouvoir le dire, il y a vingt ans ; mais il m’a paru intéressant de faire connaître l’impression que produisit alors en Italie ce premier acte public du grand pontife dont, à partir de ce moment, la noble figure allait s’imposera l’histoire contemporaine.


VIII

J’eus l’honneur de le revoir deux fois pendant ce mois de décembre 1878 ; la première, pour lui remettre une lettre du Président de la République, demandant l’institution canonique pour Mgr Denécheau, évêque de Tulle ; la seconde, à l’occasion des fêtes de Noël et du nouvel an. Cette dernière offrit surtout, un réel intérêt ; et me permit de pénétrer davantage la pensée intime du Souverain Pontife. En ce qui concerne la France, je le trouvai moins préoccupé que la dernière fois où j’avais eu l’honneur de l’approcher. Le passage successif d’un assez grand nombre de nos évêques, venus à Rome, suivant l’usage, pour y faire leur visite, dans la première année du nouveau pontificat, était pour Sa Sainteté un motif de consolation et d’encouragement. Les questions politiques, comme celles du renouvellement du Sénat, l’intéressaient par conséquent un peu moins, en présence du nombreux concours des prélats français, qui lui représentaient une force permanente de dévouement au Saint-Siège et d’assistance morale et matérielle. Sa Sainteté me parla de notre épiscopat dans les termes les plus flatteurs, disant qu’elle ne saurait assez se louer de son concours, de sa modération, de son excellent esprit. Tous ceux de nos évêques, qui n’étaient pas encore venus à Rome, lui avaient écrit ces jours derniers. Le Pape voulut bien me lire quelques passages de leurs lettres et daigna se rappeler que les indications que je lui avais données moi-même, à diverses reprises, sur l’état de la France, étaient conformes à celles qu’il venait de recevoir.

Le Saint-Père me parla de l’avenir avec confiance et espoir : c’était le développement de la parole ; de Celui dont il est le représentant ici-bas : paix sur la terre aux hommes de bonne volonté. Il développa ce thème devant moi avec une autorité apostolique et une élévation de langage qui me liront vivement regretter d’on être le seul auditeur. « J’aurais voulu, écrivais-je, que l’on pût entendre au dehors ces paroles où il n’y avait qu’une invite à la concorde et à l’union entre les chrétiens. L’expression de sa noble figure, pendant qu’il les prononçait, donnait à son langage une couleur plus accentuée. Je le voyais, en quelque sorte, s’élever devant moi, tranquillement, graduellement, et je le regardais monter, avec une admiration muette, comme si une force surnaturelle donnait des ailes à sa pensée et un éclair à son regard. » « Le Saint-Père a confiance dans l’avenir, ajoutais-je, tout en ne se faisant pas d’illusions sur les difficultés présentes, et, sans désespérer du temporel, il consacre toutes ses forces au raffermissement de l’autorité doctrinale. Les questions politiques pures ne le touchent que secondairement. En dehors de l’Italie, il s’arrangera de tout gouvernement qui ne le gênera pas dans l’exercice de son autorité spirituelle ; mais, en raison même de sa modération et de ses efforts constans pour arriver à la pacification religieuse, sans abandonner toutefois aucun principe, il relèverait énergiquement toute insulte faite au Saint-Siège par ceux auxquels il avait d’abord tendu la main. Ce serait alors un véritable lutteur, avec Lequel il faudrait compter très sérieusement et, je ne conseillerais à aucun gouvernement d’engager avec Léon XIII un combat, où il se montrerait, je n’en doute pas, supérieur.

« Le Saint-Père est, du reste, secondé dans sa tâche par deux individualités marquantes, le cardinal Nina, secrétaire d’Etat et Mgr Czacki, substitut de la secrétairerie d’Etat pour les affaires ecclésiastiques extraordinaires. Le cardinal Nina a toutes les qualités que l’on peut souhaiter pour le poste qu’il occupe, sauf son peu de connaissance de notre langue qu’il étudie chaque, jour, c’est-à-dire fermeté, droiture et conciliation. Mgr Czacki, qui a, chaque semaine, son jour de travail avec le Saint-Père, est une des individualités les plus distinguées de la prélature romaine. Connaissant toutes les langues de l’Europe, qu’il parle également bien, d’une habileté consommée, il est l’âme de toute la politique extérieure du Saint-Père. C’est lui qui, au fond, d’accord avec le cardinal Franchi, dont il était l’ami intime, a inspiré tous les pourparlers avec l’Allemagne et qui est chargé directement par le Pape des négociations délicates que le Saint-Père ne croit pas pouvoir faire traiter officiellement par le cardinal secrétaire d’Etat. Ces deux hommes sont, dans les questions extérieures, chacun suivant son grade, les organes de la pensée du Saint-Père, et il est incontestable qu’elle ne peut être remise entre des mains plus sures et plus habiles. »

Au moment où j’écrivais ces lignes, j’avais, en effet entamé avec Mgr Czacki une négociation fort importante pour nos intérêts religieux et qui fut couronnée de succès. Il s’agissait d’obtenir pour deux de nos évêques le chapeau de cardinal et de porter à sept un nombre qui, depuis le commencement du siècle, n’avait jamais dépassé six pour la France. Les détails de cette négociation politico-religieuse pourront intéresser les personnes qui attachent quelque importance à voir l’influence française se manifester au dehors, aussi Lien dans les questions religieuses que dans les questions politiques. J’en parlerai dans un prochain article.


MARQUIS DE GABRIAC.

  1. Voyez la Revue des 1er mars, 1er juin, 1er juillet 1897.