Souvenirs d’un voyage dans la Tartarie, le Thibet et la Chine/Volume 2 - Chapitre VIII

Adrien Le Clere (Tome 2p. 348-395).
VOLUME II, THIBET.


CHAPITRE VIII.


Notice sur Moorcroft voyageur anglais. — Voies de communication de Lha-Ssa en Europe. — Discussion avec l’ambassadeur chinois. — Lutte du Régent et de Ki-Chan à notre sujet. — Notre expulsion de Lha-Ssa est arrêtée. — Protestation contre cette mesure arbitraire. — Rapport de Ki-Chan à l’empereur de Chine. — Système de chronologie en usage dans le Thibet. — Nouvelle année thibétaine. — Fêtes et réjouissances. — Couvents bouddhiques de la province d’Oui. — Khaldan. — Préboung. — Sera. — Adieux du Régent. — Séparation de Samdadchiemba — Ly, le Pacificateur des royaumes. — Triple allocution de l’ambassadeur chinois. — Adieux pittoresques de Ly-Kouo-Ngan et de son épouse. — Départ de Lha-Ssa pour Canton. — Passage d’une rivière dans une barque en cuir.
________


Nous avons déjà dit un mot du voyage de Moorcroft dans le Thibet, en parlant de la crainte excessive que les dessinateurs et les faiseurs de cartes de géographie, inspirent au gouvernement thibétain. Un jour, le gouverneur des Kachemiriens nous conduisit un de ses compatriotes, nommé Nisan, et qui avait été pendant longtemps le domestique de Moorcroft à Lha-Ssa. Il nous parla longuement de son ancien maître, et les détails qu’il nous donna vinrent confirmer tout ce qu’on nous avait déjà raconté. Les aventures de ce voyageur anglais nous paraissant trop étranges, pour être passées entièrement sous silence, nous avons jugé à propos de faire, sur ce sujet, une courte notice.

Selon les témoignages recueillis dans la capitale même du Thibet, Moorcroft arriva de Ladak à Lha-Ssa dans l’année 1826 ; il portait le costume musulman, et parlait la langue Farsie ; il s’exprimait dans cet idiome avec une si grande facilité, que les Kachemiriens de Lha-Ssa le prirent pour un de leurs compatriotes. Il loua dans la ville une maison, où il séjourna pendant douze ans avec son domestique Nisan, qu’il avait amené de Ladak, et qui croyait lui-même avoir pour maître un Kachemirien, Moorcroft avait acheté quelques troupeaux de chèvres et de bœufs grognants, dont il avait confié la garde à des bergers thibétains qui stationnaient dans les gorges des montagnes, aux environs de Lha-Ssa. Sous prétexte d’aller visiter ses troupeaux, le faux musulman parcourait librement le pays, et profitait de ces fréquentes excursions, pour faire ses dessins et dresser ses cartes de géographie. On prétend que, n’ayant jamais appris la langue thibétaine, il s’abstenait d’avoir des rapports directs avec les gens de la contrée. Enfin, après avoir séjourné pendant douze ans à Lha-Ssa, Moorcroft reprit la route de Ladak ; mais pendant qu’il était dans la province de Ngari, il fut assailli par une troupe de brigands qui l’assassinèrent. Les auteurs de ce meurtre ayant été poursuivis et arrêtés par le gouvernement thibétain, on retrouva une partie des effets du voyageur anglais, parmi lesquels était une collection de dessins et de cartes géographiques. Ce fut seulement en ce moment, et à la vue de ces objets, que les autorités de Lha-Ssa connurent que Moorcroft était Anglais.

Avant de se séparer de son domestique, Moorcroft lui avait donné un billet, en lui disant de le montrer aux habitants de Calcutta, si jamais il allait dans cette ville, et que cela suffirait pour faire sa fortune. C'était sans doute une lettre de recommandation. La saisie des effets de Moorcroft fit si grand bruit dans le Thibet, que Nisan, craignant de se trouver compromis, détruisit sa lettre de recommandation. Il nous a dit lui-même que ce billet était d'une écriture entièrement semblable à la nôtre.

Les faits que nous venons de raconter, nous les tenons du Régent, du gouverneur kachemirien, de Nisan et de plusieurs autres habitants de Lha-Ssa. Avant d'arriver dans cette ville, nous n'avions jamais entendu parler de Moorcroft ; c'est là que nous avons appris pour la première fois le nom de ce voyageur anglais. D'après ce que nous avons dit, il paraîtrait donc établi, que Moorcroft est réellement allé à Lha-Ssa en 1826, qu'il y a séjourné pendant douze ans, et qu'ensuite il a été assassiné sur la route de Ladak à Lha-Ssa.

Maintenant, voici d'autres renseignements qui s'accordent bien peu avec ceux qui nous ont été donnés dans la capitale du Thibet. D'après la Géographie universelle de Charles Ritter (1)[1], Moorcroft fit d'abord, en 1812, un voyage qui dura deux mois ; il fut ensuite chargé, par la Compagnie, de se procurer des chevaux du Turkestan, pour améliorer les races des haras de l'Inde. Dans ce but, il entreprit un second voyage en novembre 1819 ; il parvint jusqu'à Ladak, où il resta deux ans. Au mois d'octobre 1822, il quitta cette ville pour aller à Kachemir, et le 25 août 1835 il mourut à Andkou, sur le chemin d'Hérat à Balk. La mort de Moorcroft, à la date et au lieu indiqués par Charles Ritter, a été annoncée pnr son compagnon de voyage, M. Tribeck, dans une lettre datée de Balk le 6 septembre 1825, et adressée au capitaine Wadé résidant à Loudiana (1)[2].

Nous avouons qu'il nous est impossible d'accorder entre eux des documents si opposés. Si réellement Moorcroft n'a pas été à Lha-Ssa, comment se fait-il qu'il y soit si bien connu, et qu'on y parle de son séjour d'une manière si précise ? Quel intérêt auraient pu avoir les Thibétains à forger de semblables anecdotes ?... D'autre part, si Moorcroft a été à Lha-Ssa, comment expliquer cette lettre de H. Tribeck qui annonce que son compagnon de voyage est mort en 1823, précisément à la même époque où, selon l'autre hypothèse, il aurait été en route pour se rendre dans la capitale du Thibet ?

Sans prétendre concilier toutes ces contradictions, nous allons citer un fait qui nous concerne, et qui paraîtra peutêtre avoir une certaine analogie avec l'affaire de Moorcroft. Quelque temps après notre arrivée à Macao, nous lûmes l'article suivant dans le Bengal Catholic Herald (2)[3], journal imprimé à Calcutta ... «  Canton, 12 septembre. — Les Missionnaires français de notre ville ont reçu dernièrement la nouvelle de la mort lamentable de deux Pères de leur mission dans la Tartarie-Mongole ... Après un court aperçu sur les pays mongolo-chinois, l'auteur de l'article poursuit ainsi : Un Lazariste français, nommé Huc, arriva, il y a environ trois ans, chez quelques familles chinoises, qui s'étaient établies dans la Vallée-des-Eaux-Noires, à environ deux cents lieues de marche de la grande muraille. Un autre Lazariste, dont le nom m'est a inconnu (1)[4], se joignit à lui dans le dessein de former une mission parmi les Bouddhistes mongols. Ils étudièrent la langue mongole avec les Lamas des monastères voisins. Il parait qu'ils ont été pris pour des Lamas étrangers, et qu'ils ont été traités avec amitié, surtout par les Bouddhistes, qui sont très-ignorants, et qui prenaient le latin de leurs bréviaires pour du sanscrit qu'ils a ne comprennent pas, mais pour lequel ils ont une vénération secrète, parce que les rites de leurs livres religieux, en mongol traduit du sanscrit, sont imprimés en encre rouge.

Quand les Missionnaires se crurent suffisamment instruits dans la langue, ils s'avancèrent dans l'intérieur, avec l'intention de commencer leur œuvre de conversion. Depuis cette époque, on ne reçut d'eux que quelques nouvelles incertaines ; mais en mai dernier, du fond de la Tartarie-Mongole, on apprit qu'ils avaient été attachés à la queue de chevaux, et traînés ainsi jusqu'à la mort. Les causes réelles de cet événement ne sont pas encore connues. »

Pendant qu'on annonçait ainsi notre mort avec des termes si positifs, nous touchions à la fin de notre long voyage, et nous étions sur le point d'arriver à Canton, jouissant heureusement d'une santé capable de réfuter les nouvelles qui couraient sur notre compte. Mais si, par hasard, nous eussions péri parmi les montagnes du Thibet, si l'on nous y eut assassinés ; on fût demeuré convaincu que nous avions été attachés à la queue de chevaux, et que nous étions morts en Mongolie. Probablement on n'eût jamais cru que nous avions été jusqu'à la capitale du Thibet ; et, plus tard, si quelque voyageur européen était arrivé à Lha-Ssa, et si on lui avait parlé de notre séjour dans celle ville, il eût été peut-être tout aussi difficile de concilier ces relations, que celles qui concernent Moorcroft.

Quoique la mort du voyageur anglais soit pour nous un événement plein d'obscurité, nous n'avons pas cru pouvoir nous dispenser de dire ce que nous en savions, sans prétendre infirmer, par les renseignements puisés à Lha-Ssa, les documents qui se trouvent consignés dans les journaux scientifiques de Londres.

Il y avait tout au plus un mois que nous étions à Lha-Ssa, et déjà les nombreux habitants de cette ville étaient accoutumés à parler avec respect et admiration de la sainte doctrine de Jéhovah, et du grand royaume de France. La paix et la tranquillité dont nous jouissions, la protection éclatante que nous accordait le gouvernement thibétain, la sympathie dont le peuple semblait nous entourer, tout nous donnait l'espérance, qu'avec l'aide de Dieu, nous pourrions jeter, au sein même de la capitale du Bouddhisme, les fondements d'une mission dont l'influence s'étendrait bientôt jusque chez les tribus nomades de la Mongolie. Le moment paraissait arrivé où les pèlerins tartares pourraient enfin venir s'instruire, à Lha-Ssa, de la seule doctrine qui puisse sauver les âmes et civiliser les nations.

Aussitôt que nous crûmes notre position assurée à Lha-Ssa, nous songeâmes aux moyens de renouer au plus tôt nos communications avec l'Europe. La voie du désert était impraticable. Nous avions bien pu traverser une fois, et comme miraculeusement, ces steppes infestées de brigands et de bêtes sauvages, mais il n'était pas permis de s'arrêter à la pensée d'organiser un service de courriers sur cette route affreuse. En supposant d'ailleurs toute la sécurité désirable, le trajet eût été d'une longueur à faire frémir. La voie de l'Inde nous parut la seule praticable. De Lha-Ssa jusqu'aux premiers postes anglais, il n'y a guère qu'un mois de marche. En établissant un correspondant par delà les monts Himalaya et un autre à Calcutta, nos communications avec la France devenaient, sinon promptes et faciles, du moins réalisables. Comme ce plan ne pouvait s'exécuter qu'avec l'assentiment du gouvernement thibétain, nous le communiquâmes au Régent, qui entra aussitôt dans nos vues. Il fut donc convenu qu'à la belle saison M. Gabet entreprendrait le voyage de Calcutta, avec une escorte thibétaine, qui l'accompagnerait jusqu'à Boutan.

Tels étaient les plans que nous formions pour l’établissement d'une mission à Lha-Ssa ; mais, en ce moment même, l'ennemi de tout bien travaillait à ruiner nos projets, et à nous éloigner d'un pays qu'il semble avoir choisi pour le siège de son empire. Ayant entendu ça et là quelques paroles de mauvais augure, nous comprimes que l'ambassadeur chinois tramait secrètement notre expulsion du Thibet. Le bruit vague de cette persécution n'avait, du reste, rien qui put nous étonner. Dès le commencement, nous avions prévu que, s'il nous survenait des difficultés, ce ne pourrait être que de la part des Mandarins chinois. Ki-Chan, en effet, ne pouvait supporter de voir le gouvernement thibétain accueillir si favorablement une religion et des étrangers que les absurdes préjugés de la Chine repoussent depuis si longtemps de ses frontières. Le christianisme et le nom français excitaient trop vivement la sympathie de la population de Lha-Ssa, pour que les Chinois n'en fussent pas jaloux. Un agent de la cour de Péking ne pouvait penser, sans dépit, à la popularité dont des étrangers jouissaient dans le Thibet, et à l'influence qu'ils exerceraient peut-être un jour dans un pays que la Chine a tout intérêt à tenir sous sa domination. Il fut donc arrêté qu'on chasserait de Lha-Ssa les prédicateurs de la religion du Seigneur du ciel.

Un jour, l'ambassadeur Ki-Chan nous fit appeler, et après maintes cajoleries, il finit par nous dire que le Thibet était un pays trop froid, trop pauvre pour nous, et qu'il fallait songer à retourner dans notre royaume de France. Ki-Chan nous adressa ces paroles avec une sorte de laisser-aller et d'abandon, comme s'il eût supposé qu'il n'y avait pas la moindre objection à faire. Nous lui demandâmes si, en parlant ainsi, il entendait nous donner un conseil ou un ordre. — L'un et l'autre, nous répondit-il froidement. — Puisqu'il en est ainsi, nous avons d'abord à le remercier pour l'intérêt que tu parais nous porter, en nous avertissant que ce pays est froid et misérable. Mais tu devrais savoir que des hommes comme nous ne recherchent pas les biens et les commodités de cette vie ; s'il en était autrement, nous serions restés dans notre royaume de France. Car, ne l'ignore pas, il n'existe nulle part une contrée qui vaille notre patrie. Pour ce qu'il y a d'impératif dans tes paroles, voici notre réponse : admis dans le Thibet par l'autorité du lieu, nous ne reconnaissons ni à toi, ni à qui que ce soit, le droit d'y troubler notre séjour. — Comment ! vous êtes des étrangers, et vous prétendez encore rester ici ? — Oui, nous sommes étrangers, mais nous savons que les lois du Thibet ne ressemblent pas à celles de la Chine. Les Péboun, les Katchi, les Mongols, sont étrangers comme nous ; et cependant on les laisse vivre en paix, nul ne les tourmente. Que signifie donc cet arbitraire, de vouloir exclure les Français d'un pays ouvert à tous les peuples ? Si les étrangers doivent partir de Lha-Ssa, pourquoi y restes-tu ? Est-ce que ton titre de Kin-Tchai (ambassadeur) ne dit pas clairement que toi-même tu n'es ici qu'un étranger ? — A ces mois, Ki-Chan bondit sur son coussin cramoisi. — Moi, un étranger ! s'écria-t-il, un étranger ! moi qui porte la puissance du grand Empereur ! Il n'y a encore que quelques mois, qui donc a jugé et envoyé en exil le Nomekhan ? — Nous connaissons cette affaire. Il y a cette différence entre le Nomekhan et nous, c'est que le Nomekhan est du Kan-Sou, province de l'empire, et que nous autres nous sommes de la France, où ton grand Empereur n'a rien à voir ; c'est que le Nomekhan a assassiné trois Talé-Lamas, et que nous autres nous n'avons fait de mal à personne. Est ce que nous avons un autre but que celui de faire connaître aux hommes le véritable Dieu, et de les instruire des moyens de sauver leurs âmes ? — Oui, je vous l'ai déjà dit, je crois que vous êtes des gens honnêtes ; mais enfin la religion que vous prêchez a été déclarée mauvaise, et a été prohibée par notre grand Empereur. — Aux paroles que tu viens de prononcer nous n'avons à répondre que ceci : c'est que la religion du Seigneur du ciel n'a jamais eu besoin de la sanction de ton Empereur, pour être une religion sainte ; pas plus que nous de sa mission, pour la venir prêcher dans le Thibet. — L'ambassadeur chinois ne jugea pas à propos de continuer cette discussion ; il nous congédia sèchement, en nous déclarant que nous pouvions nous tenir assurés qu'il nous ferait partir du Thibet.

Nous nous hâtâmes de nous rendre chez le Régent, et de lui faire part de la déplorable entrevue que nous avions eue avec Ki-Chan. Le premier Kalon avait eu connaissance des projets de persécution que les Mandarins chinois tramaient contre nous. Il tâcha de nous rassurer, et nous dit que, protégeant dans le pays des milliers d'étrangers, il serait assez fort pour nous y faire jouir d'une protection que le gouvernement thibétain accordait à tout le monde. — Au reste, ajouta-t-il, lors même que nos lois interdiraient aux étrangers l'entrée de notre pays, ces lois ne pourraient vous atteindre. Les religieux, les hommes de prières étant de tous les pays, ne sont étrangers nulle part : telle est la doctrine qui est enseignée dans nos saints livres. Il est écrit : La chèvre jaune est sans patrie, et le Lama n'a pas de famille. .... Lha-Ssa étant le rendez-vous et le séjour spécial des hommes de prières, ce seul titre devrait toujours vous y faire trouver liberté et protection.

Cette opinion des Bouddhistes, qui fait du religieux un homme cosmopolite, n'est pas simplement une pensée mystique écrite dans les livres ; mais nous avons remarqué qu'elle était passée dans les mœurs et les habitudes des lamaseries. Aussitôt qu'un homme s'est rasé la tête et a revêtu le costume religieux, il renonce à son ancien nom pour en prendre un nouveau. Si l’on demande à un Lama de quel pays il est, il répond : Je n'ai pas de patrie, mais je passe mes jours dans telle lamaserie. Cette manière de penser et d'agir est même admise en Chine, parmi les bonzes et les autres espèces de religieux, qu'on a coutume de désigner par le nom générique de Tchou-Kia-Jin, homme sorti de la famille.

Il s'engagea à notre sujet une lutte de plusieurs jours entre le gouvernement thibétain et l'ambassadeur chinois. Ki-Chan, afin de mieux réussir dans ses prétentions, se posa comme défenseur des intérêts du Talé-Lama. Voici quelle était son argumentation : Envoyé à Lha-Ssa par son empereur afin de protéger le Bouddha-vivant, il était de son devoir d'éloigner de lui tout ce qui pouvait lui être nuisible. Des prédicateurs de la religion du Seigneur du ciel, bien qu'animés d'intentions excellentes, propageaient une doctrine qui, au fond, tendait à ruiner l'autorité et la puissance du Talé-Lama. Leur but avoué était de substituer leurs croyances religieuses au bouddhisme, et de convertir tous les habitants du Thibet, de tout âge, de toutes conditions et de tout sexe. Que deviendrait le Talé-Lama lorsqu'il n'aurait plus d'adorateurs ? L'introduction de la religion du Seigneur du ciel dans le pays, ne conduit-elle pas directement à la destruction du sanctuaire du Bouddha-La, et par conséquent à la ruine de la hiérarchie lamaïque et du gouvernement thibétain ? Moi, disait-il, qui suis ici pour défendre le Talé-Lama, puis-je laisser à Lha-Ssa des hommes qui sèment des doctrines si redoutables ? Lorsqu'elles auront pris racine, et qu'il ne sera plus possible de les extirper, qui sera responsable d'un si grand mal ? Qu'aurai-je à répondre au grand Empereur, lorsqu'il me reprochera ma négligence et ma lâcheté ? Vous autres Thibétains, disait-il au Régent, vous ne comprenez pas la gravité de cette affaire. Parce que ces hommes sont vertueux et irréprochables, vous pensez qu'ils ne sont pas dangereux ... ; c'est une illusion. S'ils restent longtemps à Lha-Ssa, ils vous auront bientôt ensorcelés. Parmi vous, il n'est personne qui soit capable de lutter avec eux en matière de religion. Vous ne pourrez vous empêcher d'adopter leurs croyances, et dans ce cas le Talé-Lama est perdu.

Le Régent n'entrait nullement dans ces appréhensions que l'ambassadeur chinois cherchait à lui inspirer. Il soutenait que notre présence à Lha-Ssa ne pouvait, en aucune façon, nuire au gouvernement thibétain. Si la doctrine que ces hommes apportent, disait-il, est une doctrine fausse, les Thibétains ne l'embrasseront pas. Si au contraire elle est vraie, qu'avons-nous à craindre ? Comment la vérité pourrait-elle être préjudiciable aux hommes ? Ces deux Lamas du royaume de France, ajoutait-il, n'ont fait aucun mal ; ils sont animés des meilleures intentions à notre égard. Pouvons-nous, sans motif, les priver de lu liberté et de la protection que nous accordons ici à tous les étrangers, et surtout aux hommes de prières ? Nous est-il permis de nous rendre coupables d'une injustice actuelle et certaine, par la crainte imaginaire d'un malheur à venir ?

Ki-Chan reprochait au Régent de négliger les intérêts du Talé-Lama, et le Régent de son côté accusait Ki-Chan de profiter de la minorité du souverain, pour tyranniser le gouvernement thibétain. Quant à nous, au milieu de ce malheureux conflit, nous refusions de reconnaître l'autorité du Mandarin chinois, et nous déclarions que nous ne quitterions pas le pays sans un ordre formel du Régent, qui nous assurait constamment qu'on ne lui arracherait jamais un acte semblable.

La querelle s'envenimant tous les jours de plus en plus, Ki-Chan se décida enfin à prendre sur lui de nous faire partir. Les choses en vinrent à un tel point, que la prudence nous fit une obligation de céder aux circonstances, et de ne pas opposer une plus longue résistance, de peur de compromettre le Régent, et de devenir, peut-être, la cause de fâcheuses dissensions entre la Chine et le Thibet. En nous raidissant contre cette injuste persécution, nous avions à craindre d'irriter trop vivement les Chinois, et de fournir des prétextes à leur projet d'usurpation sur le gouvernement thibétain. Si, à cause de nous, une rupture venait malheureusement à éclater entre Lha-Ssa et Péking, on ne manquerait pas de nous en rendre responsables ; nous deviendrions odieux aux yeux des Thibétains ; et l'introduction du christianisme dans ces contrées souffrirait peut-être dans la suite de plus grandes difficultés. Nous pensâmes donc qu'il valait mieux courber la tête, et accepter avec résignation le rôle de persécutés. Notre conduite prouverait du moins aux Thibétains que nous étions venus au milieu d'eux avec des intentions pacifiques, et que nous n'entendions nullement nous y établir par la violence.

Une autre considération vint encore nous confirmer dans notre résolution. Il nous vint à la pensée que cette tyrannie même que les Chinois exerçaient contre nous serait peut être cause que les Missionnaires pourraient un jour s'établir dans le Thibet avec sécurité. Dans notre candeur, nous nous imaginions que le gouvernement français ne verrait pas avec indifférence cette prétention inouïe de la Chine, qui ose poursuivre de ses outrages le christianisme et le nom français jusque chez les peuples étrangers, et à plus de mille lieues loin de Péking. Nous étions persuadés que le représentant de la France à Canton ne pourrait s'empêcher de faire de vives réclamations auprès de l'autorité chinoise, et qu'il obtiendrait une juste réparation de la violence qui nous avait été faite. En pensant ainsi, nous pauvres et obscurs Missionnaires, nous étions bien loin de vouloir nous donner, à nos propres yeux, la moindre importance personnelle ; mais, nous ne le cachons pas, nous avions l'orgueil de croire que notre qualité de Français, serait un titre suffisant pour obtenir la protection du gouvernement de notre patrie.

Après avoir mûrement réfléchi aux motifs que nous venons d'indiquer, nous nous rendîmes chez le Régent. En apprenant que nous avions résolu de partir de Lha-Ssa, il parut triste et embarrassé. Il nous dit qu'il eût vivement désiré de pouvoir nous assurer dans le Thibet un séjour libre et tranquille ; mais que seul, et privé de l'appui de son souverain, il s'était trouvé trop faible pour réprimer la tyrannie des Chinois, qui, depuis plusieurs années, profitant de l'enfance du Talé-Lama, s'arrogeaient des droits inouïs dans le pays .... Nous remerciâmes le Régent de sa bonne volonté, et nous partîmes pour nous rendre chez l'ambassadeur chinois.

Nous dîmes à Ki-Chan que, loin de tout moyen de protection, nous étions décidés à nous éloigner de Lha-Ssa, puisqu'on voulait nous y contraindre ; mais que nous protestions contre cette violation de nos droits. — Oui, c'est cela, nous répondit Ki-Chan ; il n'y a rien de mieux à faire, il faut vous mettre en route ; ce sera bien pour vous, bien pour moi, bien pour les Thibétains, bien pour tout le monde. — Il nous annonça ensuite qu'il avait déjà ordonné de faire tous les préparatifs nécessaires pour notre prochain départ, que déjà le Mandarin et l'escorte qui devaient nous accompagner, avaient été désignés. Il avait été même arrêté que nous partirions dans huit jours, et qu'on nous ferait suivre la route qui conduit aux frontières de Chine. Ces dernières dispositions excitèrent tout à la fois notre indignation et notre surprise ; nous ne concevions n'as qu'on eût la cruauté de nous condamner à un voyage de huit mois, tandis qu'en nous dirigeant vers l'Inde, ving-cinq jours de marche nous suffisaient pour arriver au premier poste européen, où nous ne pouvions manquer de trouver des moyens sûrs et faciles pour nous rendre à Calcutta. Nous fîmes là-dessus les plus instantes réclamations ; mais elles ne furent pas écoutées, non plus que la demande d'un sursis do quelques jours pour nous reposer un peu de la longue route que nous venions de faire, et laisser se cicatriser de grandes plaies causées par le froid du désert. Tout ce que nous pûmes dire pour adoucir la dureté de l’ambassadeur chinois fut inutile.

Pour lors nous laissâmes là notre ton suppliant, et nous déclarâmes au délégué de la cour de Péking que nous cédions à la violence, mais que nous dénoncerions à notre gouvernement : premièrement, que l’ambassadeur chinois installé à Lha-Ssa nous en avait arbitrairement et violemment chassés, sous le vain prétexte que nous étions étrangers et prédicateurs de la religion chrétienne, qu’il disait mauvaise et réprouvée par son Empereur. Secondement, que, contre tout droit et toute justice, il nous avait empêchés de suivre une route facile, directe, et de vingt-cinq jours seulement, pour nous traîner tyranniquement dans l’intérieur de la Chine, et nous faire subir les rigueurs d’un voyage de huit mois. Enfin que nous dénoncerions à notre gouvernement la barbarie avec laquelle on nous forçait à nous mettre en route sans nous accorder un peu de repos ; barbarie que, vu l’état où nous étions, nous avions droit de considérer comme un attentat à nos jours. — Ki-Chan nous répondit qu’il n’avait pas à s’occuper de ce que pouvait penser ou faire le gouvernement français, que dans sa conduite il ne devait envisager que la volonté de son Empereur. — Si mon maître, dit-il, savait que j’ai laissé deux Européens prêcher librement la religion du Seigneur du ciel dans le Thibet, je serais perdu. Il ne me serait pas possible pour cette fois d’échapper à la mort.

Le lendemain, Ki-Chan nous fit appeler pour nous communiquer un rapport qu’il avait rédigé au sujet de nos affaires, et qu’il devait adresser à l’Empereur. — Je n’ai pas voulu, nous dit-il, le faire partir avant de vous le lire, de peur qu'il ne me soit échappé des paroles inexactes ou qui pourraient vous être désagréables. Ayant obtenu son principal but, Ki-Chan reprenait à notre égard ses manières aimables et caressantes. Son rapport était assez insignifiant ; ce qu'on y disait de nous, n'était ni bien ni mal ; on se contentait d'y donner une sèche nomenclature des pays que nous avions parcourus depuis notre départ de Macao. — Ce rapport va-t-il bien comme cela, dit Ki-Chan ; y trouvez-vous quelque chose à redire ? — M. Huc répondit qu'il aurait à faire une observation d'une grande importance. — Parle, j'écoute tes paroles. — Ce que j'ai à te dire ne nous intéresse nullement ; mais cela te touche de très-près. — Voyons, qu'est-ce donc ? — Ma communication doit être secrète ; fais retirer tout ce monde. — Ces gens sont mes serviteurs, ils appartiennent tous à ma maison ; ne crains rien. — Oh ! nous autres, nous n'avons rien à craindre ; tout le danger est pour toi ! — Du danger pour moi !... N'importe, les gens de ma suite peuvent tout entendre. — Si tu veux, tu leur rapporteras ce que j'ai à te dire ; mais je ne puis parler en leur présence. — Les Mandarins ne peuvent s'entretenir en secret avec des étrangers ; cela nous est défendu par les lois. — Dans ce cas, je n'ai rien à te dire, envoie le rapport tel qu'il est ; mais s'il l'en arrive malheur, ne t'en prends qu'à toi ... L'ambassadeur chinois devint pensif ; il aspira coup sur coup de nombreuses prises de tabac, et après avoir longtemps réfléchi, il dit aux gens de sa suite de se retirer, et de nous laisser seuls avec lui.

Quand tout le monde fut parti, M. Huc prit la parole : — Maintenant, dit-il à Ki-Chan, tu vas comprendre pourquoi j'ai voulu te parler en secret, et combien il t'importe que personne n'entende ce que j'ai à te dire ; tu vas juger si nous sommes des hommes dangereux, nous qui craignons même de nuire à nos persécuteurs. — Ki-Chan était pâle et décontenancé. — Voyons, dit-il, explique-toi ; que tes paroles soient blanches et claires : que veux-tu dire ? — Dans ton rapport, il y a une chose inexacte ; tu me fais partir de Macao avec mon frère Joseph Gabet, pourtant je ne suis entré en Chine que quatre ans après lui. — Oh ! si ce n'est que cela, c'est facile à corriger. — Oui, très-facile ; ce rapport, dis-tu, est pour l'Empereur, n'est-ce pas ? — Certainement. — Dans ce cas, il faut dire à l'Empereur la vérité et toute la vérité. — Oui, oui, toute la vérité ; corrigeons le rapport ... A quelle époque es-tu entré en Chine ? — Dans la vingtième année de Tao-Kouang (1840)... Ki-Chan prit son pinceau et écrivit à la marge : vingtième année de Tao-Kouang — Quelle lune ? — Deuxième lune. — Ki-Chan, entendant parler de la deuxième lune, posa son pinceau et nous regarda fixement. — Oui, je suis entré dans l'empire chinois la vingtième année de Tao-Kouang, dans la deuxième lune ; j'ai traversé la province de Canton, dont tu étais à cette époque le vice-roi ... Pourquoi n'écris-tu pas ? est-ce qu'il ne faut pas dire toute la vérité à l'Empereur ? — La figure de Ki-Chan se contracta ... Comprends-tu maintenant pourquoi j'ai voulu te parler en secret ? — Oui, je sais que les chrétiens ne sont pas méchants ... Quelqu'un ici connaît-il cette affaire ? — Non, personne. — Ki-Chan prit le rapport et le déchira ; il en composa un nouveau, tout différent du premier ; les dates de notre entrée en Chine n'y étaient pas précisées, et on y lisait un pompeux éloge de notre science et de notre sainteté. Ce pauvre homme avait eu la simplicité de croire que nous attacherions une grande importance à ce que l'empereur de Chine eût une bonne opinion de nous.

D'après les ordres de Ki-Chan, nous devions nous mettre en route après les fêtes de la nouvelle année thibétaine. Il n'y avait pas encore deux mois que nous étions arrivés à Lha-Ssa, et nous y avions passé déjà deux fois le nouvel an, d'abord à l'européenne et ensuite à la chinoise ; c'était maintenant le tour de la manière thibétaine. Quoique à Lha-Ssa on suppute l'année comme en Chine, d'après le système lunaire, cependant les calendriers de ces deux pays ne s'accordent pas ; celui de Lha-Ssa est toujours en arrière d'une lune sur celui de Péking. On sait que les Chinois, les Mongols, et la plupart des peuples de l'Asie orientale, se servent dans leurs calculs chronologiques d'un cycle sexagénaire composé de dix signes appelés troncs, et de douze qui portent le nom de branches. Chez les Tartares et les Thibétains, les signes du cycle dénaire sont exprimés par les noms des cinq éléments répétés deux fois, ou par les noms des cinq couleurs avec leurs nuances femelles. Les noms de douze animaux marquent le cycle duodénaire.

Comme ce cycle revient périodiquement tous les soixante ans, on comprend qu’il pourrait s’introduire une grande confusion dans la chronologie, si on n’avait une méthode sûre pour préciser les cycles sexagénaires déja passés. Pour obvier à cet inconvénient, les souverains donnent aux années de leur règne un nom particulier ; et par ce moyen, les époques cycliques se trouvent fixées de manière à ne laisser aucune ambiguïté. Ainsi les Mongols disent : La vingt-huitième année Tao-Kouang, qui est celle du bélier de feu (1848). En Chine, le cycle sexagénaire actuel a commencé avec l'an 1803, et les années Tao-Kouang datent de 1820, époque où l'Empereur aujourd'hui régnant est monté sur le trône. Il est à remarquer que Chun-Tchi, Khang-Hi, Young-Tching, Kien-Long, Kia-King, Tao-Kouang, ne sont nullement les noms des six premiers Empereurs de la dynastie mantchoue, mais plutôt des dénominations spéciales pour désigner les années de leur règne.



Les Thibétains ont adopté l'usage des cycles dénaire et duodénaire. Mais, en leur faisant subir des combinaisons plus nombreuses que les Mongols, ils obtiennent un cycle de deux cent cinquante-deux ans. Les douze premières années portent simplement le nom de douze animaux ; puis ces mêmes noms sont combinés avec ceux des cinq éléments, répétés deux fois jusqu'à l’année 72 du cycle. On ajoute ensuite à ces combinaisons le mot (mâle), qui conduit jusqu'à l'année 132 ; puis le mot (femelle), qui fait aller jusqu'à l'année 192 ; entin on fait alterner les mots et jusqu'à la fin du cycle.

Ce système chronologique, trop compliqué pour l'usage du peuple, est relégué dans les lamaseries où il est étudié et connu des Lamas les plus instruits. Les masses vivent au jour le jour, sans se douter même de l'existence de cette méthode de combiner les cycles. A part le Régent, nous n'avons trouvé personne à Lha-Ssa, qui sût nous dire dans quelle année nous étions ; on paraissait, en général, ne pas comprendre du tout l'importance de désigner les dates et les années par des noms particuliers. Un des plus hauts fonctionnaires de Lha-Ssa, un Lama très-renommé, nous disait que la méthode chinoise pour compter les années était très-embarrassante, et ne valait pas la simplicité de la manière thibétaine ; il trouvait plus naturel de dire tout bonnement, pour désigner les dates : Celle année-ci, l'année dernière, il y a vingt ans, il y a cent ans, et ainsi de suite ... Comme nous lui disions que cette méthode n'était bonne qu'à faire de l'histoire un gâchis inextricable ; — Pourvu qu'on sache, nous répondait-il, ce qui s'est passé dans les temps anciens, c'est l'essentiel. À quoi bon connaître la date précise des événements ? Quelle utilité y at-il à cela ?

Ce mépris, ou du moins cette indifférence pour la chronologie, se fait remarquer, en effet, dans la plupart des ouvrages lamaïques ; ils sont souvent sans ordre, sans date, et n'offrent au lecteur qu'un ramassis d'anecdotes entassées les unes sur les autres, sans qu'on puisse avoir rien de bien précis, ni sur les personnages, ni sur les événements. Par bonheur, l'histoire des Thibétains, se trouvant continuellement mêlée à celle des Chinois et des Tartares, on peut s'aider utilement de la littérature de ces derniers peuples, pour mettre un peu d'ordre et de précision dans la chronologie thibétaine.

Pendant notre séjour à Lha-Ssa, nous avons eu occasion de remarquer que les Thibétains sont très-mauvais chronologistes, non-seulement pour ce qui concerne les grandes dates, mais encore pour la manière de supputer journellement le quantième de la lune. Leur almanach est d'une confusion vraiment désolante ; et cette confusion vient uniquement des idées superstitieuses des bouddhistes au sujet des jours heureux et malheureux ; tous les jours réputés malheureux, qui se rencontrent dans le courant de la lune, sont retranchés et ne comptent pas. Ainsi, par exemple, si le quinzième de la lune est un jour néfaste, on compte deux fois le quatorzième, et on passe immédiatement au seizième. Quelquefois il se rencontre plusieurs jours néfastes à la file les uns des autres ; mais on n'est pas plus embarrassé pour cela ; on les retranche tous également, jusqu'à ce qu'on soit arrivé à un jour heureux. Les Thibétains ne paraissent pas trouver le moindre inconvénient à une pareille méthode.

Le renouvellement de l'année est pour les Thibétains, comme pour tous les peuples, une époque de fêtes et de réjouissances. Les derniers jours de la douzième lune sont consacrés à en faire les préparatifs ; on s'approvisionne de thé, de beurre, de tsamba, de vin d'orge, et de quelques quartiers de bœuf ou de mouton. Les beaux babils sont retirés de leurs armoires ; on enlève la poussière dont les meubles sont ordinairement couverts ; on fourbit, on nettoie, on balaye ; on cherche en un mot à introduire dans 1'intérieur de la maison un peu d'ordre et de propreté. La chose n'arrivant qu'une fois par an, tous les ménages prennent un nouvel aspect ; les autels domestiques sont surtout l'objet d'un soin tout particulier ; on repeint à neuf les vieilles idoles ; on façonne avec du beurre frais des pyramides, des fleurs, et divers ornements destinés à parer les petits sanctuaires où résident les Bouddhas de la famille.

Le premier Louk-So, ou rite de la fête, commence à minuit ; aussi tout le monde veille, attendant avec impatience cette heure mystique et solennelle, qui doit clore la vieille année et ouvrir le cours de la nouvelle. Comme nous étions peu curieux de saisir ce point d’intersection qui sépare les deux années thibétaines, nous nous étions couchés à notre heure ordinaire. Nous dormions profondément, lorsque nous fûmes tout à coup réveillés par les cris de joie qui éclatèrent de toutes parts dans 1ns quartiers de la ville. Les cloches, les cymbales, les conques marines, les tambourins, et tous les instruments de la musique thibétaine, se firent bientôt entendre, et donnèrent naissance au tintamarre le plus affreux qu’on puisse imaginer ; on eut dit qu’on accueillait par un charivari l’année qui venait d’éclore. Nous eûmes un instant bonne envie de nous lever, pour aller contempler le bonheur des heureux habitants de Lha-Ssa ; mais le froid était si piquant, qu’après de mûres et sérieuses réflexions, nous opinâmes qu’il serait plus convenable de demeurer sous nos épaisses couvertures de laine, et de nous unir seulement de cœur à la félicité publique ... Des coups redoublés, qui retentirent bientôt à la porte de notre demeure, et qui menaçaient de la faire voler en éclats, nous avertirent qu’il fallait renoncer à notre magnifique projet. Après quelques tergiversations, nous fûmes enfin contraints de sortir de notre chaude couchette ; nous endossâmes nos robes, et la porte ayant été ouverte, quelques Thibétains de nos connaissances envahirent notre chambre, en nous conviant au régal de la nouvelle année. Ils portaient tous, entre leurs mains, un petit pot en terre cuite, où flottaient, dans de l’eau bouillante, des boulettes fabriquées avec du miel et de la farine de froment. Un de ces visiteurs nous offrit une longue aiguille en argent, terminée en crochet, et nous invita à pêcher dans son vase. D’abord nous voulûmes nous excuser, en objectant que nous n’étions pas dans l’habitude de prendre de la nourriture pendant la nuit ; mais on nous fit des instances si engageantes, on nous tira la langue de si bonne grâce, qu’il fallut bien se résigner au Louk-So. Nous piquâmes chacun une boulette, que nous écrasâmes d’abord entre les dents pour en étudier la saveur ... Nous nous regardâmes en faisant la grimace ; cependant les convenances étaient là, et nous dûmes l’avaler par politesse. Si encore nous en avions été quittes pour ce premier acte de dévouement ! Mais le Louk-So était inexorable ; les nombreux amis que nous avions à Lha-Ssa se succédèrent presque sans interruption, et force nous fut de croquer jusqu’au jour des dragées thibétaines.

Le second Louk-So consiste encore à faire des visites, mais avec un nouveau cérémonial. Aussitôt que l’aube paraît, les Thibétains parcourent les rues de la ville, portant d’une main, un pot de thé beurré, et de l’autre, un large plat doré et vernissé, rempli de farine de tsamba amoncelée en pyramide, et surmontée de trois épis d’orge ; en pareil jour, il n’est pas permis de faire des visites sans avoir avec soi du tsamba et du thé beurré. Dès qu’on est entré dans la maison de ceux à qui on veut souhaiter la bonne année, on commence avant tout par se prosterner trois fois devant l’autel domestique, qui est solennellement paré et illuminé ; ensuite, après avoir brûlé quelques feuilles de cèdre, ou d’autres arbres aromatiques, dans une grande cassolette en cuivre, on offre aux assistants une écuellée de thé, et on leur présente le plat ou chacun prend une pincée de tsamba. Les gens de la maison font aux visiteurs la même politesse. Les habitants de Lha-Ssa ont coutume de dire : Les Thibétains célèbrent les fêtes du nouvel an avec du tsamba et du thé beurré ; les Chinois avec du papier rouge et des pétards, les Katchi avec des mets recherchés et du tabac, les Péboun avec des chansons et des gambades.

Quoique ce dicton populaire soit plein d'exactitude, cependant les Péboun n'ont pas tout-à-fait le monopole de la gaité. Les Thibétains savent aussi animer leurs fêtes du nouvel an, par des réjouissances bruyantes, et où les chants et les danses jouent toujours un grand rôle. Des groupes d'enfants, portant de nombreux grelots suspendus à leur robe verte, parcourent les rues, et vont, de maison en maison, donner des concerts qui ne sont pas dépourvus d'agrément. Le chant, ordinairement doux et mélancolique, est entrecoupé de refrains précipités et pleins de feu. Pendant la strophe, tous ces petits chanteurs marquent continuellement la mesure en imprimant à leur corps un mouvement lent et régulier, semblable au balancement d'un pendule ; mais, quand arrive le refrain, ils se mettent à trépigner, en frappant la terre on cadence et avec vigueur. Le bruit des grelots et de leur chaussure ferrée, produit une espèce d'accompagnement sauvage, qui ne laisse pas de frapper agréablement l'oreille, surtout lorsqu'il est entendu d'une certaine distance. Ces jeunes dilettanti ayant achevé leur concert, il est d'usage que ceux pour lesquels ils ont chanté leur distribuent des gâteaux frits dans de l'huile de noix et quelques petites boules de beurre.

Sur les places principales et devant les monuments publics, on rencontre, du matin au soir, des troupes de comédiens et de bateleurs qui amusent le peuple par leurs représentations. Les Thibétains n'ont pas, comme les Chinois, des répertoires de pièces de théâtre ; leurs comédiens sont tous ensemble et continuellement, sur la scène, tantôt chantant et dansant, tantôt faisant des tours de force et d'adresse. Le ballet est l'exercice dans lequel ils paraissent exceller le plus. Ils valsent, ils bondissent, ils pirouettent avec une agilité vraiment étonnante. Leur costume se compose d'une toque surmontée de longues plumes de faisan, d'un masque noir orné d'une barbe blanche d'une prodigieuse longueur, d'un large pantalon blanc, et d'une tunique verte pendante jusqu'aux genoux, et serrée aux reins par une ceinture jaune. A cette tunique sont attachés, de distance en distance, de longs cordons, au bout desquels pendent de gros flocons de laine blanche. Quand l'acteur se balance en cadence, toutes ces houpes accompagnent avec grâce les mouvements de son corps ; et quand il se met à tournoyer, elles se dressent horizontalement, font la roue autour de l'individu, et semblent en quelque sorte accélérer la rapidité de ses pirouettes.

On voit encore à Lha-Ssa une espèce d'exercice gymnastique, nommé danse des esprits. Une longue corde, faite avec des lanières de cuir solidement tressées ensemble, est attachée au sommet du Bouddha-La, et descend jusqu'au pied de la montagne. Les esprits danseurs vont et viennent sur cette corde, avec une agilité qui ne peut être comparée qu'à celle des chats ou des singes. Quelquefois, quand ils sont arrivés au sommet, ils étendent les bras comme pour se jeter à la nage, et se laissent couler le long de la corde avec la rapidité d'une flèche. Les habitants de la province de Ssang sont réputés les plus habiles pour ce genre d'exercice.

La chose la plus étrange que nous ayons vue à Lha-Ssa, pendant les fêtes du nouvel an, c'est ce que les Thibétains appellent le Lha-Ssa-Morou, c'est-à-dire, l'invasion totale de la ville et de ses environs par des bandes innombrables de Lamas. Le Lha-Ssa-Morou commence le troisième jour de la première lune. Tous les couvenls bouddhiques de la province d' Oui ouvrent leurs portes à leurs nombreux habitants ; et l'on voit arriver en tumulte, par tous les chemins qui conduisent à Lha-Ssa, de grandes troupes de Lamas, à pied, à cheval, montés sur des ânes et sur des bœufs grognants, et portant avec eux leurs livres de prières et leurs instruments de cuisine. La ville se trouve bientôt couverte, sur tous les points, par ces avalanches de Lamas, qui se précipitent de toutes les montagnes environnantes. Ceux qui ne trouvent pas à se caser dans les maisons des particuliers et dans les édifices publics, forment des campements sur les places et dans les rues, ou dressent leurs petites tentes de voyage dans la campagne. Le Lha-Ssa-Morou dure six jours entiers. Pendant ce temps, les tribunaux sont fermés, le cours ordinaire de la justice est suspendu, les ministres et les fonctionnaires publics perdent en quelque sorte leur autorité, et toute la puissance du gouvernement est abandonnée à cette armée formidable de religieux bouddhistes. Il règne alors dans la ville un désordre et une confusion inexprimables. Les Lamas parcourent les rues par bandes désordonnées, poussent des cris affreux, chantent des prières, se heurtent, se querellent, et quelquefois se livrent, à grands coups de poings, des batailles sanglantes.

Quoique les Lamas montrent, en général, peu de réserve et de modestie, pendant ces jours de fête, il ne faudrait pas croire cependant qu'ils se rendent a Lha-Ssa pour se livrer à des divertissements profanes, et peu conformes à leur état de religieux ; c'est la dévotion, au contraire, qui est le grand mobile de leur voyage. Leur but est d'implorer la bénédiction du Talé-Lama, et de faire un pèlerinage au célèbre couvent bouddhique appelé Morou, et qui occupe le centre de la ville. C'est de là qu'est venu le nom da Lha-Ssa-Morou, qui a été donné à ces six jours de fête.

Le couvent de Morou est remarquable par le luxe et les richesses qui sont étalés dans ses temples. L'ordre et la propreté qui y règnent continuellement, en font comme le modèle et la règle des autres couvents de la province. A l'ouest du principal temple, on voit un vaste jardin entouré d'un péristyle. C'est là que se trouvent les ateliers de typographie. De nombreux ouvriers, appartenant à la lamaserie, sont journellement occupés à graver des planches et à imprimer les livres bouddhiques. Les procédés dont ils se servent étant semblables à ceux des Chinois, qui sont suffisamment connus, nous nous dispenserons d'en parler. Les Lamas qui se rendent annuellement à la fête du Lha-Ssa-Morou, ont l'habitude de profiter de cette occasion pour faire leurs emplettes de livres.

Dans le seul district de Lha-Ssa, on compte plus de trente grands couvents bouddhiques (1)[5]. Ceux de Khaldhan, de Préboung et de Sera, sont les plus célèbres et les plus nombreux. Chacun d'eux renferme à peu près quinze mille Lamas.

Khaldhan, qui signifie en thibétain béatitude céleste, est le nom d'une montagne située à l'est de Lha-Ssa ; elle en est éloignée de quatre lieues. C'est sur le sommet de cette montagne que s'élève la lamaserie de Khaldhan. Au rapport des livres lamaïques, elle fut fondée l'an 1409 de notre ère, par le fameux Tsong-Kaba, réformateur du Bouddhisme. et instituteur de la secte du bonnet jaune. Tsong-Kaba y fixa sa résidence ; et c'est là qu'il laissa son enveloppe humaine, quand son âme alla s'absorber dans l'essence universelle. Les Thibétains prétendent qu'on y voit encore son corps merveilleux, frais, incorruptible, parlant quelquefois, et par un prodige continuel, se tenant toujours en l'air sans que rien le soutienne. Nous ne pouvons rien dire de cette croyance des Bouddhistes, parce que le trop court séjour que nous avons fait à Lha-Ssa ne nous a pas permis d'aller visiter le couvent de Khaldhan.

La lamaserie de Préboung (Dix mille fruits) est située à deux lieues à l'ouest de Lha-Ssa ; elle est construite sur les flancs d'une haute montagne. Au centre du couvent, s'élève une espèce de kiosque magnifiquement orné, et tout étincelant d'or et de peintures. Il est réservé pour le Talé-Lama, qui s'y rend une fois tous les ans pour expliquer aux religieux les livres sacrés. Les Lamas mongols, qui viennent dans le Thibet pour se perfectionner dans la science des prières, et obtenir les grades de la hiérarchie lamaïque, vont ordinairement se fixer à Préboung qui, à cause de cela, est quelquefois appelé dans le pays Couvent des Mongols.

Séra est situé au nord de Lha-Ssa, et tout au plus à une demi-lieue de distance de la ville. Les temples bouddhiques et les habitations des Lamas sont adossés au versant d'une montagne plantée de houx et de cyprès. C'est par là que passe la route suivie par les pèlerins qui viennent de la Tartarie. De loin, tous ces monuments rangés en amphithéâtre les uns au-dessus des autres, et se détachant sur le fond vert de la montagne, présentent à la vue un tableau attrayant et pittoresque. Ça et là, aux anfractuosités de la montagne, et bien au-dessus de la cité religieuse, on voit un grand nombre de cellules habitées par des Lamas contemplatifs, et où l'on ne peut parvenir qu'avec une grande difficulté. Le couvent de Sera est remarquable par trois grands temples à plusieurs étages, dont toutes les salles sont entièrement dorées. C'est de là que vient à la lamaserie le nom de Sera, du mot thibétain ser, qui veut dire or. Dans le principal de ces trois temples, on conserve religieusement le fameux tortché, ou instrument sanctificateur qui, selon la croyance des Bouddhistes, est venu de l'Inde, à travers les airs, se placer de lui-même dans le couvent de Sera. Cet instrument est en bronze ; sa forme ressemble grossièrement à celle d'un pilon : le milieu par où on le tient, est uni et cylindrique ; les deux extrémités sont renflées, affectent la forme ovoïde, et sont chargées de figures symboliques. Tous les Lamas doivent avoir un petit tortché fabriqué sur le modèle de celui qui est venu merveilleusement de l’Inde. Quand ils récitent leurs prières, et pendant les cérémonies religieuses, cet instrument leur est indispensable : ils doivent tantôt le prendre, tantôt le déposer sur leurs genoux, puis le reprendre et le faire tourner dans leur main, suivant les règles marquées par le livre des rites. Le tortché de Sera est l’objet d’une grande vénération. Les pèlerins ne manquent jamais d’aller se prosterner devant la niche où il repose. Aux fêtes du nouvel an, on le transporte processionnellement et en grande pompe à Lha-Ssa, pour l’offrir à l’adoration des habitants de la ville.

Pendant que les innombrables Lamas du Lha-Ssa-Morou, célébraient avec transport leur bruyante fête, nous autres, le cœur navré de tristesse, nous étions occupés en silence des préparatifs de notre départ ; nous défaisions cette petite chapelle où nous avions goûté des consolations bien enivrantes, mais hélas ! de bien courte durée. Après avoir essayé de défricher et d’ensemencer un pauvre petit coin de cet immense désert, il fallait l’abandonner, en nous disant que bientôt, sans doute, les ronces et les épines viendraient repousser en abondance, et étouffer ces précieux germes de salut qui déjà commençaient à poindre. O ! comme ces pensées étaient amères et désolantes ! Nous sentions nos cœurs se briser ; et nous n’avions de force que pour supplier le Seigneur d’envoyer à ces pauvres enfants des ténèbres, des Missionnaires plus dignes de leur porter le flambeau de la foi.

La veille de notre départ, un des secrétaires du Régent entra chez nous, et nous remit, de sa part, deux gros lingots d’argent. Cette attention du premier Kalon nous toucha profondément ; mais nous crûmes ne pas devoir accepter cette somme. Sur le soir, en nous rendant à son palais pour lui faire nos adieux, nous lui rapportâmes les deux lingots. Nous les déposâmes devant lui sur une petite table, en lui protestant que cette démarche n’était nullement un signe de mécontentement de notre part ; qu’au contraire nous nous souviendrions toujours, avec reconnaissance, des bons traitements que nous avions reçus du gouvernement thibétain, pendant le court séjour que nous avions fait à Lha-Ssa ; que nous étions persuadés que, s’il eût dépendu du Régent, nous eussions toujours joui dans le Thibet, du séjour le plus tranquille et le plus honorable ; mais que, pour cet argent, nous ne pouvions le recevoir sans compromettre notre conscience de Missionnaires et l’honneur de notre nation. Le Régent ne se montra nullement choqué de notre procédé. Il nous dit qu’il comprenait notre démarche, et savait apprécier la répugnance que nous lui exprimions ; qu’il n’insisterait donc pas pour nous faire accepter cet argent, mais que pourtant il serait bien aise de nous offrir quelque chose au moment de se séparer de nous ... Alors, nous indiquant un dictionnaire en quatre langues, qu’il nous avait souvent vus feuilleter avec intérêt, il nous demanda si cet ouvrage pourrait nous être agréable. Nous crûmes pouvoir recevoir ce présent, sans compromettre en aucune manière la dignité de notre caractère. Nous exprimâmes ensuite au Régent combien nous serions heureux s’il daignait accepter, comme un souvenir de la France, le microscope qui avait tant excité sa curiosité : notre offre fut accueillie avec bienveillance.

Au moment de nous séparer, le Régent se leva et nous adressa ces paroles : — Vous partez ;... mais qui peut connaître les choses à venir ?... Vous êtes des hommes d’un courage étonnant, puisque vous avez pu venir jusqu’ici ... Je sais que vous avez dans le cœur une grande et sainte résolution. Je pense que vous ne l’oublierez jamais ; pour moi, je m’en souviendrai toujours ... Vous me comprenez assez ; les circonstances ne me permettent pas d’en dire davantage. — Nous comprenons, répondîmes-nous au Régent, toute la portée de les paroles ... Nous prierons beaucoup notre Dieu de réaliser un jour le vœu qu’elles expriment. Nous nous séparâmes ensuite, le cœur gros d’affliction, de cet homme qui avait été pour nous si plein de bonté, et sur lequel nous avions fondé l’espérance de faire connaître, avec l’aide de Dieu, les vérités du christianisme à ces pauvres peuplades du Thibet.

Quand nous rentrâmes à notre habitation, nous trouvâmes le gouverneur kachemirien qui nous attendait : il nous avait apporté quelques provisions de voyage, d’excellents fruits secs de Ladak, et des gâteaux faits avec de la farine de froment, du beurre et des œufs. Il voulut passer toute la soirée avec nous, et nous aider à confectionner nos malles. Comme il avait le projet de faire prochainement le voyage de Calcutta, nous le chargeâmes de donner de nos nouvelles au premier Français qu’il rencontrerait dans les possessions anglaises de l’Inde. Nous lui remîmes même une lettre, que nous le priâmes de faire parvenir au représentant du gouvernement français à Calcutta. Dans cette lettre, nous exposions sommairement les circonstances de notre séjour dans la capitale du Thibet, et les causes de notre départ. Il nous parut bon de prendre cette mesure de prudence, au moment où nous allions nous engager dans un voyage de mille lieues, à travers des routes affreuses et continuellement bordées de précipices. Nous pensâmes que, si telle était la volonté de Dieu, que nous fussions ensevelis au milieu des montagnes du Thibet, nos amis de France pourraient du moins savoir ce que nous serions devenus.

Ce soir même, Samdadchiemba vint nous faire ses adieux. Depuis le jour où l'ambassadeur chinois avait arrêté de nous faire partir du Thibet, notre cher néophyte nous avait été arraché. Il est inutile de dire combien cette épreuve nous fut dure et pénible ; mais à cette mesure nous ne pouvions, ni le Régent ni nous, opposer aucune réclamation. Samdadchiemba étant originaire de la province du Kan-Sou, dépendait directement de l'autorité chinoise. Quoique notre influence auprès de Ki-Chan ne fût pas très-grande, nous obtînmes de lui pourtant qu'on ne lui ferait subir aucun mauvais traitement, et qu'on le renverrait en paix dans sa famille. Ki-Chan nous le promit, et nous avons su depuis qu'il avait été assez fidèle à sa parole. Le Régent fut plein de bonté pour notre néophyte. Aussitôt qu'il fut séparé de nous, il pourvut à ce que rien ne lui manquât ; il lui fit même donner une assez forte somme d'argent pour faire les préparatifs de son voyage. Avec ce que les circonstances nous permirent d'y ajouter, Samdadchiemba put se faire une petite fortune, et se mettre en état de rentrer convenablement dans sa maison paternelle. Nous lui recommandâmes d'aller, auprès de sa vieille mère, remplir les devoirs qu'imposé la piété filiale, de l'instruire des mystères de la foi, et de la faire jouir à sa dernière heure du bienfait de la régénération baptismale ; puis, quand il lui aurait fermé les yeux, de retourner passer ses jours parmi les chrétiens (1)[6].

Pour dire vrai, Samdadchiemba n'était pas un jeune homme aimable ; son caractère âpre, sauvage, et quelquefois insolent, en faisait un assez mauvais compagnon de voyage. Cependant il y avait en lui un fonds de droiture et de dévouement, bien capable de compensera nos yeux les travers de son naturel. Nous éprouvâmes en nous séparant de lui une douleur profonde, et qui nous fut d'autant plus sensible, que nous n'eussions jamais soupçonné avoir au fond du cœur un si vif attachement pour ce jeune homme. Mais nous avions fait ensemble un voyage si long et si pénible, nous avions enduré ensemble tant de privations et supporté tant de misères, qu'insensiblement, et comme à notre insu, notre existence s'était, pour ainsi dire, soudée à la sienne. La loi d'affinité qui unit les hommes entre eux, agit au milieu des souffrances, bien plus puissamment que dans un état de prospérité.

Le jour fixé pour notre départ, deux soldats chinois vinrent, de grand matin, nous avertir que le Ta-Lao-Yé, Ly-Kouo-Ngan, c'est-à-dire, Son Excellence Ly, Pacificateur des royaumes, nous attendait pour déjeuner. Ce personnage était le Mandarin que l'ambassadeur Ki-Chan avait désigné pour nous accompagner jusqu'en Chine. Nous nous rendîmes à son invitation ; et comme le convoi devait s'organiser chez lui, nous y fîmes transporter nos effets.

Ly, Pacificateur des royaumes, était originaire de Tcheng-Tou-Fou, capitale de la province du Sse-Tchouen : il appartenait à la hiérarchie des Mandarins militaires. Pendant douze ans, il avait servi dans le Gorkha, province du Boutan, où il avait obtenu un avancement rapide, et était parvenu jusqu'à la dignité de Tou-Sse, avec le commandement général des troupes qui surveillent les frontières voisines des possessions anglaises. Il était décoré du globule bleu, et jouissait du privilège de porter à son bonnet sept queues de martre-zibeline. Ly-Kouo-Ngan n'était âgé que de quarante-cinq ans, mais on lui en eût bien donné soixante-dix, tant il était cassé et délabré ; il n'avait presque plus de dents, ses rares cheveux étaient gris, et ses yeux ternes et vitrés supportaient avec peine une lumière trop vive ; sa figure molle et plissée, ses mains entièrement desséchées, et ses jambes épaisses, sur lesquelles il pouvait à peine se soutenir, tout indiquait un homme épuisé par de grands excès. Nous crûmes d'abord que cette vieillesse précoce était le résultat d'un usage immodéré de l'opium ; mais il nous apprit lui-même, et dès notre première entrevue, que c'était l'eau-de-vie qui l'avait réduit en cet état. Ayant demandé et obtenu sa retraite, il allait, au sein de sa famille, essayer de réparer, par un régime sage et sévère, le délabrement de sa santé. L'ambassadeur Ki-Chan n'avait tant pressé notre départ, que pour nous faire aller de compagnie avec ce Mandarin, qui, en sa qualité de Tou-Sse, devait avoir une escorte de quinze soldats.

Ly-Kouo-Ngan était très-instruit pour un Mandarin militaire ; les connaissances qu'il avait de la littérature chinoise, et surtout son caractère éminemment observateur, rendaient sa conversation piquante et pleine d'intérêt. Il parlait lentement, d'une manière même traînante ; mais il savait admirablement donner à ses récits une tournure dramatique et pittoresque. Il aimait beaucoup à s'occuper de questions philosophiques et religieuses ; il avait même, disait-il, de magnifiques projets de perfection pour le temps où, libre et tranquille dans sa famille, il n'aurait plus à s'occuper qu'à jouer aux échecs avec ses amis, ou à aller voir la comédie. Il ne croyait ni aux Bonzes, ni aux Lamas ; quant à la doctrine du Seigneur du ciel, il ne savait pas trop ce que c'était ; il avait besoin de s'en instruire avant de l'embrasser. En attendant, toute sa religion consistait en une fervente dévotion pour la Grande-Ourse ; il affectait des manières aristocratiques, et d'une politesse exquise ; malheureusement, il lui arrivait parfois de s'oublier, et de laisser percer son origine tout-à-fait plébéienne. Il est inutile d'ajouter que Son Excellence le Pacificateur des royaumes était amateur des lingots d'argent ; sans cela, il eût été difficile de reconnaître en lui un Chinois, et surtout un Mandarin.

Ly-Kouo-Ngan nous fit servir un déjeuner de luxe ; sa table nous parut d'autant mieux servie, que, depuis deux ans, nous étions accoutumés à vivre un peu comme des sauvages. L'habitude de manger avec les doigts nous avait fait presque oublier de nous servir des bâtonnets chinois.

Quand nous eûmes fini, Li-Kouo-Ngan nous avertit que tout était préparé pour le départ ; mais, qu'avant de se mettre en route, il était de son devoir de se rendre, avec sa compagnie de soldats, au palais de l'ambassadeur, pour prendre congé de lui. Il nous demanda si nous ne désirerions pas l'accompagner. — Volontiers ; lui répondîmes-nous, allons ensemble chez l'ambassadeur ; nous remplirons, toi, un devoir, et nous, une politesse.

Nous entrâmes, notre conducteur et nous, dans l'appartement où était Ki-Chan. Les quinze soldats s'arrêtèrent au seuil de la porte, et se rangèrent en file, après s'être prosternés et avoir frappé trois fois la terre de leur front. Le Pacificateur des royaumes en fit autant ; mais le pauvre malheureux ne put se relever qu'avec notre secours. Selon notre habitude, nous saluâmes en mettant notre bonnet sous le bras. Ki-Chan prit la parole, et nous fit à chacun une petite harangue.

S'adressant d'abord à nous, il prit un ton patelin et maniéré. — Voilà, nous dit-il, que vous allez retourner dans votre royaume ; je pense que vous n'aurez pas avons plaindre de moi, ma conduite à votre égard est irréprochable. Je ne vous permets pas de rester ici, mais c'est la volonté du grand Empereur et non la mienne ; je ne vous permets pas de suivre la route de l'Inde, parce que les lois de l'empire s'y opposent : s'il en était autrement, tout vieux que je suis, je vous accompagnerais moi-même jusqu'aux frontières. La route que vous allez suivre n'est pas si affreuse qu'on le prétend ; vous aurez, il est vrai, un peu de neige ; vous trouverez quelques montagnes élevées ; il y aura des journées froides ... Vous voyez que je ne vous cache pas la vérité ; pourquoi vous tromper ? mais au moins vous aurez des hommes pour vous servir, et tous les soirs vous trouverez un gîte préparé ; vous n'aurez pas besoin de dresser la tente. Est-ce que cette route ne vaut pas mieux que celle que vous avez suivie pour venir ? Vous serez obligés d'aller à cheval ; je ne puis pas vous donner un palanquin, on n'en trouve pas dans ce pays. Le rapport que je dois adresser au grand Empereur partira dans quelques jours ; comme mes estafettes courent jour et nuit, il vous précédera. Quand vous serez arrivés en paix à la capitale du Sse-Tchouen, le vice-roi, Pao, aura soin de vous, et ma responsabilité cessera. Vous pouvez partir avec confiance, et en dilatant vos cœurs. J'ai déjà envoyé des ordres, afin que vous soyez bien traités partout où vous passerez. Que l'astre de la félicité vous guide dans votre voyage depuis le commencement jusqu'à la fin !

Quoique nous nous sentions opprimés, répondîmes-nous à Ki Chan, nous n'en faisons pas moins des vœux pour ta prospérité. Puisque c'est aux dignités que tu aspires, puisses-tu rentrer dans toutes celles que tu as perdues, et en obtenir encore de plus grandes ! — Oh ! mon étoile est mauvaise ! mon étoile est mauvaise ! s'écria Ki-Chan, en puisant dans son godet d'argent une forte prise de tabac.

S'adressant ensuite au Pacificateur des royaumes, sa voix prit tout à coup une intonation grave et solennelle. — Ly-Kouo-Ngan, lui dit-il, puisque le grand Empereur te permet de rentrer dans ta famille, tu vas partir : tu auras ces deux compagnons de voyage, et ce doit être pour toi un grand sujet de joie ; car la route, tu le sais, est longue et ennuyeuse. Le caractère de ces hommes est plein de justice et de miséricorde ; tu vivras donc avec eux dans une grande concorde. Garde-toi de jamais contrister leur cœur, soit par parole, soit par action .... Voici encore une chose importante que j'ai à te dire : comme tu as servi l'empire pendant douze ans sur les frontières du Gorkha, j'ai donné ordre au fournisseur de t'envoyer cinq cents onces d'argent ; c'est un cadeau du grand Empereur. — A ces mots, Ly-Kouo-Ngan, trouvant tout à coup dans ses jambes une souplesse inusitée, se précipita à genoux avec impétuosité. — Les bienfaits célestes du grand Empereur, dit-il, m'ont toujours environné de toutes parts ; mais, mauvais serviteur que je suis, comment pourrais-je encore recevoir, sans rougir, une faveur si signalée ? J'adresse de vives supplications à l'ambassadeur, afin qu'il me soit permis de me cacher la face, et de me soustraire à cette grâce imméritée. — Ki-Chan lui répondit : Est-ce que tu t'imagines que le grand Empereur va te savoir beaucoup de gré de ton désintéressement ? Qu'est-ce que c'est que quelques onces d'argent ? Va, reçois ce peu d'argent, puisqu'on te l'offre ; tu en auras pour boire une tasse de thé avec tes amis ; mais quand tu seras là-bas, garde-toi bien de recommencer avec ton eau-de-vie. Si tu es désireux de vivre encore quelques années, tu dois t'interdire l'eau-de-vie. Je te dis cette parole, parce qu'un père et une mère doivent donner de bons conseils à leurs enfants. — Ly-Kouo-Ngan frappa trois fois la terre du front, puis se releva et vint se placer à côté de nous.

Ki-Chan harangua enfin les soldats, et changea de ton pour la troisième fois. Sa voix fut brusque, saccadée, et frisant quelquefois la colère et l'emportement. — Et vous autres soldats ... A ces mots, les quinze militaires, comme poussés par un ressort unique, tombèrent ensemble à genoux, et gardèrent cette posture pendant tout le temps que dura l'allocution ... Voyons, combien êtes-vous ? vous êtes quinze, je crois ;… et en même temps, il les compta du doigt ... oui, c'est cela, quinze hommes. Vous autres quinze soldats, vous allez rentrer dans votre province, votre service est fini ; vous escorterez jusqu'au Sse-Tchouen votre Tou-Sse, ainsi que ces deux étrangers ; en route, vous les servirez fidèlement, et soyez attentifs à être toujours respectueux et obéissants. Comprenez-vous clairement ces paroles ? — Oui, nous comprenons. — Quand vous passerez dans les villages des Poba (Thibétains), gare à vous, si vous opprimez le peuple ; dans les relais, gardez-vous bien de piller et de dérober le bien d'autrui. Comprenez-vous clairement ? — Oui, nous comprenons. — Ne nuisez pas aux troupeaux, respectez les champs ensemencés, n'incendiez pas les forêts ... Comprenez-vous clairement ? — Oui, nous comprenons. — Entre vous autres, qu'il y ait toujours paix et concorde. Est-ce que vous n'êtes pas tous des soldats de l'empire ? N'allez donc pas vous maudire et vous quereller. Comprenez-vous clairement ? — Oui, nous comprenons. — Quiconque aura une mauvaise conduite, qu'il n'espère pas échapper au châtiment ; son péché sera examiné attentivement, et puni avec sévérité. Comprenez-vous clairement ? — Oui, nous comprenons. — Puisque vous comprenez, obéissez et tremblez !... Aussitôt après cette courte, mais énergique péroraison, les quinze soldats frappèrent trois fois la terre du front, et se relevèrent.

Au moment où nous quittions la résidence de l'ambassadeur, Ki-Chan nous tira à l'écart pour nous dire quelques mots en particulier. — Dans peu de temps, nous dit-il, je dois quitter le Thibet (1)[7] et rentrer en Chine. Pour ne pas être trop chargé de bagage à mon départ, je fais partir deux grosses caisses par cette occasion ; elles sont recouvertes en peau de bœuf à long poil ... Il nous indiqua ensuite les caractères dont elles étaient marquées. — Ces deux caisses, ajouta-t-il, je vous les recommande. Tous les soirs, quand vous arriverez au relais, faites-les déposer dans l'endroit même où vous devrez passer la nuit. A Tching-Tou-Fou, capitale du Sse-Tchouen, vous les remettrez à Pao-Tchoung-Tang, Vice-Roi de la province. Veillez aussi avec soin sur vos effets ; car dans la route que vous allez suivre, il y a beaucoup de petits voleurs. — Après avoir donné à Ki-Chan l'assurance que nous nous souviendrions de sa recommandation, nous allâmes rejoindre Ly-Kouo-Ngan, qui nous attendait au seuil de la grande porte d'entrée.

C'est une chose assez curieuse que l'ambassadeur Chinois se soit avisé de nous confier son trésor, tandis qu'il avait à sa disposition un grand Mandarin qui naturellement était appelé par sa position à lui rendre ce service. Mais la jalousie dont Ki-Chan était animé à l'égard des étrangers, n'allait pas jusqu'à lui faire oublier ses intérêts. Il trouva, sans doute, qu'il serait plus sûr de confier ses caisses à des Missionnaires, qu'à un Chinois, même Mandarin. Cette marque de confiance nous fit plaisir ; c'était un hommage rendu à la probité des chrétiens, et en même temps une satire bien amère du caractère chinois.

Nous nous rendîmes à la maison de Ly-Kouo-Ngan, où dix-huit chevaux déjà tout sellés nous attendaient dans la cour. Les trois qui avaient meilleure mine étaient à part ; on les avait réservés pour le Tou-Sse et pour nous. Les quinze autres étaient pour les soldats, et chacun dut prendre celui qui lui fut désigné par le sort.

Avant de monter à cheval, une Thibétaine vigoureusement membrée, et assez proprement vêtue se présenta : c'était la femme de Ly-Kouo-Ngan. Il l'avait épousée depuis six ans, et il allait l'abandonner pour toujours ; il n'en avait eu qu'un enfant qui était mort en bas âge. Ces deux conjugales moitiés ne devant plus se revoir, il était bien juste qu'au moment d'une si déchirante séparation, il y eût quelques mots d'adieu. La chose se fit en public, et de la manière suivante. — Voilà que nous partons, dit le mari ; toi, demeure ici, assise en paix dans ta chambre. — Va-t'en tout doucement, répondit l'épouse ; va-t'en tout doucement, et prends bien garde aux enflures de tes jambes ... Elle mit ensuite une main devant ses yeux, comme pour faire croire qu'elle pleurait. — Tiens, dit le Pacificateur des royaumes, en se tournant vers nous, elles sont drôles ces femmes thibétaines ; je lui laisse une maison solidement bâtie, et puis une foule de meubles presque tout neufs ; et voilà qu'elle s'avise de pleurer ! Est-ce qu'elle n'est pas contente comme cela ? Après ces adieux si pleins d'onction et de tendresse, tout le monde monta à cheval, et l'escadron se mit en marche à travers les rues de Lha-Ssa, ayant soin de choisir les endroits les moins encombrés de Lamas.

Quand nous fûmes hors de la ville, nous aperçûmes un groupe assez nombreux qui paraissait nous attendre ; c'étaient des habitants de Lha-Ssa, avec lesquels nous avions eu des relations assez intimes pendant notre séjour dans cette ville. La plupart d'entre eux avaient commencé à s'instruire des vérités du christianisme, et nous avaient paru sincèrement disposés à embrasser notre sainte religion ; ils s'étaient rassemblés sur notre passage, pour nous saluer et nous offrir un Khata d'adieu. Nous remarquâmes au milieu d'eux le jeune médecin, portant toujours sur sa poitrine la croix que nous lui avions donnée. Nous descendîmes de cheval pour adresser à ces cœurs chrétiens quelques paroles de consolation ; nous les exhortâmes à renoncer courageusement au culte superstitieux de Bouddha, pour adorer le Dieu des chrétiens, et à être toujours pleins de confiance en sa miséricorde infinie. O ! qu'il fut cruel, le moment où nous fûmes obliges de nous séparer de ces bien-aimés catéchumènes, auxquels nous n'avions fait qu'indiquer la voie du salut éternel, sans pouvoir y diriger leurs premiers pas ! Hélas ! nous ne pouvions plus rien pour eux, rien, si ce n'est de prier la divine Providence d'avoir compassion de ces âmes rachetées par le sang de Jésus-Christ.

Au moment où nous remontions à cheval pour continuer notre route, nous aperçûmes un cavalier qui se dirigeait vers nous au grand galop ; c'était le gouverneur des Kachemiriens qui avait eu la pensée de nous accompagner jusqu'à la rivière Bo-Tchou. Nous fûmes extrêmement touchés d'une attention si aimable, et qui n'avait rien qui dût nous surprendre de la part d'un ami sincère, dévoué, et qui nous avait donné des marques si nombreuses d'attachement durant notre séjour à Lha-Ssa,

L'arrivée du gouverneur des Kachemiriens fut cause que nous chevauchâmes très-lentement, car nous avions beaucoup de choses à nous dire ; enfin, après une heure de marche, nous arrivâmes sur les bords du Bo-Tchou. Nous y trouvâmes une escorte thibétaine, que le Régent avait fait organiser pour nous conduire jusqu'aux frontières de Chine ; elle se composait de sept hommes et d'un grand Lama, portant le titre de Dheba, gouverneur de canton ; avec l'escorte chinoise, nous formions une caravane de vingt-six cavaliers, sans parler des conducteurs d'un grand troupeau de bœufs grognants qui portaient nos bagages.

Deux grands bacs étaient disposés pour recevoir les cavaliers et les chevaux ; ceux-ci y sautèrent d'un seul bond et allèrent ensuite s'aligner tout tranquillement les uns à côté des autres : on voyait que ce n'était pas la première fois qu'ils faisaient ce métier. Les hommes entrèrent ensuite, à l'exception du Dhéba, de Ly-Kouo-Ngan et de nous deux. Nous comprimes qu'on allait nous faire passer la rivière d'une façon un peu plus aristocratique ; mais nous avions beau regarder de tous côtés, nous n'apercevions pas d'embarcation. — Comment donc allons-nous faire pour passer, nous autres ? — Voilà là-bas, nous répondit-on, la barque qui arrive. — Nous levâmes les yeux du côté qu'on nous indiquait : nous aperçûmes en effet une barque, et un homme qui s'avançait à travers champs ; mais, à l'opposé de ce qui se pratique ordinairement, c'était la barque qui était portée par l'homme, et non l'homme par la barque. Ce batelier, qui courait le dos chargé d'une grande embarcation, était une chose monstrueuse à voir. Aussitôt qu'il fut arrivé sur le rivage, il déposa tranquillement son fardeau, et poussa la barque à l'eau sans le moindre effort. Il n'y avait pas de milieu ; ou l'homme était d'une force prodigieuse, ou la barque d'une légèreté extrême. Nous regardâmes l'homme, et nous n'aperçûmes en lui rien d'extraordinaire ; nous approchâmes de la barque, nous l'examinâmes, nous la touchâmes, et le problème fut aussitôt résolu. Cette grande embarcation était fabriquée avec des cuirs de bœuf solidement cousus les uns aux autres ; dans l'intérieur, quelques légères tringles en bambou servaient à lui maintenir sa forme.

Après avoir serré affectueusement la main au gouverneur kachemirien, nous entrâmes dans l'embarcation ; mais nous faillîmes la crever du premier pas que nous fîmes. On avait oublié de nous avertir qu'on devait seulement appuyer les pieds sur les tringles de bambou. Quand nous fûmes tous embarqués, le batelier se mit à pousser avec une longue perche, et dans un clin d'œil nous fûmes de l'autre côté de la rivière ; nous sautâmes à terre, et le patron prenant la barque sur son dos se sauva à travers champs.

Ces barques en cuir ont l'inconvénient de ne pouvoir rester longtemps dans l'eau sans se pourrir. Aussitôt qu'on s'en est servi, on a soin de les renverser sur la plage, pour les faire sécher : peut-être qu'en les enduisant d'un bon vernis, on pourrait les préserver de l'action de l'eau, et les rendre propres à supporter une plus longue navigation.

Quand nous fûmes à cheval, nous jetâmes un dernier regard sur la ville de Lha-Ssa qu'on apercevait encore dans le lointain ; nous dîmes au fond du cœur: O mon Dieu, que voire volonté soit faite !... Et nous suivîmes en silence les pas de la caravane. C'était le 15 mars 1846.


  1. (1) Asie, vol. V, pag. 800. Édition allemande de 1832 à 1837.
  2. (1) Voir le Journal asiatique de Londres, vol. XXI, page 786, et vol. XXII, page 596. Une notice sur les manuscrits de Moorcroft a été insérée dans le Journal de la Société géographique de Londres ; vol. de 1831, page 234.
  3. (2) Bengal Catholic Herald ; vol. XII, n° 9, pag. 120.
  4. (1) M. Gabet.
  5. (1) La province d' Oui en compte trois mille.
  6. (1) Nous avons eu depuis peu de temps des nouvelles de Samdadchiemba. Après être resté pendant plus d'un an dans son pays, il est retourné dans nos missions de la Tartarie-Mongole et actuellement il est dans le village chrétien de Si-Wang, en dehors de la grande muraille (1852).
  7. (1) Ki-Chan est en effet actuellement vice-roi de la province du Sse-Tchouen.
    — Au moment de notre départ de la Chine, nous avons appris que le nouvel empereur avait condamné à mort et fait exécuter le malheureux Ki-Chan. Il nous a été impossible de savoir de quel crime on l'avait accusé. — L'empire chinois a fait une grande perte et l'empereur s'est privé d'un homme d'état plein d'intelligence et de patriotisme (1852).