Souvenirs d’un voyage en Perse
Revue des Deux Mondes3e période, tome 79 (p. 367-391).
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SOUVENIRS
D’UN
VOYAGE EN PERSE

L’ARABISTAN ET LA MONTAGNE DES BAKHTYARIS.


En mai 1885, la mission archéologique de Susiane, dirigée par M. Dieulafoy, avait terminé sa première campagne de fouilles. J’étais attaché comme naturaliste à cette mission. Avec l’été qui approchait, la chaleur, augmentant chaque jour, était devenue insupportable à Suse. Les travaux étaient suspendus sur les chantiers ; il fallait quitter le pays jusqu’au prochain hiver. M. et Mme Dieulafoy se dirigeaient sur Bassorah, emportant en France les produits des premières fouilles. Pendant ce temps, M. Dieulafoy nous avait chargés, M. Babin, ingénieur des ponts et chaussées et moi, de prendre les photographies des bas-reliefs et des inscriptions de Malamir ; puis il nous avait tracé un itinéraire par Chiraz et Ispahan et nous avait marqué différentes étapes archéologiques : Persépolis, Nakhch-y-Roustem, Méched-y-Maurghâb. La région que nous avons parcourue de Chouster à Chiraz, dans la montagne des Bakhtyaris et dans les plaines de Ram-Hormuz, est assez peu connue pour qu’il puisse être intéressant de retracer les principaux traits de notre voyage.

Dans le pays que nous avons visité, nous avons vu des populations qui appartiennent à des races très différentes : Arabes, Susiens, Loris, Bakhtyaris, Farsis. Ces tribus ne se mélangent pas, alors même qu’elles mènent une vie toute pareille. Chacune d’elles peut être ou nomade ou sédentaire ; les conditions de son existence sont déterminées par la nature du sol où elle habite ; car si, dans tous les lieux du monde, la terre exerce une action sur les hommes qu’elle porte, il n’est pas une contrée où cette influence soit plus immédiate et plus sensible qu’en Perse.

Partis de Suze le 17 mai, nous nous sommes dirigés sur Dizfoul et Chouster. De là nous sommes entrés dans la montagne, montant toujours de plateau en plateau jusqu’à Malamir, où nous avons séjourné quatre jours. Nous avons redescendu ces gradins par une autre voie et nous avons atteint Ram-Hormuz, Bebahan, puis Bender-Dilem, sur les bords du Golfe-Persique. Après avoir longé la côte jusqu’à Bender-Rig, nous avons retrouvé à Daliki la route de Bender-Bouchir à Chiraz, que les caravanes parcourent dans toute la belle saison. Il ne nous restait plus désormais qu’à suivre les lacets que les pieds des mulets laissent aux flancs de la montagne ; nous n’avions plus la préoccupation de rechercher dans, les hautes herbes séchées une piste à peine tracée, comme nous étions obligés de le faire depuis notre départ de Chouster. La partie la plus difficile de notre voyage était alors terminée.


I.

Le nom de Perse, embrassant tous les pays compris entre le Golfe-Persique, la Turquie d’Asie, la Russie, l’Afghanistan et le Béloutchistan, n’est qu’une désignation politique; c’est le territoire, dont les habitans obéissent, ou, pour mieux dire, paient l’impôt au chah de Téhéran. Au point de vue de la géographie physique, il faudrait y distinguer quatre zones. La première est formée par les provinces montagneuses et forestières du Mazenderan et du Ghilan, qui prolongent la région du Caucase. Les trois autres zones à distinguer sont : 1° le plateau de l’Iran; 2° les gradins successifs qui conduisent des hauts plateaux à la plaine de l’Arabistan ; 3° la plaine de l’Arabistan, qui s’étend du pied des montagnes aux bords du Golfe-Persique.

De ces trois parties, la plus étendue, la plus peuplée, la plus riche en villes et en villages, quoique la moins favorisée par la nature, est celle des hauts plateaux. M. Dieulafoy a déjà appelé l’attention sur ce fait, que cette partie de la Perse ne possède point d’eau de surface. A part le Zende-Roud, qui traverse Ispahan et qui, d’ailleurs, se perd dans le sol, il serait impossible d’y trouver un fleuve de quelque importance. Les seuls arbres que l’on y voie sont ceux que l’industrie de l’homme fait croître dans les jardins. L’eau est amenée aux villes et aux villages par des canaux souterrains, quelquefois très longs, que l’on nomme des kanots. Ils vont chercher l’eau au pied des montagnes qui bordent chaque plateau. L’eau des pluies ou de la fonte des neiges glisse sans s’arrêter sur la pente très raide de ces montagnes, traverse la première couche formée de cailloux siliceux pris dans une gangue marneuse, et ne s’arrête qu’en arrivant au niveau d’une couche de marne imperméable. Il se produit ainsi une nappe souterraine qui se répand de gradins en gradins jusqu’au versant du Golfe-Persique. C’est sur cette nappe que l’homme des hauts plateaux prélève, en l’arrachant aux entrailles de la terre, les eaux dont il a besoin pour fertiliser son jardin ou son champ.

Cette disposition résulte de la manière dont se sont formés les plateaux persans; en tous cas, elle a eu un curieux effet, il s’est passé pour ces pays l’inverse de ce que l’on est accoutumé à voir. Ailleurs, les villes se sont élevées sur le bord de cours d’eau préexistans ; ici l’homme est venu avant l’eau et a été contraint d’entreprendre de grands travaux dès le jour où il a voulu se fixer dans l’Iran. Il a dû construire et entretenir incessamment tous ces kanots qui lui permettent d’avoir des arbres fruitiers, du blé, du riz, du coton, du tabac, de l’opium supérieurs à ceux que produisent d’autres pays plus favorisés. Ces kanots exigent une surveillance continuelle. Elle s’exerce par des puits creusé de 20 mètres en 20 mètres, qui ont, d’ailleurs, servi au percement du kanot.

Un jour, frappés de l’état de décadence d’un enclos où les arbres flétris semblaient devoir prochainement mourir, nous avons demandé la raison du dépérissement de ce jardin : « Oh ! nous répondit-on, son maître est mort ! » Mot qui peint bien exactement l’état de la Perse ; si les hommes partaient, les arbres mourraient.

Quand on est sorti du petit territoire cultivé qui entoure un village, on parcourt 40 kilomètres, souvent le double, sur des plateaux pierreux, bordés de chaque côté par la même montagne. Il n’y croît que de rares touffes d’herbes. Point d’êtres vivans autres que des troupeaux de gazelles, auxquelles leur agilité permet de parcourir très vite ces grands espaces nus : un silence que rien ne trouble, rien qui attire particulièrement l’œil ; toujours le gris du sol sous l’immuable bleu du ciel, et cela jusqu’au prochain endroit où les hommes se sont groupés et ont amené l’eau.

Enfin, pour achever l’histoire de ces plateaux, il y règne une sécheresse extrême. La température y subit des variations considérables. Deux ou trois mois dans l’année, ils sont couverts de neige et l’été la chaleur est accablante, toujours supérieure à 40° à l’ombre à midi, et cependant même en cette saison les nuits sont très fraîches. C’est dans cette région que se trouvent les villes de Koumicha, Ispahan, Koum, Kachan, Téhéran, Hamadan.

La seconde zone, comprenant le Fars, les montagnes des Bakhtyaris, le Luristan, ne possède pas d’autre ville importante que Chiraz. En négligeant les accidens de détail, on peut comparer cette partie de la Perse à un immense escalier d’environ 2,500 mètres de hauteur et dont la longueur dépasse 1,000 kilomètres du nord-ouest au sud-est. Il est formé d’une dizaine de gradins environ, présentant ainsi au voyageur qui se rend du Golfe-Persique dans l’Iran une série de plateaux de plus en plus élevés. Pour passer de l’un sur l’autre, il faut gravir des rampes très raides que les gens du pays appellent des kotals.

A l’inverse de ce qui existe pour les hauts plateaux, l’eau de surface, douce ou saumâtre suivant l’altitude, est très abondante par suite de plusieurs causes. D’abord, une couche imperméable est presque partout au niveau du fond des vallées. Puis les hauts sommets de ces montagnes qui font face au Golfe-Persique, et, par suite, arrêtent les vents humides de la mer, sont couverts de neige de la fin de novembre au commencement de juin. Cette neige, en fondant, entretient sur le flanc de la montagne des lacs, des torrens, des ruisseaux qui donnent dans les vallées la fraîcheur et la verdure, et se réunissent pour former les grands fleuves de l’Arabistan. Aussi trouve-t-on dans ces régions des arbres, presque toujours le noyer ou le chêne à grandes feuilles. Ils sont même par endroits réunis d’une façon assez dense pour mériter le nom de forêts.

La partie méridionale de cette chaîne : le Fars possède une petite ville sur chaque plateau depuis Bender-Bouchire jusqu’à Chiraz. Vers le nord, la montagne est habitée par les Bakhtyaris et les Loris, qui vivent sous des tentes et promènent leurs troupeaux dans les hautes vallées.

Une grande plaine, qui descend en pente douce du pied des montagnes au rivage du Golfe-Persique, forme la quatrième partie de la Perse. On y trouve deux villes assez considérables : Chouster et Dizfoul; Bebahan, Ram-Hormuz, Havizeh, Ahwaz, sont de moindre importance : il y a encore quelques villages au long des cours d’eau. Le reste du pays est parcouru par des tribus d’Arabes qui promènent d’endroit en endroit leurs tentes de laine noire en poussant devant eux leurs troupeaux de chameaux, de moutons et de bœufs ; ils ont des buffles si les terres, qui leur sont louées moyennant impôt, sont parcourues par une rivière. Cette plaine est arrosée par de très grands fleuves : le Karkhah, le Karoun, l’Allar, le Kurdistan et d’autres rivières de moindre importance. Très favorisée par la nature, elle n’a contre elle que la prodigieuse chaleur de son été, qui ne permet pas aux Européens d’y vivre en cette saison. Les habitans du pays eux-mêmes sont contraints d’y échapper et se réfugient pendant tout l’été dans des caves, souvent très profondes, creusées dans un poudingue très compact. Quittant le pays vers le 20 mai, nous avons constaté 49 degrés à l’ombre, et c’était loin d’être le maximum de l’année.

Il existe, en janvier, une saison des pluies qui dure environ un mois. Pendant ce temps, l’eau du ciel se déverse à torrens. La plaine, toute nue, à peine couverte çà et là d’herbes sèches, revêt alors une légère teinte verte. Là, point de plantes vivaces : la végétation accomplit son cycle entier de janvier à la fin d’avril. En mai, tout est mort ou brûlé par les Arabes. Grâce à l’extrême sécheresse, ils incendient d’immenses espaces, tantôt sous prétexte de brûler les chardons et d’avoir, pour l’année suivante, de meilleurs pâturages, d’autres fois pour détruire dans la graine les pâturages d’une tribu ennemie, d’autres fois encore pour rien, par insouciance. Un tison qui roule donne lieu à des incendies qui se propagent sur des kilomètres carrés, laissant derrière eux un sol noir où les bêtes de caravane, percevant un phénomène qu’elles ne comprennent pas, n’avancent qu’avec la plus extrême défiance.

A la fin de janvier, et pour donner seulement les grands traits du paysage, cette plaine immense, barrée par la montagne d’un bleu léger, aux crêtes blanches de neige, est toute verdoyante de l’herbe nouvelle. Bientôt, sur ce fonds de graminées, apparaissent çà et là des anémones aux fleurs d’un rouge pourpré. Dans les parties sableuses particulièrement, où le gazon n’atteint qu’une faible taille, ces anémones couvrent de larges espaces et donnent à la plaine un ton sanglant. Dans ces régions, il ne croit rien d’autre à l’exception de quelques chicorées sauvages et des iris, dont la fleur bleue attire l’œil çà et là. Mais dans les parties à sol marneux, comme la Susiane ou la plaine de Ram-Hormuz, la végétation croît activement. Une lutte intense s’établit. Des plantes nouvelles naissent, qui ne tardent pas à étouffer sous elles les premières venues. C’est d’abord une crucifère à fleurs blanches qui émaille la plaine ; mais elle dure peu. Elle ne tarde pas à céder la place à un sinapis, dont les fleurs jaunes couvrent bientôt tout le sol, étendant partout leurs tons d’or et ne laissant verte que la faible étendue réservée par les Arabes pour leur blé ou leur orge. Ces céréales croissent et mûrissent presque sans culture ; les nomades se contentent de temps à autre d’ouvrir ou de fermer avec une bêche les petits fossés qui amènent l’eau tirée du fleuve voisin par un canal plus grand, ou djough.

Cependant les graminées plus faibles, mais plus nombreuses, grandissent : au commencement de mars, l’herbe atteint le genou, tandis que ces hautes crucifères touchent l’épaule du promeneur. Mais, par-dessous germent des plantes plus armées, des chardons à fleur rouge qui, en moins de quinze jours, atteignent la taille d’un homme ; quinze jours après, ils dépassent par place la tête d’un cavalier. Plus tardivement encore une nouvelle espèce de chardons se fait jour : ses fleurs jaunes sont à cette époque les seules couleurs un peu vives de la plaine. C’est le milieu d’avril, l’herbe déjà se dessèche ; huit ou dix jours encore il sera impossible de circuler à pied ou même à cheval. Ces plantes épineuses, dans lesquelles montures et cavaliers disparaissent font aux jambes de cruelles piqûres, et les bêtes refusent d’avancer. Puis ces chardons eux-mêmes se dessèchent ; tout est jaune et désolé jusqu’aux dernières limites de l’horizon. La chaleur du jour est suffocante, les moustiques troublent le repos des nuits; le pays est devenu inhabitable même pour ceux qui ont le moins de souci du confort.

Dans cette rapide esquisse, j’ai nécessairement négligé les plantes plus timides que l’observateur découvre en écartant les plus encombrantes : myosotis, véroniques délicates enfouies sous la fougueuse montée des autres plantes, roses trémières aux larges fleurs toutes blanches, comme anémiées et décolorées par la grande chaleur. Et ceci n’est pas simplement une figure, j’ai bien souvent observé dans les hautes vallées où l’air est plus frais, ou dans les jardins de Ram-Hormuz sous l’ombre épaisse des palmiers et des grenadiers, les mêmes plantes produisant des fleurs roses comme dans nos climats tempérés.

C’est au résumé une végétation violente mais monotone; il n’y a aucune plante qui séduise l’œil par l’élégance de sa forme, aucune fleur qui se fasse remarquer par la beauté de ses couleurs ou la finesse de son parfum. Trop peu d’espèces ont pu prospérer dans des conditions de climat si spéciales.

Les arbres spontanés que l’on rencontre sont peu nombreux. Au long des fleuves règnent des forêts de saules et tamaris ; mais elles ne s’étendent pas loin de la rive. Dans les parties un peu pierreuses de la plaine, en approchant du pied des montagnes, on trouve épars ou groupés en bouquets un arbre que les Persans appellent le konar.

Par les soins de l’homme prospèrent dans les parties cultivées : les dattiers, les grenadiers, les orangers et les citronniers.

Dans ce désert herbeux vit tout un monde d’animaux. Comme pour les plantes, il y a peu d’espèces différentes, mais beaucoup d’individus. C’est un fait fort curieux que, sous ce ciel brûlant, on ne trouve aucun de ces insectes aux mille couleurs, dont le corps porte les dessins les plus compliqués et les nuances les plus vives ou les plus délicates. Par suite de la faible quantité de fleurs, par suite de la courte saison où le feu du ciel laisse pousser et fructifier les plantes, on ne rencontre que quelques coléoptères à la robe sombre et modeste. En revanche, les moustiques et les mouches pullulent. C’est certainement un des plus grands ennuis pour l’Européen, auquel ces hôtes incommodes ne permettent ni jour ni nuit un complet sommeil.

Les arachnides : scorpions, solifuges, tarentules, atteignent une grande taille, sont fort nombreux et peuvent être la source de réels dangers.

Je passe sous silence les insectes aptères. Nous avions beau lutter contre leur invasion ; nos voisins les Arabes, à chaque visite qu’ils nous faisaient, avaient soin de renouveler notre provision.

Les oiseaux présentent des couleurs plus gaies. Dès la fin de février arrivent les geais bleus, dont le plumage d’azur attire l’œil et dont les cris incessans troublent le silence des chaudes journées ; des serins à ventre brun, des hirondelles à poitrine grise et tête rouge : toute une population volante et emplumée. J’allais oublier ceux qui résident en toute saison : francolins, perdrix, bécassines, sarcelles, qui, pour ne pas promener un aussi brillant bouquet de plumes, n’en étaient pas moins fort appréciés par les voyageurs, grâce à la saveur de leur chair.

Les souris et les rats forment, dans les parties de la plaine où le sol est sableux, de grandes colonies. La terre est percée comme un crible par leurs habitations. Chaque jour, nous rencontrions des sangliers, parfois en bandes de six ou sept. Ils fouissent le sol particulièrement dans le blé au milieu duquel croissent des iris dont ils prisent fort le bulbe. Les lièvres sont extraordinairement rares ; c’est peut-être grâce au prodigieux développement de la gent canine, car les chacals et les loups sont très abondans. Tous les soirs, dès le soleil couché, ils nous fatiguaient de leurs lugubres hurlemens.

Les lions mêmes ne font pas défaut. Ils trouvent un refuge dans les forêts de saules et de tamaris qui bordent les fleuves ; ils en sortent la nuit pour désoler les troupeaux des Arabes, que rien ne protège contre leurs incursions. Grâce à cette vie facile, ils n’attaquent que rarement l’homme. A maintes reprises nous avons vu les larges traces de leurs pas sur la berge humide des fleuves. Je me souviendrai toujours d’un concert nocturne qu’ils nous donnèrent sur l’Ab-Dizfoul. Descendant le fleuve sur de frêles barques, nous nous sentions cependant à l’abri, sachant que les lions ne seraient pas volontiers entrés dans l’eau. Le soleil venait de se coucher; les tourterelles et les ramiers, qui tout le jour avaient empli le bois de leurs roucoulemens, s’étaient tus. Tout à coup les branches craquent sous un pas puissant, un cri rauque répété de minute en minute nous fait involontairement tressaillir. Sur chaque rive, à 30 mètres de nous, marche un lion, dont nous entendons la forte respiration qui fait vibrer l’air calme de la nuit. Les bateliers arabes sont muets ; car, ainsi que les Algériens, ils ont la superstition bizarre de croire que l’on détermine le lion à l’attaque en prononçant son nom. Pendant toute la nuit, ce fut un imposant concert où se fondaient la voix forte du lion, le doux murmure du fleuve, et le chant des rossignols innombrables que le bois recelait dans ses profondeurs.

Telles sont dans leur ensemble les régions que M. Babin et moi avions mission de parcourir.


II.

Nous sommes partis de Dizfoul le 21 mai, après avoir eu les plus grandes difficultés pour trouver des bêtes de charge. Les muletiers dizfouli sont loin d’être héroïques et ils se souciaient fort peu de nous accompagner dans ces parages où ne vont point les caravanes. Enfin nous parvînmes à nous procurer trois mulets pour les bagages, deux chevaux pour nous et deux muletiers. Un d’eux, d’ailleurs, s’enfuit au bout de quelques jours, aimant mieux abandonner son salaire que de s’engager à notre suite dans la plaine de Ram-Hormuz.

Sur les ordres de Mozaffer-el-Molk, gouverneur de l’Arabistan, le khan de Konak, petit village situé entre Dizfoul et Chouster, nous avait donné deux cavaliers Bakhtyaris pour nous accompagner jusqu’à Malamir. Nous n’eûmes qu’à nous louer de leurs services, comme cela nous est arrivé bien rarement en Perse, il faut se hâter de le constater. La tournure de ces hommes n’avait cependant rien d’engageant. Avec leurs longs cheveux plats et raides tombant sur les épaules des deux côtés de la tête, car le milieu était rasé avec soin, leurs barbes incultes, leurs vêtemens sordides, ils avaient l’air très dur, quoique leur figure fût belle et régulière. Le front très développé, trop large peut-être, les pommettes saillantes, enlevaient à la face le bel ovale que l’on retrouve chez le pur Persan, surtout dans le Fars. Ces Bakhtyaris sont braves entre tous les Persans. Nos guides avaient sur le dos un long fusil, deux sabres passés sous la selle du côté gauche, et quelques pistolets à la ceinture. Ils étaient vêtus d’un pantalon de coton tombant jusqu’aux pieds, et d’une largeur à le faire prendre pour une robe, d’une courte chemise de coton ouverte sur le côté et à manches démesurément longues et largues; par-dessus une tunique serrée à-la taille et un aba ou ample manteau de laine brune ; sur la tête, une calotte demi-sphérique en feutre. Le costume varie très peu dans toute l’étendue de la Perse, tandis que le type des habitans est très différent suivant les régions.

C’est sous la conduite de ces deux guides que nous quittons Chouster à onze heures du soir. Les jours précédens, nous avons cruellement souffert de la chaleur, et il nous paraît délicieux de chevaucher par cette fraîche nuit. La ville est endormie ; nous circulons dans un dédale de rues étroites et tortueuses. La lune, qui brille à cette heure, n’arrive pas à éclairer les profondeurs mystérieuses de ces petites ruelles barrées çà et là par une maison en ruines récemment écroulée, traversées en d’autres endroits par l’ogive des porches. De temps en temps le bruit de nos chevaux réveille un dormeur qui se penche hors de sa terrasse. Après bien des glissades dans les rues très inclinées qui conduisent vers le Karoun, nous arrivons à la porte que des gardes à demi endormis nous ouvrent; nous traversons le fleuve et nous nous trouvons hors de la ville.

Nous éprouvons alors une grande sensation de liberté ; c’est le continuel déplacement qui commence. Désormais nous dormirons rarement deux jours de suite à la même place. Jusqu’à Chiraz, nous avons. eu les gîtes les plus variés; souvent un arbre dont nous étions bien heureux de trouver l’ombre grêle, tantôt une tente de nomades, d’autres fois, quand on rencontrait des villages, la chambre des étrangers réservée sous l’entrée de la maison des chefs. Les meilleurs étaient encore les gîtes en plein air; car, dans les autres, il fallait satisfaire l’inépuisable curiosité de nos hôtes, curiosité bienveillante le plus souvent, mais qui nous empêchait de prendre le repos auquel nous avions bien droit après une nuit de marche.

De Chouster à Malamir, il y a quatre étapes dont la longueur est déterminée par la position de l’eau douce; mais quelles terribles étapes ! La plus courte comporte dix heures de cheval en montagne. Une surtout est très fatigante; partis à onze heures du soir, nous n’étions pas encore arrivés le lendemain soir au coucher du soleil et nous avions marché tout le temps, à l’exception d’un arrêt de trois heures au milieu du jour. Il est impossible de couper ces étapes : par suite de la nature du sol dans les parties inférieures de la montagne, l’eau douce ne s’y rencontre qu’en de rares endroits, tandis que l’eau saumâtre forme partout de larges et quelquefois profondes rivières.

Cette montagne présente, en effet, la succession suivante dans les terrains qui la forment, en partant de la partie inférieure. Reposant sur le poudingue de Dizfoul et de Chouster, une couche de marnes coupées de bancs de grès, puis une puissante formation de gypse au-dessus de laquelle se trouve une nouvelle couche de marnes avec des bancs de grès intercalés, au-dessus encore, une forte assise d’un calcaire siliceux très compacte. Tous ces sédimens sont extraordinairement puissans. Leur épaisseur varie de 400 à 600 mètres. Tant qu’on n’a pas atteint le niveau du calcaire, l’eau douce est rare.

Ces roches étant extrêmement faciles à détruire par l’eau, on ne rencontre que des vallées d’érosion. Aussi ces montagnes n’offrent-elles point l’aspect déchiqueté de celles où des masses éruptives ont soulevé les couches sédimentées, se sont répandues au travers d’elles, et fixées en des formes capricieuses. Toutes les hauteurs qui nous environnent offrent une série de lignes droites peu heurtées, de mamelons arrondis; quelquefois ce sont des gorges étroites et profondes à parois verticales, mais dont le sommet offre une ligne toute droite.

Dans l’assise inférieure composée de marnes, renfermant des bancs de grès, les vallées présentent toutes à peu près le même aspect. Au fur et à mesure que l’érosion détruit les marnes, les bancs de grès se trouvent surplomber sur le fond de la vallée. Quand le poids de la partie ainsi laissée sans appui devient trop considérable pour la force de cohésion du grès, elle se rompt, se brise dans sa chute, et ses débris forment des amoncellemens souvent très pittoresques le long des deux collines qui bordent la vallée. Quelquefois un banc de grès a pivoté sans se fracasser, suivant toujours le niveau de la marne, qui baisse constamment. Il forme alors un revêtement très incliné aux flancs des collines et, lorsqu’il faut sortir d’une vallée, en gravissant une table de cette sorte, ce n’est qu’au prix de bien des chutes pour les malheureux chevaux, qui dans ces passages nous étaient bien plus une gêne qu’un secours.

Les vallées de cette partie de la chaîne étaient très fraîches à l’époque de notre passage. L’herbe croissait épaisse, émaillée, par places, de scabieuses, de roses trémières, d’anémones. D’endroit en endroit, un konar, arbre bien moins que buisson, barrait l’étroit sentier. Cependant on ne voyait aucune trace d’homme ; le pays est inhabitable en effet; l’eau qui le parcourt est chargée de plâtre et de sel. Les premiers jours, tourmentés par la soif, nous n’avions pu résister, malgré les avis de nos guides, au désir de nous rafraîchir avec cette eau claire comme du cristal. Son goût fade et désagréable nous avait empêchés de pousser l’expérience bien loin. Pour notre malheur, nous en avions cependant assez bu. Au bout de cinq minutes, la gorge et la bouche devenaient brûlantes et tellement desséchées qu’il était impossible de prononcer une parole sans de cruelles souffrances. La soif dont nous nous plaignions avant nous paraissait un état enviable comparé à celui dans lequel nous nous trouvions. Nos chevaux et nos mulets avaient été plus avisés ; ils aimaient mieux faire cette longue étape sans boire que de plonger leurs lèvres dans cette eau d’une limpidité trompeuse. Il est d’ailleurs impossible de rien voir de plus joli que les bords de ces ruisseaux saumâtres. Ils sont très peuplés; des bandes de poissons agiles circulent rapidement, de gros crabes bleus nous regardent curieusement passer, puis, tout à coup effrayés, se retirent sous la rive. Tout au long du ruisseau, c’est une véritable forêt de roseaux verts, de tamaris à l’élégant feuillage, de lauriers roses couverts de fleurs, emplissant le fond de ces vallées de leur gaie couleur et de leur doux et pénétrant parfum. C’était une compensation bien due ; la vue de ce riche décor nous faisait oublier la soif qu’il était impossible d’étancher.

En nous élevant plus haut, nous fûmes moins heureux encore; car si l’eau était tout aussi rare, le paysage était plus désolé. Le terrain est constitué par du gypse cristallisé en fer de lance ; l’atmosphère est, dans cette partie, d’une sécheresse absolue, la végétation presque nulle ; les rares flaques d’eau sont encombrées d’algues vertes qui y forment un épais limon. Au printemps, l’eau de la fonte des neiges, qui coule sur ces pentes, dissout la roche, en émousse les contours. Là, moins que partout ailleurs, pas de lignes heurtées, rien que des mamelons arrondis qui éblouissent l’œil par leur éclatante blancheur où scintillent les cristaux du gypse.

Après avoir toute une nuit marché sur un plateau de grès coupé de vallées peu profondes, nous arrivons au pied de cette masse de pierre à plâtre. Il faut s’y élever de cinq cents mètres, en tenant les chevaux par la bride ; les pentes sont trop raides pour qu’on puisse rester en selle. Le jour naissant fait paraître les sommets environnans d’un rose léger, formant contraste avec la tache verte des marnes qui surmontent le gypse, et que l’on aperçoit sur les flancs d’une chaîne plus haute. De grandes touffes de genêts couvrent seules en de rares endroits ce sol ingrat. Enfin, nous sommes arrivés sur le plateau; là il n’y a point d’eau, même saumâtre, il n’y croît aucune plante : on n’a d’autre sensation que celle d’une chaleur suffocante et d’un air implacablement sec.

Lorsqu’on regarde cette formation d’un sommet assez élevé pour qu’on puisse découvrir un large horizon, on voit une série d’ondulations et de sommets arrondis. On dirait, par places, une mer violemment agitée par l’ouragan et dont toutes les vagues se seraient immobilisées. Mais ce n’est pas la mer et son mouvement perpétuel ; on ressent une tout autre impression au milieu de ces masses qui ne peuvent rien porter de vivant, où règne un éternel silence, que l’homme traverse d’un pas rapide et où il ne s’arrête point.

C’est une loi presque absolue, en géologie, que les formations de plâtre se trouvent comprises entre deux couches imperméables. Le gypse est en effet si facile à détruire par l’érosion, que rien ne serait demeuré jusqu’à nous de ces masses énormes si l’eau avait pu les attaquer en toute liberté. La montagne des Bakhtyaris ne fait pas exception à cette règle. On rencontre, en s’élevant, une couche très épaisse de marnes à bancs de grès présentant les caractères des vallées inférieures de la montagne. La présence de cette formation n’est pas toujours facile à vérifier, presque partout elle est recouverte par les éboulemens du calcaire siliceux de la couche supérieure. L’eau a miné et raviné les marnes et le gypse : le calcaire, n’étant plus soutenu, s’est brisé. C’est le phénomène que j’ai décrit à propos des bancs de grès ; mais il a pris ici des proportions considérables. Une assise de plus de quatre-vingts mètres d’épaisseur s’est rompue, des blocs énormes ont roulé et se sont entassés sur les parois de la couche inférieure. Les plus petits fragmens ont été entraînés jusqu’au fond des vallées, et là, pris dans la boue provenant de la destruction des marnes, ils ont donné lieu à une couche de remaniement perméable à l’eau. Peu épaisse sur le flanc de la montagne, par suite de la pente, cette couche atteint sur les hauts plateaux huit ou neuf mètres d’épaisseur, et c’est grâce à sa présence que le sol de l’Iran se trouve complètement drainé.

Depuis le départ de Chouster, les guides ne cessent de nous répéter : « Plus haut, c’est l’eau douce, l’eau fraîche, l’eau de neige. » Nous arrivons enfin à cette terre promise où la soif n’existe plus. Le pays est en effet très frais et très pittoresque ; mais il est habité. Et si, dans cette partie de notre voyage, la nature n’a eu pour nous que des sourires, les hommes, en revanche, nous ont partout témoigné l’hostilité la moins dissimulée.

Nous laissons derrière nous une succession d’étroites vallées très verdoyantes. Au-dessus de l’herbe s’élancent les tiges d’une plante qu’à mon grand étonnement je reconnais être du blé sauvage. L’épi est peut-être plus grêle, le grain moins nourri que dans nos cultures; mais il présente exactement les mêmes caractères. Nous passons d’une vallée dans l’autre en franchissant les petites chaînes à parois fort glissantes qui les séparent. Puis ce sont de vastes plateaux étages, celui de Kaleh-y-Toul, celui de Malamir. On accède de l’un à l’autre par une longue rampe en pente très douce. Sa largeur, fort régulière, est d’environ un kilomètre.

Vallées, rampes ou plateaux sont bordés par une montagne de quatre-vingts à cent mètres de hauteur, dont les parois sont le plus souvent verticales et où l’on distingue les bancs du calcaire puissamment assis les uns au-dessus des autres. Dans ces conditions, on est emprisonné dans la vallée; il n’y a d’autre issue possible que par les extrémités: telle est la rampe qui va de Kaleh-y-Toul à Malamir. Dans d’autres cas, les éboulis s’entassent jusqu’au sommet de la chaîne et permettent de la franchir si l’on connaît très bien le passage. C’est la difficulté de circuler dans ces montagnes qui fait l’indépendance des Bakhtyaris et qui leur a permis si longtemps de rançonner impunément les villages de l’Iran.

Partout l’eau circule en abondance : tantôt ce sont des ruisseaux ramifiés à l’infini au milieu d’une forêt de roseaux de plus de quatre mètres de hauteur; on est perdu dans la verdure, il faut s’y frayer un chemin à la force des jarrets du cheval. Ailleurs le ruisseau s’étale, ses bords deviennent marécageux et sont couverts de renoncules aquatiques dont les fleurs blanches sortent gaîment de la verdure, comme les pâquerettes de nos prairies. Dans d’autres endroits, l’eau se précipite avec violence ; son fracas est assourdissant, la rapidité de sa course cause le vertige quand il faut la traverser. On ne sait plus si l’on avance, si l’on recule ou si l’on dérive.

Un jour, près de Bagh-Melek, nous pûmes apprécier la force de ces courans. C’était cependant un tout petit ruisseau; sa largeur n’excédait pas quatre mètres, et il n’avait pas un mètre de profondeur. Un des guides y entra. Arrivé au milieu, son cheval fut-il effrayé? fit-il un faux pas? toujours est-il qu’il tomba avec son cavalier. Le courant les traîna sur les galets pendant plus de cent mètres; ils s’épuisaient en gestes désespérés, faisant des efforts impuissans pour reprendre pied. Ils se seraient noyés, sans nul doute, si un banc ne se fût trouvé qui les arrêta. Homme et cheval regagnèrent la rive et en furent quittes pour de fortes contusions.

Dans les vallées, sur les montagnes même, quand leurs flancs ne sont pas trop abrupts, les noyers et les chênes croissent avec vigueur. La vue de tous ces arbres, à tête arrondie, rappelle les vergers normands. Dans les lieux bien abrités, on voit aussi quelques figuiers. Les fleurs sont devenues rares ; la plus fréquente est celle du delphinium (pied d’alouette). Très bleue d’abord, elle devient, à mesure que l’altitude augmente, un peu plus pâle, puis rosée, enfin tout à fait rose.

Les Bakhtyaris possèdent plus de quinze cents tentes sur le plateau de Malamir. Ils y cultivent le blé, l’orge et le riz. Au mois de juin, la température n’étant que de 30 degrés à l’ombre, les récoltes étaient à peu près au même degré de maturité que celles de France à cette époque. Nos manipulations photographiques nocturnes, nos fréquentes visites aux talismans de la montagne (c’est ainsi que les indigènes appelaient les bas-reliefs et les inscriptions), n’étaient pas de nature à nous attirer leur confiance et leur estime. En présence de leur attitude de plus en plus hostile, notre mission étant d’ailleurs terminée, nous prîmes congé de ces hôtes peu bienveillans en souhaitant de ne jamais les revoir. Nous retrouvons à la descente, et en ordre inverse, la succession des paysages qui se sont déroulés devant nous pendant l’ascension. Nous gagnons la plaine en suivant le cours de l’Allar. Très large dans les parties où le peu de résistance de la roche lui permet d’étendre indéfiniment son lit, cette rivière est, partout guéable. A la base de la montagne, formée d’un poudingue très dur, elle s’étrangle brusquement; son lit se creuse, la rapidité de sa course s’accroît, c’est un véritable torrent. Nous éprouvons, pour la traverser, les plus grandes difficultés, accrues encore par le mauvais vouloir d’une étrange tribu qui campait sur ses bords.

La rivière franchie, après avoir circulé encore une heure dans Un entassement pittoresque de bancs de grès et de blocs de poudingue, nous apercevons tout à coup la plaine de Ram-Hormuz. Jamais panorama plus féerique n’avait frappé nos regards. Ce n’est pourtant rien autre chose qu’une plaine immense semée de quelques oasis de palmiers. Mais sur ce maigre dessin quelle incroyable richesse de couleurs ! Le soleil va se coucher, la montagne est bleue, et chacun de ses mille plissemens est relevé d’un trait d’ombre ; au bout de la plaine rose la grêle silhouette des palmiers se profile sur le ciel, qui présente une infinie variété de nuances depuis le vert jusqu’au rouge le plus violent. L’herbe haute est entièrement grillée par le soleil. On y entend un crépitement singulier produit par des millions de gigantesques sauterelles. Elles s’envolent sous les pieds des chevaux et nous marchons entourés d’un véritable essaim.

Ayant été obligés de passer la nuit en rase campagne, après nous être égarés, nous n’atteignîmes Ram-Hormuz que le lendemain dans la matinée.

C’est une petite ville, dont toutes les maisons sont construites de briques séchées au soleil. Autrefois prospère, elle est aujourd’hui ruinée et à demi dépeuplée. Le pays compris entre Ram-Hormuz et la vallée du Karoun appartient à un chef arabe : émir Abdoullah, homme très puissant et payant exactement l’impôt. Suivant en cela sa tactique ordinaire de diviser pour régner, le gouvernement persan lui vendit le territoire de Ram-Hormuz s’il pouvait le prendre aux Bakhtyaris. Pendant trois ans la guerre dura avec des alternatives diverses, les habitans effrayés s’enfuirent. Au moment de notre passage, les Arabes venaient d’occuper ce qui restait de la ville. Le fils de l’émir vainqueur mit à notre disposition une maison depuis longtemps inhabitée. Malgré l’incroyable quantité de scorpions qui y avaient élu domicile, nous étions fort aises de trouver cet asile. D’ailleurs nous y restions peu, préférant chercher un abri dans les beaux jardins, sans maîtres maintenant, qui témoignent encore de la richesse de Ram-Hormuz. En quittant un bout de plaine, où dès huit heures du matin l’ardeur du soleil était intolérable, on pénétrait dans une allée bordée de gigantesques orangers. A quelle époque ont-ils été plantés pour atteindre ainsi la taille des grands arbres? Il eût fait bon s’arrêter là longtemps; mais une odeur désagréable coupait court à l’admiration. D’innombrables oiseaux avaient depuis bien longtemps choisi pour demeure ce feuillage touffu et le remplissaient de leur joyeux babil. Mais les oiseaux ne peuvent pas toujours chanter, la nature a ses droits ; aussi le sol était-il couvert d’une couche épaisse de guano. Plus loin dans les jardins, c’étaient de véritables fourrés, où se mélangeaient, étroitement pressés, des orangers, des figuiers, des grenadiers aux fleurs éclatantes : des vignes s’élançaient follement d’un arbre à l’autre avec leurs grappes presque mûres. Au milieu de ces massifs, montaient comme des colonnes les tiges des palmiers dont les feuilles formaient un nouvel étage de verdure. Au bout de deux jours de repos sous ces frais ombrages, les fatigues de la montagne étaient oubliées, et nous étions prêts à continuer notre route.


III.

La population du royaume de Perse est formée des races les plus diverses. Depuis la frontière russe jusqu’à Koum, ville située entre Téhéran et Ispahan, la langue du peuple est le turc : dans les villages, les femmes et même beaucoup d’hommes n’entendent point le persan. Les habitans présentent d’ailleurs le type turcoman fortement accusé. Plus avant dans le sud, depuis Koum jusqu’à Dehbid et Surmeck, où le Sassanide Bahrem avait construit des châteaux fortifiés pour s’opposer aux invasions touraniennes, la race se modifie. La face est moins large, le nez, quoique relativement court, est mince et de dessin régulier. C’est par le mélange des élémens turcs et persans que s’est constituée cette race. Ces métis se distinguent eux-mêmes par le nom d’Hadjemi. On en rencontre dans toutes les parties du royaume ; car le pouvoir est entre leurs mains. C’est parmi eux que se recrutent les gouverneurs, les fonctionnaires avec leur cortège de cliens, et presque tous les soldats de l’armée. Ils s’établissent dans les provinces et vivent aux dépens de la population : les soldats volent au bazar ; les gouvernans, par intimidation et par tous les moyens que leur suggère une imagination prodigieusement féconde en intrigues, s’approprient la fortune de ceux qu’ils ont mission d’administrer.

Plus au sud encore, surtout lorsqu’on a dépassé Meched-y-Maurghab et atteint Persépolis, on se trouve en plein pays aryen. Les hommes, coiffés de la haute mitre de feutre, sont moins trapus que dans le nord, leur taille est plus élancée. La tête est moins courte, le nez long et droit, les yeux ovales et largement fendus. Dans le nord les habitans se rasent en partie la barbe ou la taillent au ciseau; dans le Fars, ils la portent entière ; elle est longue et touffue. Les Farsis sont en majorité châtains, quelques-uns sont blonds et ont les yeux bleus.

Une autre famille d’Aryens, les Loris, occupe les parties de la montagne voisine du Kurdistan. Très intimement reliés aux Farsis par tous leurs caractères, on les en distingue cependant assez vite. Leur taille est généralement plus haute, ils sont fort robustes. La barbe et les cheveux sont abondans et extrêmement noirs. On rencontre peu de blonds, mais il y a parmi eux beaucoup d’individus présentant ce caractère si commun dans le sud de la Bretagne, d’une chevelure et d’une barbe noires avec des yeux bleus.

Il existe encore d’autres races ; plus intéressantes peut-être, c’est surtout au milieu d’elles que nous avons vécu pendant notre séjour en Perse. Ce sont les Susiens, les Arabes et les Bakhtyaris.

L’équilibre, établi aujourd’hui entre ces populations, concorde à peu près avec la division physique de la Perse en zones. Aux Turcomans et aux Hadjemi, les hauts plateaux. Les flancs des montagnes sont occupés par les Loris, Bakhtyaris, Farsis. Ces derniers possèdent en outre les rivages du Golfe-Persique. Dans la plaine, les Arabes, et au milieu d’eux quelques groupes de Susiens, derniers vestiges d’une race autrefois souveraine.

Les Susiens diffèrent des autres Persans par de nombreux caractères. Aucun n’est à leur avantage. Ils sont trapus, le buste est long et les jambes relativement courtes. La tête est large et courte, le front très peu élevé est déprimé, le nez, gros et court, est souvent épaté, la bouche large, les mâchoires très fortes. Dans l’ensemble, ils présentent un type négroïde très accusé.

Si l’on veut rechercher les origines d’un peuple et ses affinités anthropologiques, ce sont surtout les enfans qu’il faut étudier. Les caractères des ancêtres sont imprimés sur leur face et s’atténuent peu à peu lorsqu’ils grandissent; devenus adultes, ils présentent les traits nouveaux que leur race a acquis par l’effet de croisemens successifs ou de ces changemens de vie et d’habitudes qui agissent à la longue sur l’organisme. Les enfans de Dizfoul sont prodigieusement laids, le bas de la figure a un développement exagéré. N’était la couleur de leur peau, on les prendrait pour de petit nègres, et non pas des races supérieures.

Dans l’Arabistan on rencontre un certain nombre de nègres amenés de Zanzibar, ils sont vendus comme esclaves et font tous les travaux domestiques ; ils sont d’ailleurs fort bien traités. J’ai vu plusieurs métis de ces nègres et de Dizfoulis; mais ces mulâtres sont tout aussi nègres que leurs ascendans noirs, tant par la couleur que par les traits. Il semble que les populations susiennes soient le produit d’un mélange d’élémens blancs difficiles à déterminer avec une race noire occupant antérieurement le sol. Le type mal fixé disparaît entièrement chez les mulâtres. D’ailleurs les habitans de Dizfoul ont la peau très brune, même dans les parties habituellement recouvertes par les vêtemens.

Indépendamment des indications historiques et archéologiques, on ne peut se défendre, lorsqu’on vit au milieu de ces peuples, de comparaisons avec les Négritos. M. de Quatrefages, en plusieurs occasions, a insisté sur le développement ancien de cette race noire. Aujourd’hui encore, elle peuple une partie de la Mélanésie; la présence de quelques-uns de ses représentans a été constatée dans les régions montagneuses de l’Inde, où, parias des parias, ils mènent une vie vagabonde et misérable, derniers vestiges des peuples noirs que les races blanches ont partout remplacés ; on en a retrouvé des tribus dans la presqu’île de Malacca et jusque dans les districts montagneux qui bordent à l’est le bassin du Mé-Kong. Il n’est pas douteux que l’extension de ces peuplades sur le continent n’ait été considérable. Peut-être même ont-elles contribué dans une forte proportion à la formation des races jaunes.

La population des environs de Dizfoul qui ne se rattache par aucun trait aux autres habitans de la Perse, paraît bien être une petite colonie de métis chez lesquels les caractères des ancêtres nègres ont prévalu à travers les siècles.

Amoindris, humiliés par les conquérans successifs du sol, ils sont à la dernière période de leur décadence. Ils supportent moins bien que les nomades la terrible chaleur de l’été. Confinés dans leurs caves pour échapper aux ardeurs du soleil, ils s’étiolent et s’anémient. A la fin de la saison chaude, amaigris et fatigués, ils sont méconnaissables.

Dans les entretiens que nous avions avec eux, la conversation tombait souvent sur l’inclémence du climat. Alors que nous commencions à être incommodés par la chaleur, ils nous disaient : « Il fait frais maintenant ; mais dans un mois nous serons frappés par le feu. » Alors commençaient des récits où, sous une fantastique exagération, se dégageait une impression de pays changé en fournaise.

En été, disaient-ils, les mouches et les moustiques sont tués ; il est impossible d’en trouver un seul, une balle de plomb se liquéfie si on la place sur le sable. En présence de nos sourires incrédules, ils insistaient, sobres de gestes, mais avec des mouvemens d’yeux très expressifs et les jeux de physionomie les plus variés.

Leurs yeux sont très beaux et très grands, malheureusement ils les ont presque toujours malades, bien plus encore que les Arabes qui supportent le même soleil éclatant.

Le caractère craintif des Dizfoulis, leur lâcheté, montrent bien qu’ils sont depuis longtemps subjugués et accoutumés à subir toutes les vexations. Le mot de peur est certainement celui qui revient le plus souvent dans leurs discours.

Dans la ville, la population est d’une densité exceptionnelle. Dans tout l’Orient, une famille habite une maison entière, petite ou grande, suivant ses ressources. A Dizfoul, chaque maison abrite deux ou trois familles. Il en résulte que la femme est encore plus étroitement cloîtrée. Son enderoun, l’endroit où elle peut enlever son voile, est une étroite chambre. Je ne parle ici que des gens du peuple, car les riches ont un confort relatif. C’est uniquement la peur qui les fait ainsi s’entasser et se blottir les uns sur les autres ; car ce n’est pas l’espace qui manque autour de la ville.

Ce sont surtout les Arabes que redoutent les Dizfoulis. A la vérité, ils ont de bonnes raisons pour cela. Lorsque la nécessité les oblige à s’écarter de la ville d’une vingtaine de kilomètres, ils sont à peu près certains d’être dépouillés s’ils rencontrent un Arabe, et non-seulement l’idée de se défendre ne leur vient pas, mais ils n’ont même pas le courage de fuir. Ils supposent sans doute que, s’ils étaient rejoints, ils auraient encore plus de coups à recevoir. C’est une réelle fascination qui s’exerce là, nous en avons vu de très nombreux exemples.

Un soir, nous étions campés non loin de Suse. Un Dizfouli était occupé à cuire son pain. Après avoir boulangé d’une façon rudimentaire dans une cuvette de cuivre, il prenait une poignée de pâte, et la faisant rapidement passer d’un poing sur l’autre, il préparait les galettes qui composent exclusivement la nourriture des gens du peuple. Ensuite, il les appliquait sur la paroi de son four, simple trou qu’il venait de creuser dans la terre. La nuit était assez obscure. A la faveur des ténèbres, un Arabe, qui rôdait en quête de quelque vol, s’approche de lui, lui prend dans les mains le pain qu’il avait cuit, ainsi que sa provision de farine, et disparaît. Lorsque le boulanger pétrifié, fasciné, fut en état d’appeler au secours, le voleur était déjà hors de vue.

Chaque jour, on nous rapportait quelque histoire de Dizfouli volé. Il est impossible de rendre la stupéfaction et l’air de terreur rétrospective avec lesquels ils nous regardaient quand nous leur demandions : « Mais pourquoi ne t’es-tu pas défendu? » Ils ne se battent jamais qu’entre eux, le plus souvent avec des pierres qu’ils lancent fort habilement à l’aide de longues frondes.

Il leur semble naturel d’être ainsi maltraités par tous leurs voisins. Lorsqu’ils ont à traverser un endroit qu’ils considèrent comme particulièrement dangereux, ils ne prennent pas d’armes de peur de se les faire voler. Parmi les mille détails qui accusent le mépris dans lequel sont tenus les Dizfoulis, il en est un assez curieux. Lorsqu’un homme se marie, il verse à son beau-père, pour l’indemniser, une certaine somme, qui, chez les nomades, peut s’élever jusqu’à 1,000 francs, ce qui est beaucoup dans ce pays où l’argent est rare ; à Dizfoul, elle n’est jamais supérieure à 18 ou 20 francs.

Alors que les autres Persans s’habillent de couleurs assez discrètes, les Susiens ne trouvent rien de trop éclatant. Leurs tuniques, très longues, presque des robes, sont bleues, jaunes, vertes, orange ou rouges. Les jours de leurs fêtes, c’est un curieux spectacle de les voir se livrer à une danse enragée, courant en rond les uns derrière les autres, sautant en l’air et poussant des cris assourdissans. Le soleil inonde de clarté les couleurs criardes de leurs vêtemens, fait sortir des éclairs des sabres nus qui tournoient ; des coups de fusils éclatent au milieu du groupe. Et la bande saute, trépigne jusqu’à complet épuisement des forces.

Ils sont grands amateurs de tapage et, pour eux, il n’est point de bonne fête qui ne comporte de longues séances de cris, pendant lesquelles ils ne cessent de se frapper violemment la poitrine. Ils se procurent ainsi une véritable ivresse. Ils sont très fiers de leurs talens dans ce genre d’exercice.

Ces goûts assez grossiers, en somme, sont fort étranges, comparés à l’enjouement plein de mesure des Persans et à leur courtoisie ; chez ceux-ci la politesse est très raffinée et si compliquée que, pour marquer sa mauvaise humeur à quelqu’un dont on est mécontent, il suffit de ne pas lui faire les complimens ordinaires. Les Susiens sont tout différens : ils sont querelleurs, et sans leur lâcheté, ils seraient très batailleurs. Entre eux, ils ont toujours l’injure à la bouche et se reprochent avec une libéralité excessive d’avoir un père damné ou une mère peu estimable.

Les mœurs du peuple sont fort relâchées ; l’ivresse même, en dépit du Prophète, ne leur est pas inconnue. L’honneur des maris, si jalousement gardé dans tout l’Orient, subit à Dizfoul de rudes atteintes. Il y a cependant de bien graves inconvéniens pour l’homme qui se laisse ainsi tromper. Voici de quelle façon ceci nous fut révélé.

Un homme s’était endormi sur l’herbe ; et pendant son sommeil il avait été mordu ou piqué au pied. Il vint me trouver. Sur son pied, très enflé, on voyait deux petits points blancs, je le pansai en lui prescrivant de revenir le lendemain. Un de ses amis, qui était resté près de moi, me dit : — Vous avez bien fait de ne pas lui dire qu’il allait mourir !

— Pourquoi veux-tu qu’il meure? Son pied va pourrir, on crèvera l’abcès, et, le pus sorti, il marchera comme avant.

— Ne croyez pas cela, il mourra demain ou après-demain.

— Pourquoi donc?

— Comprenez. Il a été trompé par sa femme et il est devenu impur, voilà ce que signifient les deux points blancs que vous avez aperçus, et si celui qui l’a trompé les voyait, il mourrait aussi.

— Allah Kérim !

C’est tout ce que je pus trouver à répondre à ce singulier discours.

Dans toute l’étendue de la Perse, il y a peu de patois, les quelques modifications de langage sont faibles et n’embarrassent même pas les étrangers. A Dizfoul, il n’en est plus de même. Lorsqu’on a appris le persan, tel qu’il se parle à Téhéran ou à Chiraz, on a les plus grandes peines à comprendre les habitans. Outre les déformations qu’ils font subir à tous les mots persans et auxquelles on s’habitue assez vite, ils emploient un grand nombre de mots originaux qui ne sont ni arabes ni persans.

Au résumé, tout concourt à faire des Susiens un petit groupe très spécial au milieu de l’empire persan. Leur véritable centre est Dizfoul. A Chouster, le type est beaucoup moins apparent, la population est plutôt Bakhtyari. Les tribus arabes des environs de Suze offrent un grand nombre de sujets fortement marqués du caractère négroïde, mais jamais dans la famille des cheikhs, qui semblent avoir eu à cœur de conserver sans mélange le sang sémite. Le même fait se produit à Malamir ; où l’on retrouve quelques Susiens au milieu des Bakhtyaris, jamais parmi les chefs.

D’autre petits groupes ont subsisté : à Ram Hormuz et au long de la côte du Golfe-Persique, dans la partie voisine du Beloutchistan, en particulier à Bender Abbas et Lingeh.

En pénétrant dans la montagne, nous nous sommes trouvés, dès les premiers contreforts franchis, au milieu des Bakhtyaris. Entre tous les Persans ils se distinguent au premier coup d’œil. De petite taille, mais très bien constitués, on les reconnaît surtout à leur extrême brachycéphalie. Le diamètre de la tête d’avant en arrière est très court, tandis que le diamètre transverse est très long. Le front est extrêmement large, le menton assez pointu, en sorte que la figure d’un Bakhtyari, sans barbe, présente tout à fait la forme d’un triangle renversé. Ils ont le nez assez court, très fin, souvent aquilin, leurs yeux bruns ou gris regardent droit et ferme.

Ils sont excellens cavaliers et lancent au galop leurs petits chevaux de montagne sur des pentes où un cheval de plaine pourrait à peine marcher au pas. Peuple énergique et fier, leur insolent orgueil s’affirme jusque dans le nom qu’ils ont choisi : « Les Heureux » (Bakht, bonheur). Habitant les hautes vallées inaccessibles lorsque la neige a abandonné le sol, redescendant un peu plus bas pendant l’hiver, ils sont absolument indépendans. Chaque tribu n’obéit qu’à son khan, qui relève directement d’un chef suprême : l’Il Khani. Celui-ci, à son tour, ne dépend du chah que d’une façon toute nominale.

Les Bakhtyaris des hautes vallées sont nomades. Ils déplacent leurs campemens au long des cours d’eau; ils vivent en grande partie du fait de leurs troupeaux, mais en même temps ils cultivent le blé, l’orge et le riz. Ils reviennent au lieu où ils ont semé lorsqu’arrive le moment de faire la récolte. Mais la vie nomade est tout à fait incompatible avec la nature du sol des parties inférieures de la montagne. Il n’y a pas d’eau douce pour boire ni pour abreuver les troupeaux. Dans les rares endroits où existe une petite source, une petite mare formée par l’eau des pluies, il y a toujours un village. Obligés de devenir sédentaires pour rester près de l’eau, les Bakhtyaris, en ces points, ont abandonné leurs tentes et se sont construit des cabanes de terre pour l’hiver, de branchages pour l’été. Il y a toujours ainsi deux petits villages côte à côte. Les huttes de terres sont inhabitables l’été, non pas à cause de la chaleur, il y fait plus frais que sous les branchages, mais parce que les puces deviennent en cette saison si nombreuses que les habitans doivent leur échapper en abandonnant les cabanes.

Après une longue étape, nous étions bien heureux de trouver un abri de cette nature pour échapper au soleil et de nous asseoir pêle-mêle avec l’hôte, ses femmes, ses enfans, ses poules et ses petits veaux trop jeunes pour affronter la chaleur du jour. Mais nous devions payer cette hospitalité. Il était évident que, venant de si loin, nous devions savoir guérir tous les maux, et il fallait distribuer d’inoffensifs remèdes pour rendre la vue aux aveugles, l’ouïe aux sourds, la parole aux muets. Tous les invalides de la tribu défilaient sous nos yeux.

Et les questions se pressaient sans fin. Combien un homme doit-il donner d’argent dans notre pays pour se marier? Combien avons-nous de femmes chacun? Comment enterrons-nous nos morts? En France, vit-on sous des tentes ou sous des huttes de terre? Avons-nous un roi ou une reine? etc... Et il fallait répondre à tout. Quand, à la fin, fatigués, nous nous laissions aller au sommeil, ils ne disaient plus rien ; mais ils restaient à nous regarder dormir. Heureux peuples, auxquels leurs occupations laissent tant de loisirs.

Leur ignorance n’a d’égale que leur défiance. Dans ces petites tribus, ils ne voulaient recevoir en paiement que des sous, de la monnaie noire, comme ils disent, par crainte que nous n’abusions de leur simplicité pour leur glisser de la fausse monnaie.

En parcourant les vallées solitaires de la montagne, nous avons traversé plusieurs cimetières bakhtyaris. Jusque dans ces dernières années, ils y élevaient des monumens dont le caractère les sépare de tous les autres peuples musulmans. Le plus souvent, sur la tombe d’un guerrier, se dresse une informe bête de pierre : c’est un lion qu’ils ont voulu représenter. Sur ces flancs sont gravées en relief toutes les armes du mort : fusil, sabres, pistolets, poignards. Sur d’autres tombes sont placées des stèles de pierre où le défunt lui-même est représenté soit à cheval, soit à pied. Aucun de ces monumens ne nous parut nouvellement érigé. Les habitans nous dirent d’ailleurs que, depuis une cinquantaine d’années, cette coutume avait disparu et que l’on se contentait aujourd’hui de placer une simple petite pierre sans inscriptions, sans ornemens.

Les rares voyageurs qui ont pénétré chez les Bakhtyaris se sont loués de leur hospitalité et de leur bon accueil. Ils sont loin de nous avoir produit une aussi favorable impression. A la vérité, ils n’avaient point encore vu de photographes ; le soin que nous mettions à préserver nos châssis de la lumière, notre rapidité à les cacher sans vouloir les leur montrer : tout cela leur semblait autant de pratiques mystérieuses et coupables.

Les 1,500 tentes de Malamir reconnaissaient une sorte de suzeraineté à un vieillard nommé Mollah Abbas. Le premier jour, nous fûmes bien traités; son fils lui-même nous servit de guide dans nos excursions ; mais lorsqu’il eut vu à quoi nous passions notre temps, il ne voulut plus revenir et nous laissa seuls retrouver notre chemin à travers un marais de plus d’un kilomètre de large et où les chevaux avaient de l’eau jusqu’au poitrail. Son attitude ne tarda pas à devenir tout à fait hostile. Il chercha querelle à notre domestique persan, et, violent comme un sauvage, il voulait le tuer, ce qui nous eût obligés à intervenir. La dernière journée de notre séjour se passa en orageuses disputes, et notre sortie du plateau de Malamir eut tous les caractères d’une expulsion.

Nous arrivons enfin à Kaleh-y-Toul, sorte de burg féodal qui défend de ce côté l’entrée de la montagne. Au bout d’un long plateau, sur un tumulus se dresse coquettement ce petit château blanc avec ses murs à créneaux et ses tours carrées; au pied, un village de cabanes. L’intérieur du château est rempli de serviteurs armés; c’est une véritable petite place de guerre. Nous entrons dans la grande salle où doit nous recevoir Darâb-Khan, le maître de céans. Tous les hommes du khan s’entassent dans la pièce et les questions habituelles vont leur train. Ils nous interrogent sur les talismans que nous employons contre les maladies, et, par un échange de bons procédés, ils nous indiquent quelques recettes dans le genre de celle-ci : « On prend un œil de loup, on le fait dessécher; puis, au moment de s’en servir, on fait bouillir dans du fait et on boit. Après cela, on est certain de ne pas s’endormir tant que l’ennemi est dans le voisinage. »

Au moment où nous allons partir, une des femmes de Darâb-Khan nous envoie demander un talisman pour ramener à elle le cœur de son seigneur et maître. Il vient de prendre deux femmes plus jeunes qu’elle et, depuis ce jour, il s’est tout à fait refroidi à son endroit. Le domestique chargé du message nous présente en même temps le collier de la châtelaine en nous disant de choisir parmi les pierres qui le composent celles qui nous conviendront. Il y en a deux qui portent des inscriptions antiques. Nous répondons que si elle veut vendre ces deux pierres, nous les lui paierons et nous lui donnerons un talisman d’une efficacité extraordinaire. Mais elle voudrait avoir le talisman et ne point réduire son collier. Il est impossible de s’entendre. Le messager fait la navette entre elle et nous. Nous nous montrons impitoyables. Elle veut garder ses pierres. Eh bien ! nous garderons notre talisman. Une fois en selle, je songe malgré moi à cette dédaignée qui va continuer à promener dans l’enderoun silencieux sa tristesse et son abandon, côte à côte, dans une vie commune, avec ses deux rivales heureuses, qui seront à leur tour délaissées quand elles auront vieilli, ce qui arrive vite aux femmes d’Orient.

A mesure que nous avancions, les tribus devenaient plus sauvages, plus âpres au gain, les hommes regardaient nos bagages avec plus de convoitise. A chaque campement, au milieu des observations que suggérait notre arrivée, nous entendions cette phrase : « Le khan les envoie pour que nous les tuions, » ou bien : « Il faut les tuer. » Il est juste de dire que toujours quelqu’un de mieux informé imposait le silence. Leur défiance s’atténuait un peu au bout de quelques instans de conversation et tout se passait en petits vols, habilement exécutés, de sucre, de thé ou de menus objets.

Leur indiscrétion ne nous incommodait guère; car nous étions depuis longtemps habitués à prendre nos repas et à faire notre toilette devant une galerie de deux ou trois cents personnes. Ce spectacle leur causait d’ailleurs une telle joie qu’il eût été cruel de les en priver, si nous en avions eu les moyens.

Le jour où nous sommes sortis de la montagne fut particulièrement fécond en incidens. Partis un peu avant le lever du soleil, nous descendions le long d’un fleuve, l’Allar, au fond de la vallée d’abord, puis à travers la montagne, quand le cours d’eau devint trop encaissé. La chaleur ne tarda pas à devenir accablante. Pas de sentier, un paysage désolé, rien que des pierres incendiées par un soleil de feu. Autour de nous des amoncellemens de roches éboulées, dont les contours paraissent taillés à l’emporte-pièce dans le bleu du ciel. La chaleur qui monte du sol nous étouffe. Vers midi nous arrivons tout à coup au milieu d’un misérable campement, d’une cinquantaine de personnes groupées par familles sous quelques arbres qui se trouvent là. Ils sont trop pauvres pour avoir des tentes. On nous fait place sous un arbre. En vingt minutes, un poulet est saisi, tué, cuit et mangé. Il souffle maintenant un vent chaud qui dessèche la peau et y produit de douloureux picotemens.

Les gens de cette tribu parlent un langage que nous ne comprenons pas, ni nous ni les domestiques persans. Heureusement parmi eux se trouve un Bagdadien, probablement un juif; il sait à la fois le persan et leur dialecte, et il sert d’interprète. Nous leur demandons de nous montrer le gué pour passer l’eau. Mais ils veulent absolument nous faire rester la nuit au milieu d’eux. Nous discutons à ce sujet pendant assez longtemps.

Leur chef nous prie d’ouvrir nos caisses ; puis il nous demande ce que nous ferions s’ils voulaient nous voler. A quoi nous répondons que cela leur coûterait cher, car, avec nos armes perfectionnées, il nous faudrait peu de temps pour tuer beaucoup de monde et, en même temps, nous leur en montrons le mécanisme ; il en résulte une amélioration immédiate dans leur tenue.

Cependant ils reviennent toujours à leur idée fixe de nous garder pendant la nuit. Bref, voyant que rien n’aboutissait, au bout de deux heures, nous partons pour tenter le passage seuls. Un de nos serviteurs entre dans l’eau à plusieurs reprises. Au bout de quelques pas, il perd pied et le courant l’emporte comme une paille, quoiqu’il soit très vigoureux nageur. Nous commencions à nous inquiéter en voyant le soleil baisser. Enfin cinq ou six hommes de la tribu viennent nous rejoindre, décidés à nous faire passer le fleuve. Nous descendons encore plus d’un kilomètre. Ils causent entre eux d’un air très excité et baissent la voix quand nous approchons, précaution superflue, car nous ne comprenons pas un mot de ce qu’ils disent. La route à suivre était manifestement le bord de l’eau ; néanmoins les guides font entrer les bêtes de charge dans un inextricable fourré de gigantesques roseaux et de lauriers-roses. Nous les poursuivons, M. Babin §t moi, guidés par le son des clochettes des mulets, car on ne voit pas à deux mètres. Nous avançons assez vite, la figure douloureusement cinglée par les branches. Tout à coup le bruit des sonnettes ne se fait plus entendre. Nous croyons le dénoûment proche, presque en même temps le fourré cesse, et nous apercevons nos mulets arrêtés au bord de l’eau et les guides nus auprès d’eux. Ils n’ont pas osé. Ces hommes sont vraiment superbes. Grands, très élancés, la peau remarquablement blanche : leur chef surtout, qui d’ailleurs est d’un blond très franc. Ils n’ont point le type bakhtyari ; ils ressemblent plutôt aux Farsis, avec quelque chose de beaucoup plus fin dans les traits. Ils se mettent trois pour appuyer chaque cheval et l’empêcher de se laisser renverser par l’eau.

Au bout d’un moment, je suis plongé jusqu’aux cuisses dans une eau glacée, ne me rendant plus compte si mon cheval marche encore, étourdi par la vertigineuse rapidité de l’eau qui passe autour de notre groupe. Je perçois une violente secousse. C’est un des guides qui veut m’arracher mon fusil. Mes mains, inconsciemment crispées, ne lâchent pas prise, enfin, après un temps impossible à évaluer, nous voilà tous les deux, M. Rabin et moi, sur l’autre rive. Les guides repassent la rivière, déchargent les mulets et, désormais débarrassés de nous, se partagent les bagages. Notre domestique, armé de son couteau de cuisine, lutte tant qu’il peut. Mais ils remarquent que nous les couchons en joue avec ces fusils dont ils admiraient tout à l’heure la longue portée. Ils rechargent les bêtes et se décident à les faire passer. Convaincus désormais que la violence ne leur réussirait pas, ils demandent humblement le prix du service qu’ils nous ont rendu. Ce qui les tente par-dessus le reste, c’est notre batterie de cuisine; nous leur donnons une cuvette de cuivre, et nous nous quittons les meilleure amis du monde. Un d’eux nous conduit même jusque dans la plaine de Ram-Hormuz; mais rien ne peut le décider à venir plus loin. Il nous montre une lointaine oasis et retourne dans la montagne.

Le soleil se couche, le crépuscule est court et la route à faire encore longue. La nuit est venue, nous sommes perdus. N’ayant aucune raison d’aller dans une direction plutôt que dans une autre, nous nous arrêtons. Pas d’eau, rien à boire, et nous sommes très altérés. Au bout d’un instant, nous ressentons aux bras, aux jambes, partout, de violentes piqûres, fortes comme des coups de lancette. La fortune, qui nous guide depuis ce matin, vient de nous faire asseoir sur une fourmilière.

Nous allions nous endormir jusqu’au jour, qui nous permettrait de retrouver le chemin lorsqu’un galop de plusieurs chevaux se dirigeant sur nous, nous fait craindre une attaque des rôdeurs arabes. Ce sont nos propres bêtes, qui paissaient aux environs et que le passage de quelque fauve a subitement effrayées; et maintenant emportées dans une course folle, le bruit de leur pas va en s’éteignant et cesse tout à fait. Mais ceci ne nous regarde pas ; c’est l’affaire du muletier. Nous reprenons notre sommeil interrompu, et, le lendemain matin, nous arrivons à Ram-Hormuz.


FREDERIC HOUSSAY.