Souvenirs d’un voyage dans la Tartarie, le Thibet et la Chine/Volume 2 - Chapitre IX

Adrien Le Clere (Tome 2p. 396-453).
CHAPITRE X  ►
VOLUME II, THIBET.


CHAPITRE IX.


Notice chinoise sur le Thibet. — Organisation des Oulah. — Représentation théâtrale à Medchoukoung. — Montagne de Loumma-Ri. — Arrivée à Ghiamda. — Visite de deux Mandarins militaires. — Accident sur un pont de bois. — Curieux détails sur la licorne. — Montagne des Esprits. — Passage d’un glacier. — Aspect de Lha-Ri. — Avance du fournisseur des vivres. — Ascension du Chor-Kon-La. — Affreuse route de Alan-To. — Village de Lang-Ki-Tsoung. — Fameuse montagne de Tanda. — Mort tragique et apothéose d’un ancien Mandarin chinois. — Service des postes dans le Thibet. — Catastrophe de Kia-Yu-Kiao. — Histoire du génie tutélaire du mont Wa-Ho. — Légende d’un crapaud divinisé. — Passage du célèbre plateau de Wa-Ho. — Arrivée à Tsiamdo.
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En sortant de Lha-Ssa, nous cheminâmes pendant plusieurs jours au milieu d’une large vallée entièrement livrée à la culture, et où l’on aperçoit de tous côtés de nombreuses fermes thibétaines, ordinairement entourées de grands arbres. Les travaux agricoles n’avaient pas encore commencé, car dans le Thibet les hivers sont toujours longs et rigoureux. Des troupeaux de chèvres et de bœufs grognants erraient tristement parmi les champs poudreux, et donnaient de temps en temps quelques coups de dents aux dures tiges de tsing-kou dont le sol était hérissé : cette espèce d’orge est la récolte principale de ces pauvres contrées. La vallée tout entière se compose d’une foule de petits champs, séparés les uns des autres par des clôtures basses et épaisses, formées avec de grosses pierres. Le défrichement de ce terrain rocailleux a sans doute coûté, aux premiers cultivateurs, beaucoup de fatigues et une grande patience. Ces pierres énormes ont dû être péniblement arrachées du sol, les unes après les autres, et roulées avec effort sur les limites des champs.

Au moment de notre passage, la campagne présentait en général un aspect morne et mélancolique. Cependant le tableau était quelquefois animé par quelques caravanes de Lamas, qui se rendaient en chantant et en folâtrant à la solennité du Lha-Ssa-Morou. Des cris de joie et des éclats de rire, s'échappaient par intervalles des métairies qui bordaient la route, et nous annonçaient que les réjouissances du nouvel an n'étaient pas encore terminées.

Notre première étape ne fut pas longue. Nous nous arrêtâmes bien avant le coucher du soleil, à Detsin-Dzoûg, gros village éloigné de Lha-Ssa de six lieues (soixante lis). Une grande maison avait été préparée à l'avance, pour le repos de la caravane. Aussitôt que nous eûmes mis pied à terre, nous fûmes introduits, par le chef du village, dans une chambre au milieu de laquelle flambait un magnifique feu d'argols, dans un grand bassin en terre cuite. On nous invita à nous asseoir sur d'épais coussins de pou-lou vert, et on nous servit immédiatement du thé beurré. Nous fûmes entourés de tant de soins et de prévenances, que nos cœurs finirent bientôt par s'épanouir. Celte manière de voyager nous parut merveilleuse. Quel contraste en effet avec la vie dure et pénible que nous avions menée dans le désert, où une halte n'était pour nous qu'un surcroît de misères ! Voyager sans être obligés de dresser une tente et de soigner des animaux ; sans se mettre en peine du chauffage et de la nourriture : c'était comme la réalisation d'une brillante utopie. Aussitôt qu'on est descendu de cheval, trouver une chambre bien chaude et une grande cruche de thé beurré, c'était pour nous du pur sybaritisme.

Peu après notre arrivée, nous reçûmes la visite officielle du grand Lama que le Régent avait chargé de nous accompagner jusqu'aux frontières de la Chine, ei avec lequel nous n'avions encore échangé que quelques paroles de politesse, lors du passage de la rivière. Ce personnage nommé Dsiamdchang, c'est-à-dire le Musicien, était un homme trapu, et âgé d'une cinquantaine d'années ; il avait rempli des fonctions administratives dans plusieurs contrées du Thibet. Avant d'être rappelé à Lha-Ssa, il occupait le poste de Dhéba général, dans un canton peu éloigné de Ladak ; une incomparable bonhomie était répandue sur sa figure large et un peu ridée. Son caractère tenait de la naïveté et de la candeur de l'enfant. Il nous dit que le Régent l'avait chargé de faire ce voyage exprès pour nous, afin de veiller à ce que rien ne nous manquât, durant tout le temps que nous serions dans les contrées soumises au Talé-Lama. Ensuite il nous présenta deux jeunes Thibétains, dont il nous fit un long et pompeux éloge. — Ces deux hommes, nous dit-il, ont été spécialement désignés pour vous servir en route. Quand vous leur commanderez quelque chose, ils devront vous obéir ponctuellement. Pour ce qui est de vos repas, ajouta-t-il, comme vous êtes peu accoutumés à la cuisine thibétaine, il a été convenu que vous les prendriez avec le Mandarin chinois.

Après avoir conversé pendant quelques instants avec le Lama Dsiamdchang, nous eûmes en effet l'honneur de souper en la compagnie de Ly, le Pacificateur des royaumes, qui logeait dans une chambre voisine de la nôtre. Ly-Kouo-Ngan fut très-aimable, et nous donna de nombreux détails sur la route que nous allions faire, et qu'il parcourait lui-même pour la huitième fois. Afin que nous pussions avoir tous les jours des notions précises sur les contrées que nous traverserions, il nous prêta un ouvrage chinois, renfermant un itinéraire de Tching-Tou, capitale du Sse-Tchouen à Lha-Ssa. Cet ouvrage est intitule : Ouï-Tsang-Thou-Tchi, c'est-à-dire, Description du Thibet, accompagnée de gravures. Celle compilation de plusieurs autres notices chinoises, concernant le Thibet, a été rédigée par un Mandarin, nommé Lou-Houa-Tchou, qui, dans la cinquante-unième année de Kien-Long (1786), était chargé de la direction des vivres de l'armée chinoise. Le P. Hyacinthe, archimandrite russe à Péking, a publié une traduction de cette espèce de géographie du Thibet. M. Klaproth, après avoir revu, corrigé et enrichi de notes le travail du traducteur russe, l'a fait insérer dans le Journal Asiatique, de Paris (1)[1]. La partie de cet ouvrage chinois qui concerne la route de Lha-Ssa à la province du Sse-Tchouen, et que nous avons eue journellement sous les yeux pendant notre voyage, est d'une exactitude remarquable ; mais cet itinéraire sec et laconique, ne peut offrir de l'intérêt qu'aux personnes qui s'occupent spécialement de géographie, ou qui parcourent les lieux dont il parle. Ce n'est qu'une aride nomenclature, étape par étape, des lieux qu'on rencontre sur sa route. Pour en donner une idée, nous allons transcrire l'article qui concerne notre première journée de marche :

De Detsin-Dzoug à la halte de Tsaï-Li.
De Tsaï-Li au gîte de Lha-Ssa.

« À Detsin-Dzoûg il y a beaucoup d'hôtelleries, dans lesquelles les voyageurs s'arrêtent ordinairement pendant quelque temps ; près de la route est une maison de poste ; de là une route de quarante lis conduit au couvent de Tsaï-Li. 40 lis.

À Tsaï-Li, il y a un Dhéba qui fournit aux
voyageurs du bois et du foin : ce canton n'est
séparé que par une rivière du territoire de
Lha-Ssa ; on atteint cette dernière ville après vingt
lis ; il y a un commandant militaire. 20 lis.

Total. 60 lis.

Nous partîmes de Detsin-Dzoûg, que le jour n'avait pas encore paru, car nous avions une longue traite à faire. Nous suivîmes la même vallée dans laquelle nous étions entrés en sortant delà ville de Lha-Ssa. Mais à mesure que nous avancions, les montagnes, dont cette large plaine est environnée, s'élevaient insensiblement à l'horizon, et semblaient se rapprocher de nous ; la vallée allait toujours se rétrécissant ; le sol devenait plus rocailleux ; les fermes étaient moins nombreuses ; et la population perdait peu à peu ces dehors d'élégance et de civilisation qu'on remarque toujours aux environs des grandes villes. Après quatre-vingts lis d'une marche précipitée et non interrompue, nous nous arrêtâmes pour prendre un peu de repos et de nourriture, dans un grand couvent bouddhique tombant en ruines, et qui servait de résidence à quelques vieux Lamas salement vêtus. La pauvreté dans laquelle ils vivaient, ne leur permit d'offrir à l'état-major de la caravane que du thé au lait, un pot de bière et une petite boule de beurre. En joignant à ces provisions, des galettes, et un gigot de mouton que le cuisinier de Ly-Kouo-Ngan avait eu l'attention de nous préparer la veille, nous eûmes une collation assez substantielle.

Aussitôt que nous eûmes amorti notre appétit, et rendu un peu de vigueur à nos membres, nous remerciâmes ces pauvres religieux bouddhistes, en leur offrant un khata, ou écharpe de félicité, puis nous remontâmes promptement sur nos chevaux. Il était déjà tard, et nous avions encore quarante lis à faire avant d'atteindre le poste. Il était nuit close quand nous arrivâmes à Médehou-Koung. Notre premier soin fut d'appeler nos grooms thibétains, et de leur recommander d'organiser nos lits le plus promptement possible ; nous pensions qu'ayant eu pendant une longue journée un mauvais cheval entre les jambes, nous devions être dispensés de faire salon. Après avoir pris un léger repas, et terminé nos prières, nous souhaitâmes une bonne nuit au Pacificateur des royaumes, et au Lama musicien ; puis nous allâmes nous ensevelir sous nos couvertures.

Le lendemain, quand nous mîmes la tête hors du lit, le soleil brillait déjà de toute sa splendeur. Cependant, tout était calme dans la cour de l'hôtellerie ; on n'entendait ni les grognements des yaks, ni les hennissements des chevaux ; rien n'annonçait les tumultueux préparatifs du départ d'une caravane. Nous nous levâmes, et après avoir passé nos pouces sur nos yeux, nous ouvrîmes la porte de notre chambre pour voir où en étaient les affaires. Nous trouvâmes Ly-Kouo-Ngan et le Lama Dsiamdchang, assis à un angle de la cour, et se chauffant tranquillement aux rayons du soleil. Aussitôt qu'ils nous eurent aperçus, ils vinrent à nous, et prirent de nombreux détours pour nous annoncer qu'on serait obligé de s'arrêter une journée, parce qu'il y avait des difficultés à se procurer les chevaux et les bœufs de rechange. — Cette nouvelle est bien mauvaise, nous dirent-ils ; ce contretemps est très-fâcheux ; mais nous n'y pouvons rien : la circonstance des fêtes du nouvel an est la seule cause de ce retard. — Au contraire, leur répondîmes-nous, cette nouvelle est excellente ; nous autres, nous ne sommes nullement pressés d'arriver. Allons tout doucement, reposons-nous souvent en route, et tout ira bien. — Ces paroles tirèrent nos deux chefs d'escorte d'un grand embarras. Ces bonnes gens s'étaient imaginé que nous allions leur chercher querelle, parce qu'il fallait se reposer un jour ; ils se trompaient énormément. Si, dans nos voyages précédents, des retards avaient été pour nous des contradictions quelquefois très-douloureuses, c'est que nous avions un but devant nous, et que nous avions hâte de l'atteindre. Mais pour le moment ce n'était pas le même cas, et nous désirions, autant que possible, voyager un peu en amateurs. Nous trouvions d'ailleurs qu'il n'était pas logique de nous en aller en courant d'un lieu dont on nous chassait.

Midchoukoung est un poste où l'on change les oulah, c'est-à-dire les chevaux, les bêtes de somme et les hommes chargés de les conduire. Ces espèces de corvées sont organisées par le gouvernement thibétain, sur toute la route qui conduit de Lha-Ssa aux frontières de Chine. Les officiers publics chinois ou thibétains, qui voyagent officiellement sur cette route, ont seuls le droit d'user de ce genre de service. Le gouvernement de Lha-Ssa leur délivre un passeport, sur lequel on indique clairement le nombre d'hommes et d'animaux que doivent fournir les villages soumis à la contribution des oulah. La notice chinoise sur le Thibet s'exprime ainsi au sujet de ces corvées : « — Pour ce qui regarde le service local nommé oulah, tous ceux qui ont quelque fortune, hommes ou femmes, sont obligés de le remplir : ceux même qui arrivent des contrées les plus éloignées, s'ils occupent une maison entière, ne peuvent en être exempts. Le nombre des hommes qu'on doit fournir pour ce service, est réglé d'après la fortune de chacun. Les anciens et les Dhéba président au choix, et déterminent, suivant la grandeur de la maison, le nombre d'hommes qu'elle doit donner comme oulah. On prend dans un hameau trois, quatre, et jusqu'à dix hommes. Les familles peu nombreuses prennent des pauvres comme remplaçants, moyennant un salaire, ou paient par jour, en commun, une demi-once d'argent. Ceux qui ont passé l'âge de soixante ans, sont exempts de toute charge. Si le service public l'exige, on requiert des bœufs et des chevaux, des ânes et des mulets dans les maisons riches ; les pauvres se réunissent, et trois ou quatre maisons donnent une seule bête. »

Les Mandarins chinois, qui cherchent toujours à faire argent de tout, ont trouvé moyen de spéculer sur les oulah que leur fournit le gouvernement thibétain. Avant de partir de Lha-Ssa, ils intriguent, par tous les moyens imaginables, afin d'obtenir qu'on inscrive sur leur feuille de roule un grand nombre d'animaux ; ils exigent ceux qui leur sont absolument nécessaires, et reçoivent pour l'excédant une compensation en argent, que les riches Thibétains aiment mieux leur donner que d'exposer les animaux aux dangers de la route. Il en est d'autres qui réclament le oulah complet, et l'emploient à transporter en Chine des marchandises thibétaines. Ly-Kouo-Ngan que nous avons vu protester si énergiquement de son désintéressement, quand l'ambassadeur Ki-Chan lui offrit un cadeau de la part de l'Empereur, avait montré des sentiments moins généreux à l'endroit des oulah. Pendant la journée que nous passâmes à Midchoukoung, la feuille de route nous tomba par hasard entre les mains, et nous fûmes fort surpris d'y lire qu'on nous avait alloué deux chevaux et douze bœufs à long poil. Tout notre bagage se réduisait pourtant à deux malles et à quelques couvertures de lit. — A quoi bon tous ces bœufs, demandâmes-nous au Pacificateur des royaumes ? comment s'y prennent-ils pour porter deux malles à douze ? — Ah! c'est une erreur, nous répondit-il ; le scribe s'est trompé ... Par politesse, nous dûmes avoir l'air de trouver cette explication excellente.

Il arrive pourtant assez souvent que les Chinois trouvent de grands mécomptes dans leurs spéculations sur les oulah ; ils rencontrent sur la route certaines peuplades thibétaines qui ne sont nullement apprivoisées à ce genre de contribution. On a beau montrer à ces rudes et fiers montagnards la feuille de route scellée du sceau du Talé-Lama et de celui de l'ambassadeur chinois, ils demeurent impassibles. A tous les discours qu'on leur adresse, pour les engager à se soumettre à la loi, ils n'ont que cette réponse : Pour un conducteur, vous donnerez tant ; pour un cheval, tant ; pour un yak, tant .... La diplomatie chinoise est enfin poussée à bout, et il faut payer les oulah.

Les habitants du district de Midchoukoung nous traitèrent avec beaucoup de politesse et de courtoisie : les chefs du village nous firent donner une représentation par une troupe de saltimbanques, qui se trouvaient réunis dans le pays pour les fêtes du nouvel an. La vaste cour de l'hôtellerie où nous étions logés servit de théâtre : d'abord les artistes masqués, et bizarrement costumés, exécutèrent pendant longtemps une musique bruyante et sauvage pour appeler au spectacle les habitants de la contrée. Quand tout le monde fut réuni et rangé en cercle autour de la scène, le Dhéba de Midchoukoung vint solennellement offrir à nos deux conducteurs et à nous, une écharpe de félicité, et nous invita à aller prendre place sur quatre épais coussins qu'on avait disposés au pied d'un grand arbre qui s'élevait à un angle de la cour. Aussitôt que nous nous fûmes assis, toute la troupe des saltimbanques se mit eu mouvement, et exécuta au son de la musique une sorte de ronde satanique, dont la rapidité fut sur le point de nous donner le vertige. Ensuite il y eut des sauts, des gambades, des pirouettes, des tours de force, et des combats avec des sabres de bois : tout cela était accompagné tour à tour de chants, de dialogues, de musique, et de clameurs imitant les cris des bêtes féroces. Parmi cette troupe de comédiens il y en avait un plus grotesquement masqué que les autres, qui jouait spécialement le rôle de farceur, et s'était réservé le monopole des plaisanteries et des réparties piquantes. Nous n'avions pas une habitude suffisante de la langue thibétaine pour apprécier le mérite de ses saillies ; mais à en juger par les trépignements et les éclats de rire du public, il paraissait s'acquitter à merveille de ses fonctions d'homme d'esprit. En somme, ces espèces de représentations théâtrales étaient assez amusantes ; les Thibétains en étaient enthousiasmés. Quand on eut bien dansé, sauté et chanté pendant plus de deux heures, tous les bateleurs vinrent se ranger en demi-cercle devant nous, détachèrent leur masque, et nous tirèrent la langue en s'inclinant profondément. Chacun de nous offrit au chef de la troupe une écharpe de félicité ... et la toile tomba.

Dans l'après-midi, nous invitâmes Ly-Kouo Ngan à une petite promenade ; malgré le peu d'élasticité dont jouissaient ses jambes, il accueillit de bonne grâce notre proposition, et nous allâmes ensemble explorer le pays. Le village de Midchoukoung est assez populeux ; mais tout y annonce que ses habitants ne vivent pas dans une grande aisance. Les maisons sont en général construites en cailloux grossièrement cimentés avec de la terre glaise. On en voit un assez grand nombre qui sont à moitié écroulées, et dont les ruines servent de retraite à des troupes de gros rats. Quelques petits autels bouddhiques, soigneusement peints à l'eau de chaux, sont les seules constructions qui présentent un peu de propreté, et dont la blancheur contraste avec la teinte grisâtre et enfumée du village. Midchoukoung a un corps de garde chinois, composé de quatre soldats et d'un sous-caporal. Ces hommes nourrissent quelques chevaux, et leur poste sert de relais aux courriers qui portent les dépêches de l'administration chinoise.

En rentrant à l'hôtellerie, nous rencontrâmes dans la vaste cour, qui le matin avait servi de théâtre, un tumultueux rassemblement d'hommes et d'animaux. On était occupé à recruter notre oulah, qui devait être de vingt-huit chevaux, de soixante-dix bœufs grognants, et de douze conducteurs. A l'entrée de la nuit, le Dhéba vint nous avertir que tout avait été organisé selon les saintes ordonnances du Talé-Lama, et que le lendemain nous pourrions nous mettre en route, tard ou de bonne heure, selon notre volonté.

Aussitôt que le jour parut, nous montâmes à cheval, et nous dimes adieu à Midchoukoung. Après quelques heures de marche, nous quittâmes, comme par l'extrémité d'un immense entonnoir, la grande vallée que nous avions suivie depuis Lha-Ssa, et nous entrâmes dans un rude et sauvage pays. Pendant cinq jours, nous voyageâmes continuellement dans un labyrinthe, allant tantôt à droite, tantôt à gauche, quelquefois revenant en quelque sorte sur nos pas, pour éviter des gouffres, et tourner des montagnes inaccessibles. Nous ne quittions jamais la profondeur des ravins ou les bords escarpés et rocailleux des torrents ; nos chevaux bondissaient plutôt qu'ils ne marchaient. Des animaux vigoureux, mais qui seraient étrangers à ces affreuses contrées, ne pourraient résister longtemps aux fatigues d'une semblable route. Pendant une demi-journée seulement nous pûmes voyager avec assez d'agrément et de sécurité. Nous retrouvâmes la rivière que nous avions déjà traversée en sortant de Lha-Ssa ; elle coulait tranquillement dans un lit légèrement incliné, et ses larges bords offraient aux voyageurs un chemin facile et uni. Au milieu de ces contrées sauvages, on ne rencontre, pour passer la nuit, que des masures froides, humides, et ouvertes à tous les vents. Cependant on y arrive tellement brisé de fatigue, qu'on y dort toujours d'un sommeil profond.

Avant d'arriver à la ville de Ghiamda, nous traversâmes la montagne Loumma-Ri. «  Cette montagne, dit l'Itinéraire chinois, est haute et peu escarpée ; elle s'étend sur une largeur d'environ quarante lis. Les neiges, les glaces, et les menaçantes sommités que les voyageurs rencontrent en chemin, avant d'arriver à cette montagne, et qui épouvantent le cœur et offusquent les yeux, peuvent la faire regarder, par comparaison, comme une plaine aisée à passer. » — Le sommet du mont Loumma-Ri, quoique très-élève, est, en effet, d'un accès facile. Nous y arrivâmes par une pente douce, et sans être obligés de descendre une seule fois de cheval, circonstance très-remarquable, quand il s'agit des montagnes du Thibet. Nous trouvâmes cependant, de l'autre côté de la montagne, une assez grande difficulté, à cause de la neige, qui, ce jour-là, tombait en abondance. Les animaux glissaient souvent ; quelquefois leurs pieds de derrière venaient brusquement se réunir à ceux de devant ; mais ils ne s'abattaient jamais. Il en résultait seulement pour le cavalier comme un petit balancement d'escarpolette, auquel on s'habituait insensiblement.

Le Pacificateur des royaumes voulut descendre la montagne à pied, pour se réchauffer un peu ; mais, après quelques pas mal assurés, il chancela un instant sur ses pauvres jambes, fit la culbutte, et alla tracer dans la neige un large et profond sillon. Il se releva plein de colère, courut au soldat qui était le plus rapproché, et l'accabla de malédictions et de coups de fouet, parce qu'il n'était pas descendu de cheval pour le soutenir. Tons les soldats chinois sautèrent aussitôt en bas de leur monture, et vinrent se prosterner devant leur colonel et lui faire des excuses. Tous, en effet, avaient manqué à leur devoir ; car, d'après l'urbanité chinoise, lorsqu'un chef met pied à terre, tous les subalternes doivent à l'instant descendre de cheval.

Quand nous fûmes au bas de la montagne de Loumma-Ri, nous continuâmes notre route le long d'une petite rivière qui serpentait au milieu d'une forêt de sapins tellement touffus, que la clarté du jour y pénétrait à peine. La neige s'arrêtait, par couches épaisses, sur les larges branches des arbres, d'où le vent la secouait quelquefois par gros flocons sur la caravane. Ces petites avalanches, tombant à l'improviste sur les cavaliers, les faisaient tressaillir et leur arrachaient des cris de surprise ; mais les animaux, qui, sans doute, avaient traversé d'autres fois cette forêt avec un temps semblable, demeuraient impassibles. Ils allaient toujours leur pas ordinaire, sans s'effaroucher, se contentant de secouer nonchalamment leurs oreilles lorsque la neige les incommodait.

A peine sortis de la forêt, nous fûmes tous obligés de mettre pied à terre, pour escalader pendant une heure d'horribles entassements de rochers. Quand nous fumes arrivés au sommet, on replia les brides sur le cou des chevaux, qu'on abandonna à la sagacité de leur instinct, pour se diriger sur cette pente rapide et semée de précipices. Les hommes descendirent, tantôt à reculons, comme le long d'une échelle, tantôt en s'asseyant et en se laissant glisser sur la neige : tout le monde se tira victorieusement de ce mauvais pas, et on arriva au bas, sans que personne se fût cassé ni bras ni jambes.

Nous fîmes encore cinq lis dans une étroite vallée, et nous aperçûmes enfin, au pied d'une haute montagne, une vaste agglomération de maisons, parmi lesquelles s'élevaient deux temples bouddhiques aux proportions colossales. C'était la station de Ghiamda. Un peu avant d'entrer dans la ville, nous rencontrâmes sur la route une compagnie de dix-huit soldats rangés en file, et ayant à leur tête deux petits Mandarins décorés du globule blanc. Mandarins et soldats, tous avaient le sabre nu à la main, et un arc en bandoulière. C'était la garnison de Ghiamda, qui, sous les armes et en grand uniforme, attendait Ly, le Pacificateur des royaumes, pour lui rendre les honneurs militaires. Quand la caravane se fut suffisamment rapprochée, les dix-huit soldats et les deux Mandarins tombèrent à genoux, appuyèrent contre terre la pointe de leur sabre, et s'écrièrent tous ensemble : — Au Tou-Sse Ly-Kouo-Ngan, la chétive garnison de Ghiamda, salut et prospérité ... — A ces mots, Ly-Kouo-Ngan et les soldats de sa suite, firent aussitôt arrêter leurs chevaux, mirent pied à terre, et coururent vers la garnison pour l'inviter à se relever. De part et d'autre, on se fit des inclinations interminables, pendant lesquelles nous continuâmes sans façon notre route. À l'entrée de la ville, nous eûmes, à notre tour, notre petite réception officielle. Deux Thibétains en habits de fête saisirent, pour nous faire honneur, la bride de notre cheval, et nous conduisirent à la maison qui nous avait été préparée. Là nous attendait le Dhéba ou premier magistrat du district, qui nous offrit une écharpe de félicité, et nous introduisit dans une salle où était une table déjà servie de thé au lait, de beurre, de galettes et de fruits secs. Dans toutes ces marques de bienveillance et d'attention, nous ne pûmes nous empêcher de voir un effet des ordres que le Régent avait envoyés.

Pendant que nous faisions honneur à cette modeste collation, on vint nous annoncer que nous serions obligés de nous arrêter pendant deux jours à Ghiamda, parce que le Dhéba du district n'ayant reçu que dans la matinée la nouvelle de notre prochaine arrivée, n'avait pas eu le temps d'envoyer chercher les animaux, qui se trouvaient au pâturage, à une distance très-éloignée de la ville. Cette nouvelle nous fut très-agréable ; mais elle plongea dans la désolation Ly-Kouo-Ngan et le Lama Dsiamdchang. Nous essayâmes de les consoler, en leur disant que, lorsqu'on n'était pas maître de diriger les événements, il fallait les subir avec calme et résignation. Nos deux conducteurs trouvaient notre doctrine magnifique en théorie, mais la pratique était peu de leur goût. Cependant ils furent obligés de convenir, dans la suite, que ce retard était venu assez à propos ; car, pendant les deux jours que nous restâmes à Ghiamda, le ciel fut si sombre, le vent du nord souffla avec tant de violence, et la neige tomba si abondamment, que, de l'avis des gens du pays, on n'eût pu se mettre en route impunément avec un temps si affreux. A en juger, en effet, d'après ce qui se passait dans la vallée, il était aisé de comprendre qu'un ouragan épouvantable devait désoler les montagnes.

Le lendemain de notre arrivée à Ghiamda, nous reçûmes la visite des deux officiers chinois résidants dans cette ville. L'un portait le titre de Pa-Tsoung, et l'autre celui de Wei-Wei. Le Pa-Tsoung était un bel homme, vigoureusement membré, ayant la parole vibrante et les mouvements brusques. Une large balafre, qui sillonnait sa figure, et de grandes moustaches noires, ne contribuaient pas peu à lui donner une magnifique tournure de soldat. Pendant quatre ans, il avait fait la guerre dans le Kachkhar, en qualité de simple soldat, et en était revenu avec le titre de Pa-Tsoung et la décoration de la Plume de Paon. Le Wei-Wei, jeune homme de vingt-deux ans, était aussi d'une taille avantageuse ; mais son extérieur langoureux et efféminé, contrastait singulièrement avec la mâle allure de son collègue. Sa figure était blanche, molle, et d'une délicatesse extrême ; ses yeux étaient toujours humides et languissants. Nous lui demandâmes s'il était malade. — Non, nous répondit-il d'une voix presque éteinte, ma santé est excellente ... Et, en disant ces mots, ses joues se colorèrent d'une légère teinte de rougeur. Nous comprîmes que notre question avait été indiscrète, et nous entamâmes un autre sujet de conversation. Ce pauvre jeune homme était un forcené fumeur d'opium. Quand ils furent partis, Ly-Kouo-Ngan nous dit : Le Pa-Tsoung est un homme qui est né sous une constellation très-favorable ; il montera rapidement les degrés du mandarinat militaire : mais le Wei-Wei est né sous un mauvais brouillard ; depuis qu'il s'est passionné pour la fumée européenne, le ciel l'a abandonné. Avant qu'une année se soit écoulée, il aura salué le monde.

La pluie torrentielle qui tomba presque sans interruption, pendant notre séjour à Ghiamda, ne nous permit pas de visiter en détail cette ville très - populeuse et assez commerçante. On y rencontre un grand nombre de Pébouns ou Indiens du Boutan, qui exploitent, comme à Lha-Ssa, tout ce qui tient aux arts et à l'industrie. Les produits agricoles du pays sont presque nuls. On cultive, dans la vallée, de l'orge noire en quantité à peine suffisante pour la consommation des habitants. La richesse du pays provient de la laine et du poil de chèvre, dont on fabrique des étoffes. Il paraît que, parmi ces montagnes affreuses, il existe des pâturages excellents, où les Thibétains nourrissent de nombreux troupeaux. Le lapis lazuli, les cornes de cerf et la rhubarbe, sont l'objet d'un assez grand commerce avec Lha-Ssa et les provinces du Sse-Tchouen et du Yun-Nan. On prétend que c'est sur les montagnes qui environnent Ghiamda, qu'on recueille la meilleure qualité de rhubarbe. Ce district foisonne aussi en gibier de toute espèce. La forêt que nous traversâmes après avoir quitté le mont Loumma-Ri, est particulièrement remplie de perdreaux, de faisans, et de plusieurs variétés de poules sauvages. Les Thibétains ne savent tirer aucun parti de ces mets si recherchés par les gourmets d'Europe. Ils les mangent bouillis et sans aucune espèce d'assaisonnement. Les Chinois sont sur ce point, comme sur tout le reste, beaucoup plus avancés que leurs voisins. Le cuisinier de Ly-Kouo-Ngan savait nous préparer la venaison d'une façon qui ne laissait rien à désirer.

Le jour fixé pour le départ étant arrivé, les oulah se trouvèrent prêts de grand matin. Le vent avait complètement cessé, et la pluie ne tombait plus. Cependant il s'en fallait que le temps fût beau ; une brume froide et épaisse remplissait la vallée, et dérobait à la vue les montagnes environnantes. Nous dûmes néanmoins partir, car les gens du pays s'accordaient à dire que, pour la saison, c'était tout ce qu'on pouvait désirer de mieux. Tant que vous serez dans la vallée, nous disait-on, vous ne verrez pas très"clair ; mais une fois arrivés sur les hauteurs, l'obscurité disparaîtra : règle générale, quand il y a de la brume dans la vallée, il tombe de la neige sur les montagnes. Ces paroles étaient très-peu rassurantes ; il fallut pourtant se résigner, et s'aguerrir contre la neige, car tout le monde nous assurait que, depuis Ghiamda jusqu'aux frontières de Chine, tous les jours, sans en excepter un seul, nous en verrions sur notre route.

Au moment où nous montions à cheval, le Dhéba de Ghiamda nous fit cadeau de deux paires de lunettes, pour mettre nos yeux à l'abri de la blancheur éblouissante de la neige. Nous ne pûmes d'abord nous empêcher de rire, à la vue de ces appareils d'optique d'une façon toute nouvelle. La place que tiennent les verres, dans les lunettes ordinaires, était occupée par un tissu en crin de cheval extrêmement bombé, et ressemblant assez, par la forme, à de grosses coques de noix. Pour tenir ces deux couvercles assujettis sur les yeux, il y avait des deux côtés, deux longs cordons qu'on faisait passer derrière les oreilles, et qu'on nouait ensuite sous le menton. Nous remerciâmes cet excellent Dhéba du plus profond de notre cœur ; car, dans les circonstances où nous nous trouvions, ce cadeau était inappréciable. En traversant la montagne de Loumma-Ri, nous avions eu déjà beaucoup à souffrir de la réverbération de la neige.

En sortant de la ville, nous rencontrâmes, comme en y entrant, les soldats de la garnison, qui attendaient au passage Ly-Kouo-Ngan, pour lui faire le salut militaire. Ces hommes, rangés en file au milieu d'un épais brouillard, et tenant dans la main un sabre qui reluisait dans l'obscurité, avaient quelque chose de si fantastique, que presque tous les chevaux de la caravane en furent épouvantés. Ces saluts militaires se renouvelèrent, sur la route, partout où il y avait des soldats chinois. Ly-Kouo-Ngan en était exaspéré. Comme il ne pouvait, à cause de ses jambes malades, descendre de cheval et y remonter qu'avec de grandes difficultés, ces cérémonies étaient pour lui un véritable supplice. Il avait beau envoyer en avant un de ses soldats pour avertir qu'on ne vint pas lui faire de réception, on n'y mettait que plus d'empressement et un plus grand appareil, car on s'imaginait que c'était par modestie qu'il voulait se soustraire aux honneurs qu'on devait rendre à sa dignité.

A quatre lis loin de Ghiamda, nous traversâmes un large et impétueux torrent, sur un pont formé avec six énormes troncs de sapin, non rabotés, et si mal unis ensemble, qu'on les sentait rouler sous les pieds. Personne n'osa passer à cheval, et ce fut un grand bonheur pour un des soldats de la troupe ; son cheval ayant glissé sur le pont humide et tremblant, une de ses jambes de devant s'enfonça jusqu'au poitrail, entre les jointures de deux arbres, où il demeura pris comme dans un étau. Si le cavalier se fût trouvé dessus, il eût été infailliblement précipité au fond du torrent, et brisé sur les rochers. Après de longs et pénibles efforts, on finit par retirer ce pauvre animal de cette affreuse position. Au grand étonnement de tout le monde, il en sortit sans s'être cassé la jambe, sans même avoir reçu la moindre blessure.

Par delà ce misérable pont, nous reprîmes notre rude pèlerinage, à travers des montagnes escarpées et encombrées de neige. Pendant quatre jours, nous ne rencontrâmes dans ces contrées sauvages aucun village thibétain. Tous les soirs, nous couchions dans les corps-de-garde chinois, auprès desquels se groupaient quelques cabanes de bergers, construites avec des écorces d'arbres. Pendant ces quatre jours, nous changeâmes pourtant trois fois les oulah, sans éprouver le moindre retard. Les ordres avaient été si bien donnés d'avance, qu'à notre arrivée au poste nous trouvions déjà tout disposé pour notre départ du lendemain. Si nous n'avions su que, parmi ces contrées, désertes en apparence, il y avait cependant, dans les gorges des montagnes, de nombreux bergers vivant sous des tentes, il nous eût été impossible de nous expliquer cette prompte organisation des oulah. En général, ce n'a jamais été que dans les grands endroits, que le service de la caravane a éprouvé des retards et des difficultés.

Le quatrième jour depuis notre départ de Ghiamda, après avoir traversé sur la glace un grand lac, nous nous arrêtâmes au poste d' Atdza, petit village dont les habitants cultivent quelques lambeaux de terre, dans une petite vallée entourée de montagnes dont la cime est couronnée de houx et de pins. L'Itinéraire chinois dit, au sujet du lac qu'on rencontre avant d'arriver à Atdza : «  La licorne, animal très-curieux, se trouve dans le voisinage de ce lac, qui a quarante lis de longueur. »

La licorne, qu'on a longtemps regardée comme un être fabuleux, existe réellement dans le Thibet. On la trouve souvent représentée parmi les sculptures et les peintures des temples bouddhiques. En Chine même, on la voit souvent dans les paysages qui décorent les auberges des provinces septentrionales (1)[2]. Les habitants d'Atdza parlaient de cet animal, sans y attacher une plus grande importance qu'aux autres espèces d'antilopes qui abondent dans leurs montagnes. Nous n'avons pas eu la bonne fortune d'apercevoir de licorne durant nos voyages dans la Haute-Asie. Mais tout ce qu'on nous en a dit, ne fait que confirmer les détails curieux que M. Klaprolh a publiés sur ce sujet dans le nouveau Journal Asiatique, Nous avons pensé qu'il ne serait pas hors de propos de citer ici une note intéressante que cet orientaliste, d'une immense érudition, a ajoutée à la traduction de l'Itinéraire de Lou-Hoa-Tchou :

«  La licorne du Thibet s'appelle, dans la langue de ce pays, sêrou ; en mongol, kéré ; et en chinois, tou-kio-cheou, c'est-à-dire l'animal à une corne, ou kio-touan, corne droite. Les Mongols confondent quelquefois la licorne avec le rhinocéros, nommé en mantchou, bodi gourgou, et en sanscrit, khadga, en appelant ce dernier également kéré. »

La licorne se trouve mentionnée pour la première fois, chez les Chinois, dans un de leurs ouvrages qui traite de l'histoire des deux premiers siècles de notre ère. Il y est dit que le cheval sauvage, l'argali et le kio-touan sont des animaux étrangers à la Chine, qu'ils vivent dans la Tartarie, et qu'on se servait des cornes du dernier, pour faire les arcs appelés arcs de licorne.

Les historiens chinois, mahométans et mongols, rapportent unanimement la tradition suivante, relative à un fait qui eut lieu en 1224, quand Tchinggiskhan se préparait à aller attaquer l'Indoustan. «  Ce conquérant ayant soumis le Thibet, dit l'histoire mongole, se mit en marche pour pénétrer dans l’Enedkek (l'Inde). Comme il gravissait le mont Djadanaring, il vit venir à sa rencontre une bête fauve, de l'espèce appelée serou, qui n'a qu'une corne sur le sommet de la tête ; cette bête se mit trois fois à genoux devant le monarque, comme pour lui témoigner son respect. Tout le monde étant étonné de cet événement, le monarque s'écria : L'empire de l'Indoustan est, à ce qu'on assure, le pays où naquirent les majestueux Bouddhas et Boddhisatvas, ainsi que les puissants Bogdas, ou princes de l'antiquité ; que peut donc signifier que cette bête privée de parole me salue comme un homme ? Après ces paroles, il retourna dans sa patrie. »

Quoique ce fait soit fabuleux, il ne démontre pas moins l'existence d'un animal à une seule corne dans les hautes montagnes du Thibet. Il y a aussi, dans ce pays, des lieux qui tirent leur nom du grand nombre de ces animaux, qui y vivent par troupeaux, tels que le canton de Serou-Dziong, c'est-à-dire Village de la Rive des Licornes, situé dans la partie orientale de la province de Kham, vers la frontière de la Chine.

Un manuscrit thibétain, que feu le major Lattre a eu l'occasion d'examiner, appelle la licorne le tsopo à une corne. Une corne de cet animal fut envoyée à Calcutta ; elle avait cinquante centimètres de longueur, et onze centimètres de circonférence ; depuis la racine, elle allait en diminuant, et se terminait en pointe. Elle était presque droite, noire, et un peu aplatie des deux côtés ; elle avait quinze anneaux, mais ils n'étaient proéminents que d'un côté.

H. Hodgson, résident anglais dans le Népal, est enfin parvenu à se procurer une licorne, et a fixé indubitablement la question relative à l'existence de cette espèce d'antilope, appelée tchirou, dans le Thibet méridional qui confine au Népal. C'est le même mot que serou, prononcé autrement suivant les dialectes différents du nord et du midi.

La peau et la corne, envoyées à Calcutta par M. Hodgson, appartenaient à une licorne morte dans la ménagerie du Radjah du Népal. Elle avait été présentée à ce prince par le Lama de Digourtchi (Jikazze), qui l'aimait beaucoup. Les gens qui amenèrent l'animal au Népal, informèrent M. Hodgson que le tchirou se plaisait principalement dans la belle vallée ou plaine de Tingri, située dans la partie méridionale de la province thibétaine de Tsang, et qui est arrosée par l' Arroun. Pour se rendre du Népal dans cette vallée, on passe le défilé de Kouti ou Nialam. Les Népaliens appellent la vallée de l'Arroun Tingri-Méïdam, de la ville de Tingri, qui s'y trouve sur la gauche de cette rivière ; elle est remplie de couches de sel, autour desquelles les tchirous se rassemblent en troupeaux. On décrit ces animaux comme extrêmement farouches, quand ils sont dans l'état sauvage ; ils ne se laissent approcher par personne, et s'enfuient au moindre bruit. Si on les attaque, ils résistent courageusement. Le mâle et la femelle ont en général la même apparence.

La forme du tchirou est gracieuse, comme celle de tous les autres antilopes ; il a aussi les yeux incomparables des animaux de cette espèce. Sa couleur est rougeâtre, comme celle du faon, à la partie supérieure du corps, et blanche à l'inférieure. Ses caractères distinctifs sont : d'abord, une corne noire, longue et pointue, ayant trois légères courbures, avec des anneaux circulaires vers la base ; ces anneaux sont plus saillants sur le devant que sur le derrière de la corne ; puis deux touffes de crin qui sortent du côté extérieur de chaque narine ; beaucoup de soie entoure le nez et la bouche, et donne à la tête de l'animal une apparence lourde. Le poil du tchirou est dur, et paraît creux comme celui de tous les animaux qui habitent au nord de l'Himalaya, et que M. Hodgson a eu l'occasion d'examiner. Ce poil a environ cinq centimètres de longueur ; il est si touffu, qu'il présente au toucher comme une masse solide. Au-dessous du poil, le corps du tchirou est couvert d'un duvet très-fin et doux, comme presque tous les quadrupèdes qui habitent les hautes régions des monts Himalaya, et spécialement comme les chèvres dites de Kachemir.

Le docteur Abel a proposé de donner au tchirou le nom systématique d' antilope Hodgsonii, d'après celui du savant qui a mis son existence hors de doute (1)[3].

A Atdze, nous changeâmes les oulah, quoique nous n'eussions que cinquante lis à parcourir avant d'arriver à la résidence de Lha-Ri. Il nous fallait des animaux frais et accoutumés à la route épouvantable que nous avions devant nous. Une seule montagne nous séparait de Lha-Ri, et pour la franchir, il était, disait-on, nécessaire de partir de grand matin, si nous voulions arriver avant la nuit. Nous consultâmes l'Itinéraire, et nous y trouvâmes la jolie description que voici : « Plus loin, on passe par une grande montagne dont les sommets s'élèvent à pic. Les glaces et les neiges n'y fondent pas pendant les quatre saisons de l'année. Ses abîmes ressemblent aux bords escarpés de la mer ; souvent le vent les comble de neige ; les chemins y sont presque impraticables, tant la descente est rapide et glissante... » Comme on le voit, ce court, mais énergique aperçu, ne nous promettait pas pour le lendemain une trop agréable partie de plaisir. O ! comme nous eussions cédé volontiers notre place à quelques-uns de ces intrépides touristes, que l'amour de la neige et des glaces, des rochers et des précipices, conduit tous les ans, en cabriolet, au milieu des Alpes, ces miniatures des montagnes du Thibet.

Une chose peu propre à nous encourager, c'est que les gens de la caravane, les habitants même du pays, tout le monde paraissait préoccupé et inquiet. On se demandait avec anxiété, si la neige, qui était tombée en abondance pendant cinq jours, et qui n'avait pas encore eu le temps de s'affaisser, ne rendrait pas la montagne infranchissable ; si l'on n'avait pas à craindre de s'enfoncer dans des abimes ou d'être écrasé par des avalanches ; si, enfin, il ne serait pas prudent d'attendre quelques jours, dans l'espoir que la neige serait dispersée par le vent, ou fondue en partie par le soleil, ou solidifiée par le froid. A toutes ces questions, on n'avait que des réponses fort peu rassurantes. Afin de nous mettre à l'abri de la pusillanimité et de la présomption, nous tînmes, avant de nous coucher, un conseil auquel nous appelâmes les vieux montagnards de la contrée. Après une longue délibération, on décida, premièrement, que si le lendemain le temps était calme et serein, on pourrait se mettre en route sans témérité ; secondement, que, dans l'hypothèse du départ, les bœufs à long poil chargés des bagages, et conduits par les gens du pays, précéderaient les cavaliers, afin de leur tracer, dans la neige, un chemin plus facile. La chose étant ainsi arrêtée, nous essayâmes de prendre un peu de repos, comptant médiocrement sur les avantages de ce plan, et beaucoup sur la protection de la divine Providence.

Quand nous nous levâmes, quelques étoiles brillaient encore au ciel, et luttaient contre les premières blancheurs de l'aube ; le temps était d'une beauté admirable. On fit donc promptement les préparatifs du départ, et aussitôt que les dernières obscurités de la nuit furent entièrement dissipées, nous commençâmes à gravir la formidable montagne des Esprits (Lha-Ri). Elle s'élevait devant nous comme un immense bloc de neige, où les yeux n'apercevaient pas un seul arbre, pas un brin d'herbe, pas un point noir qui vînt rompre l'uniformité de cette blancheur éblouissante. Ainsi qu'il avait été réglé, les bœufs à long poil, suivis de leurs conducteurs, s'avancèrent les premiers, marchant les uns après les autres, puis tous les cavaliers se rangèrent en file sur leur trace, et la longue caravane, semblable à un gigantesque serpent, déroula lentement ses grandes spirales sur les flancs de la montagne. D'abord la pente fut peu rapide ; mais nous trouvâmes une si affreuse quantité de neige, que nous étions menacés à chaque instant, d'y demeurer ensevelis. On voyait les bœufs placés à la tête de la colonne, avançant par soubresauts, cherchant avec anxiété à droite et à gauche les endroits les moins périlleux, quelquefois disparaissant tout-à-fait dans des gouffres et bondissant au milieu de ces amas de neige mouvants, comme de gros marsouins dans les flots de l'Océan. Les cavaliers qui fermaient la marche trouvaient un terrain plus solide. Nous avancions pas à pas dans un étroit et profond sillon, entre deux murailles de neige qui s'élevaient au niveau de notre poitrine. Les bœufs à long poil faisaient entendre leur sourd grognement, les chevaux haletaient avec grand bruit, et les hommes, afin d'exciter le courage de la caravane, poussaient tous ensemble un cri cadencé, et semblable à celui des mariniers quand ils virent au cabestan. Peu à peu la route devint tellement raide et escarpée, que la caravane paraissait en quelque sorte suspendue à la montagne. Il ne fut plus possible de rester à cheval. Tout le monde descendit, et chacun se cramponnant à la queue de son coursier, on se remit en marche avec une nouvelle ardeur. Le soleil, brillant de tout son éclat, dardait ses rayons sur ces vastes entassements de neige, et en faisait jaillir d'innombrables étincelles, dont le scintillement éblouissait la vue. Heureusement, nous avions les yeux abrités sous les inappréciables lunettes dont nous avait fait cadeau le Dbéba de Ghiamda.

Après de longues et indicibles fatigues, nous arrivâmes ou plutôt nous fûmes hissés sur le sommet de la montagne. Le soleil était déjà sur son déclin. On s'arrêta un instant, soit pour rajuster Ips selles et consolider les bagages, soit pour détacher de la semelle des bottes ces insupportables blocs de neige, qui s'y étaient amassés et solidifiés en forme de cônes renversés. Tout le monde était transporté de joie ; on éprouvait une sorte de fierté d'être monté si haut, et de se trouver debout sur ce gigantesque piédestal. On aimait à suivre des yeux cette profonde et tortueuse ornière qu'on avait creusée dans la neige, et dont la teinte roussâtre se dessinait sur le blanc immaculé de la montagne.

La descente était plus escarpée que la montée ; mais elle était beaucoup moins longue, et ne demandait pas les efforts que nous avions été obligés de déployer de l'autre côté du mont. L'extrême raideur de la pente était au contraire une facilité pour descendre ; car il n'y avait qu'à se laisser aller ; le seul danger était de rouler trop brusquement, de franchir le sentier battu, et d'aller s'engloutir pour toujours au fond de quelque abime. Dans un semblable pays, des accidents de ce genre ne sont nullement chimériques. Nous descendîmes donc lestement, tantôt debout, tantôt assis, et sans autres mésaventures que des culbutes et de longues glissades, bien plus propres à exciter l'hilarité que la crainte des voyageurs.

Un peu avant d'arriver au bas de la montagne, toute la caravane s'arrêta sur un petit plateau où s'élevait un obo, ou monument bouddhique, en pierres amoncelées et surmontées de banderolles et d'ossements chargés de sentences thibétaines. Quelques énormes et majestueux sapins entouraient cet obo, et l'abritaient sous un magnifique dôme de verdure, — Nous voici arrivés au glacier de la montagne des Esprits, nous dit Ly-Kouo-Ngan ; nous allons rire un instant. — Nous regardâmes avec étonnement le Pacificateur des royaumes. — Oui, voici le glacier, voyez de ce côté. Nous nous dirigeâmes vers l'endroit qu'il nous indiquait ; nous nous penchâmes sur le bord du plateau, et nous aperçûmes un immense glacier extrêmement bombé, et bordé des deux côtés par d'affreux précipices. On pouvait entrevoir, sous une légère couche de neige, la couleur verdâtre de la glace. Nous détachâmes une pierre du monument bouddhique et nous la jetâmes sur le glacier. Un bruit sonore se fit entendre, et la pierre glissant avec rapidité, laissa sur son passage un large ruban vert. Il n'y avait pas à en douter, c'était bien là un glacier ; et nous comprimes une partie des paroles de Ly-Kouo-Ngan ; mais nous ne trouvions absolument rien de risible à être obligés de voyager sur une pareille route. Ly-Kouo-Ngan avait cependant raison en tout point, et nous pûmes bientôt nous en convaincre.

On fit passer les animaux les premiers, d'abord les bœufs, et puis les chevaux. Un magnifique bœuf à long poil ouvrit la marche : il avança gravement jusque sur le bord du plateau ; là, après avoir allongé le cou, flairé un instant la glace, et soufflé par ses larges naseaux quelques épaisses bouffées de vapeur, il appliqua avec courage ses deux pieds de devant sur le glacier, et partit à l'instant, comme s'il eût été poussé par un ressort. Il descendit les jambes écartées, mais aussi raides et immobiles que si elles eussent été de marbre. Arrivé au bout du glacier, il fit la culbute, et se sauva grognant et bondissant à travers des flots de neige. Tous les animaux les uns après les autres nous donnèrent ce spectacle, qui était réellement palpitant d'intérêt. Les chevaux faisaient en général, avant de se lancer, un peu plus de façon que les bœufs ; mais il était facile de voir que les uns et les autres étaient accoutumés depuis longtemps à ce genre d'exercice.

Les hommes s'embarquèrent à leur tour, avec non moins d'intrépidité et de succès que les animaux, quoique d'après une méthode toute différente. Nous nous assîmes avec précaution sur le bord du glacier ; nous appuyâmes fortement sur la glace nos talons serrés l'un contre l'autre ; puis nous servant du manche de notre fouet en guise de gouvernail, nous nous mimes à voguer sur ces eaux glacées, avec la rapidité d'une locomotive. Un marin eût trouvé que nous filions au moins douze nœuds. Dans nos longs et nombreux voyages, nous n'avions encore jamais rencontré un moyen de transport à la fois si commode, si expéditif, et surtout si raffraîchissant.

Au bas du glacier, chacun rattrapa son cheval comme il put, et nous continuâmes notre route, selon la méthode vulgaire. Après une descente peu rapide, nous laissâmes derrière nous la montagne des Esprits, et nous entrâmes dans une vallée parsemée ça et là de larges plaques de neige qui avaient résisté aux rayons du soleil. Nous longeâmes pendant quelques instants les bords glacés d'une petite rivière, et nous arrivâmes enfin au poste de Lha-Ri. Il y eut à la porte de la ville, comme à Ghiamda, une réception militaire. Le Dhéba du lieu vint nous offrir ses services, et nous allâmes occuper le logement qui nous avait été préparé dans une pagode chinoise, nommée Kouang-Ti-Miao (1)[4], c'est-à-dire temple du Dieu de la guerre. De Lha-Ssa à Lha-Ri, on compte mille dix lis (cent et une lieues) ; il y avait quinze jours que nous étions en route.

Aussitôt que nous fûmes installés dans notre habitation, il fut convenu à l'unanimité entre Ly-Kouo-Ngan, le Lama Dsiomdchang et nous, qu'on s'arrêterait un jour à Lha-Ri. Quoique les oulah fussent déjà préparés, nous jugeâmes prudent de faire une courte halte, et de puiser, dans une journée de repos, les forces qui nous étaient nécessaires pour franchir encore une formidable montagne que nous devions rencontrer sur notre route.

Le gros village de Lha-Ri est bâti dans une gorge entourée de montagnes stériles et désolées ; ce district ne présente pas les moindres vestiges de culture, et l'on est obligé d'aller chercher ailleurs la farine de Tsing-Kou. Les habitants sont presque tous bergers ; ils nourrissent des troupeaux de moutons, de bœufs grognants, et surtout de chèvres dont le poil fin et moelleux sert à fabriquer les pou-lou de première qualité, et ces belles étoffes si connues sous le nom de châles de Kachemir. Les Thibétains de Lha-Ri sont beaucoup moins civilisés que ceux de LhaSsa : leur physionomie a quelque chose de dur et de sauvage ; ils sont habillés salement, leurs maisons ne sont que de grandes masures informes, construites avec de la pierre brute et grossièrement enduites de limon. On remarque pourtant, sur les flancs de la montagne, un peu au-dessus du village, un vaste couvent bouddhique dont le temple est assez beau : un Kampo est supérieur de cette lamaserie, et en même temps administrateur temporel du canton. Les nombreux Lamas de Lha-Ri mènent une vie paresseuse et abjecte ; nous les avons vus, à toute heure du jour, couchés ou accroupis en grand nombre dans les quartiers de la ville, essayant de réchauffer, aux rayons du soleil, leurs membres à moitié couverts de quelques haillons rouges et jaunes ; c'était un spectacle dégoûtant.

A Lha-Ri, le gouvernement chinois entretient un magasin de vivres, confié à l'administration d'un Mandarin lettré, portant le titre de Leang-Taï (fournisseur), et décoré du globule de cristal blanc. Le Leang-Taï est chargé de distribuer la solde aux divers corps de garde échelonnés sur la route ; on compte de Lha-Ssa aux frontières de la Chine, six magasins de vivres. Le premier et le plus important est à Lha-Ssa, le Leang-Taï de cette ville a inspection sur les cinq autres, et reçoit un traitement annuel de soixante-dix onces d'argent, tandis que ses collègues n'en ont que soixante. L'entretien du magasin de vivres de Lha-Ssa coûte tous les ans au gouvernement chinois, la somme de quarante mille onces d'argent ; l'entretien de celui de Lha-Ri ne va qu'à huit mille onces. La garnison de cette dernière ville se compose de cent trente soldats, ayant à leur tête un Tsien-Tsoung, un Pa-Tsoung et un Wei-Wei.

Le lendemain de notre arrivée à Lha-Ri, le Leang-Taï ou fournisseur, au lieu de venir saluer officiellement l'état-major de la caravane, se contenta de nous envoyer en guise de carte de visite, une feuille de papier rouge où étaient inscrits les caractères de son nom ; il fit ajouter, par son commissionnaire, qu'une grave maladie le retenait dans sa chambre. Ly Kouo-Ngan nous dit à voix basse, et avec un sourire plein de malice : le Leang-Taï sera guéri quand nous serons partis. — Aussitôt que nous fûmes seuls, il s'écria : — Ah ! je m'en doutais bien ;... toutes les fois qu'une caravane passe, le Leang-Taï Sué (nom du Mandarin) est à l'agonie ; c'est un fait connu de tout le monde. D'après les rites, il aurait dû nous préparer aujourd'hui un festin de première classe, et c'est pour s'en dispenser qu'il fait le malade. Le Leang-Taï Sué est l'homme le plus avare qu'on puisse imaginer ; il est toujours vêtu comme un porteur de palanquin, il mange du tsamba comme un barbare du Thibet, jamais il ne fume, jamais il ne joue, jamais il ne boit de vin ; le soir sa maison n'est pas éclairée ; il se met au lit à tâtons, et se lève toujours très-tard, de peur d'avoir faim de trop bonne heure. Oh ! un être comme cela n'est pas un homme, c'est un œuf de tortue. L'ambassadeur Ki-Chan veut le casser, et il fera bien ; est-ce que dans votre pays vous avez des Leang-Taï de ce genre ? — Quelle question ! les Leang-Taï du royaume de France ne se couchent jamais sans chandelle, et quand les oulah passent chez eux, ils ne manquent jamais de préparer un bon dîner. — Ah! c'est cela ;... voilà les rites ! mais ce Sué-Mou-Tchou ... A ces mots, nous ne pûmes nous empêcher de partir d'un grand éclat de rire. — A propos, savez-vous pourquoi le Leang-Taï Sué est appelé Sué-Mou-Tchou ? — Ce nom nous paraît bien ignoble. — Ignoble, c'est vrai, mais il fait allusion à une anecdote bien singulière. Le Leang-Taï Sué, avant d'être envoyé à Lha-Ri, exerçait le mandarinat dans un petit district de la province du Kiang-Si. Un jour deux hommes du peuple se présentèrent à son tribunal, et le prièrent de prononcer son jugement au sujet d'une truie dont ils se contestaient mutuellement la propriété. Le juge Sué prononça ainsi son arrêt : Ayant séparé la vérité du mensonge, je vois clairement que cette truie n'est ni à toi, ni à toi ... Je déclare donc qu'elle m'appartient : qu'on respecte ce jugement ! Les satellites du tribunal allèrent s'emparer de la truie, et le juge la fit vendre au marché voisin. Depuis cet événement, le Mandarin Sué est appelé partout Sué-Mou-Tchou (c'est-à-dire Sué la truie). — Le récit de cette aventure nous fit vivement regretter d'être obligés de nous mettre en route, sans voir la physionomie de cet intéressant personnage.

Nous quittâmes la ville de Lha-Ri avec un temps variable ; notre première journée de marche ne fut que de soixante lis, et n'offrit de remarquable qu'un grand lac auquel on donne huit lis de largeur, et dix de longueur : il était glacé, et nous pûmes le traverser avec beaucoup de facilité, grâce à une légère couche de neige dont il était recouvert. Nous logeâmes dans un pauvre hameau nommé Tsa-Tckou-Ka, non loin duquel on trouve des eaux thermales ; les Thibétains vont s'y baigner, et ne manquent pas de leur attribuer des propriétés merveilleuses.

Le lendemain nous eûmes une grande journée de fatigues et de tribulations : nous traversâmes la montagne de Chor-Kou-La qui, par sa hauteur et ses escarpements, peut avantageusement rivaliser avec celle de Lha-Ri. Nous en commençâmes l'ascension, le cœur plein d'anxiété ; car le ciel gris et lourd qui pesait sur nous semblait nous présager du vent ou de la neige ; la miséricorde de Dieu nous préserva de l'un et de l'autre. Vers le milieu du jour, il s'éleva un petit vent du nord, dont la piquante froidure nous eut bientôt fendillé la peau du visage ; mais il ne fut pas assez fort pour soulever les épaisses couches de neige qui enveloppaient la montagne.

Quand nous fûmes parvenus au sommet, nous nous reposâmes un instant à l'abri d'un grand obo en pierres, et nous déjeunâmes en fumant une pipe de tabac ; pendant ce frugal repas, le Mandarin Ly Kouo-Ngan nous dit que du temps des guerres de Kien-Long contre le Thibet, les troupes chinoises, aigries par les fatigues et les privations d'un long voyage, s'étaient mutinées en franchissant le Chor-Kou-La. — C'est sur ce plateau, nous dit-il, que les soldats s'emparèrent de leurs chefs, et après les avoir garrottés, les menacèrent de les précipiter dans ce gouffre, si on ne leur promettait pas une augmentation de solde. Les généraux ayant pris l'engagement de faire droit aux réclamations de l'armée, la sédition s'apaisa, les Mandarins furent mis en liberté, et on continua tranquillement la route jusqu'à La-Ri. Aussitôt qu'on fut arrivé dans cette ville, les généraux tinrent leur promesse, on augmenta la solde ; mais en même temps ces troupes insubordonnées furent impitoyablement décimées. — Et que dirent les soldats ? demandâmes-nous à Ly-Kouo-Ngan. — Ceux sur qui le sort ne tomba pas, rirent beaucoup, et trouvèrent que les chefs avaient eu une grande habileté.

En quittant le sommet du Chor-Kou-La, on suit une route peu inclinée, et on continue à voyager pendant plusieurs jours sur les hauteurs d'un immense massif dont les nombreux rameaux étalent au loin leurs cimes aiguës et les faces escarpées de leurs pics. Depuis Lha-Ssa jusqu'à la province du Sse-Tchouen, dans toute l'étendue de cette longue route, on ne voit jamais que de vastes chaînes de montagnes, entrecoupées de cataractes, de gouffres profonds, et d'étroits défilés. Ces montagnes sont tantôt entassées pêle-mêle, et présentent à la vue les formes les plus bizarres et les plus monstrueuses : tantôt elles sont rangées et pressées symétriquement les unes contre les autres comme les dents d'une immense scie ; ces contrées changent d'aspect à chaque instant, et présentent aux yeux des voyageurs des tableaux d'une variété infinie. Cependant, au milieu de cette inépuisable diversité, la vue continuelle des montagnes répand sur la route une certaine uniformité qui finit par devenir fatigante. Une relation détaillée d'un voyage dans le Thibet, pouvant par contrecoup se ressentir de cette monotonie, nous nous abstiendrons, de peur de tomber dans de trop fastidieuses répétitions, de parler des montagnes ordinaires ; nous nous contenterons de mentionner les plus fameuses, celles qui, selon l'expression des Chinois, réclament la vie des voyageurs. Cette manière, d'ailleurs, sera assez conforme au style des habitants de ces contrées montagneuses, qui nomment plaine, tout ce qui ne va pas se perdre dans les nuages, et chemin uni, tout ce qui n'est pas précipice ou labyrinthe.

Les hautes régions que nous suivîmes, après avoir franchi le Chor-Kou-La, sont considérées dans le pays comme une route plane. D'ici à Alan-To, nous dirent les gens de l'escorte thibétaine, il n'y a pas de montagne ; le chemin est partout comme cela ... ; et ils nous montraient la paume de leur main ... Cependant, ajoutaient-ils, il est nécessaire d'user de beaucoup de précautions ; car les sentiers sont quelquefois étroits et glissants. Or, voici ce qu'était cette route plane et unie comme la paume de la main. Aussitôt que l'on a quitté les sommités du Chor-Kou-La, on rencontre une longue série de gouffres épouvantables, bordés des deux côtés par des montagnes taillées perpendiculairement, et s'élevant comme deux grandes murailles de roche-vive. Les voyageurs sont obligés de longer ces profonds abîmes, en suivant à une grande hauteur un rebord si étroit, que souvent les chevaux trouvent tout juste la place nécessaire pour poser leurs pieds. Dès que nous vîmes les bœufs de la caravane s'acheminer sur cet horrible passage, et que nous entendîmes le sourd mugissement des eaux s'élever des profondeurs de ces gouffres, nous fûmes saisis d'épouvante, et nous descendîmes de cheval. Mais tout le monde nous cria aussitôt de remonter. On nous dit que les chevaux, accoutumés à un semblable voyage, auraient le pied plus sûr que nous ; qu'il fallait les laisser aller à volonté, nous contentant de nous tenir solidement sur les étriers, et d'éviter de regarder à coté de nous. Nous recommandâmes notre âme à Dieu, et nous nous mimes à la suite de la colonne. Nous ne tardâmes pas à nous convaincre qu'il nous eût été eu effet impossible de garder longtemps l'équilibre sur ce terrain glissant et scabreux. Il nous semblait toujours qu'une force invincible nous attirait vers ces abîmes insondables. De peur d'être saisis par le vertige, nous tenions la tête tournée contre la montagne, dont la coupure était quelquefois tellement droite et unie, qu'elle n'offrait pas même un étroit rebord où les chevaux pussent placer leur pied. On passait alors sur de gros troncs d'arbres couchés sur des pieux enfoncés horizontalement dans la montagne. A la seule vue de ces ponts affreux, nous sentions une sueur glacée ruisseler de tous nos membres. Cependant il fallait toujours avancer ; car reculer ou descendre de cheval, étaient deux choses absolument impossibles.

Après être restés pendant deux jours entiers perpétuellement suspendus entre la vie et la mort, nous quittâmes enfin cette route, la plus horrible et la plus dangereuse qu'on puisse imaginer, et nous arrivâmes à Alan-To. Tout le monde était transporté de joie, et on se félicitait mutuellement de n'avoir pas roulé dans l'abîme. Chacun racontait, avec une sorte d'exaltation fébrile, les terreurs qu'il avait éprouvées dans les passages les plus difficiles. Le Dhéba de Alan To, en apprenant qu'aucun homme n'avait péri, trouva que la caravane avait eu un bonheur inoui. Trois bœufs, chargés de bagages, avaient bien été engloutis ; mais ces accidents ne comptaient pas, ils ne valaient pas la peine qu'on s'en occupât. Ly-Kouo-Ngan nous dit qu'il n'avait jamais traversé le défilé de Alan-To, sans être témoin d'affreux malheurs. Dans son voyage précédent, quatre soldats avaient été précipités du haut de la montagne avec les chevaux qu'ils montaient. Tout le monde avait à raconter des catastrophes dont le simple récit faisait dresser les cheveux sur la tête. On s'était abstenu de nous parler à l'avance de tout cela, de peur que nous ne voulussions pas continuer la route. Au fait, s'il nous eût été donné d'entrevoir, depuis Lha-Ssa, les abîmes épouvantables de Alan-To, il est probable que l'ambassadeur Ki-Chan eût difficilement réussi à nous faire entreprendre ce voyage.

De Alan-To, où l'on changea les oulah, nous descendîmes, à travers une épaisse forêt de sapins, dans une vallée, où nous nous arrêtâmes après quatre-vingt-dix lis de marche, dans un village nommé Lang-Ki-Tsoung. Ce poste est un des plus pittoresques et des plus agréables que nous ayons rencontrés sur toute notre route. Il est situé au milieu d'une plaine, bornée de tous côtés par des montagnes peu élevées, et dont les flancs sont couverts d'arbres de haute futaie. La campagne est assez fertile, et les Thibétains de cette contrée paraissent la cultiver avec beaucoup de soin. Lrs champs sont arrosés par un ruisseau abondant, dont les eaux charrient une grande quantité de paillettes d'or. C'est pour cette raison que les Chinois donnent à cette vallée le nom de Kin-Keou, c'est-à-dire Gorge-d'Or.

Les maisons de Lang-Ki-Tsoung sont d'une construction extrêmement remarquable ; il n'y entre absolument que des troncs d'arbres dépouillés de leur écorce, et dont on a retranché les deux extrémités, afin qu'ils aient à peu près la même dimension dans toute leur longueur. D'énormes pieux sont d'abord plantés en terre, à une grande profondeur ; la partie qui s'élève au-dessus du sol a tout au plus deux pieds de hauteur. Sur ces pieux, on arrange ensuite horizontalement, et les uns à côté des autres, les troncs de sapin qu'on a déjà préparés ; cela forme comme la base et le plancher de la maison. Des troncs semblables aux premiers, et placés les uns au-dessus des autres, servent à construire des murs remarquables par leur épaisseur et leur solidité. Le toit est encore fait avec des troncs recouverts de larges écorces d'arbre, qu'on dispose comme des ardoises. Ces maisons ressemblent entièrement à d'énormes cages dont tous les barreaux seraient étroitement serrés les uns contre les autres. Si entre les jointures, il se trouve quelques légers interstices, on les bouche avec de la fiente de bœuf. On fait quelquefois, d'après cette méthode, des habitations très-grandes, et à plusieurs étages ; elles sont très chaudes, et toujours à l'abri de l'humidité. Elles ont seulement l'inconvénient d'avoir un plancher très-inégal et extrêmement désagréable. Si jamais il prend fantaisie aux habitants de Lang-Ki-Tsoung d'adopter l'usage de donner des bals à domicile, ils seront peut-être obligés de modifier un peu leur système de construction.

Pendant que nous attendions avec patience et en silence, au milieu de notre grande cage, qu'on voulût bien nous servir à souper, le Dhéba de Lang-Ki-Tsoung et le caporal du corps de garde chinois, vinrent nous annoncer qu'ils avaient une petite affaire à régler. — Quelle affaire ? s'écria Ly-Kouo-Ngan, d'un ton plein d'emportement ; quelle affaire ?... Je comprends, vos oulah ne sont pas prêts. — Ce n'est pas cela, répondit le Dhéba ; jamais, à Lang-Ki-Tsoung, les oulah n'ont fait attendre personne. Vous les aurez ce soir, si vous voulez ; mais je dois vous avertir que la montagne de Tanda est infranchissable ; pendant huit jours consécutifs, il est tombé une si grande abondance de neige, que les chemins ne sont pas encore ouverts. — Nous avons bien passé le Chor-Kou-La, pourquoi ne franchirions-nous pas également le Tanda ? — Qu'est-ce que le Chor-Kou-La auprès du Tanda ? Ces montagnes ne peuvent pas se comparer entre elles. Hier, trois hommes du district de Tanda ont voulu s'aventurer sur la montagne, et deux ont disparu dans les neiges ; le troisième est arrivé ici ce matin, seul et à pied, car son cheval a été aussi englouti ... Au reste, ajouta le Dhéba, avec une gravité un peu sauvage, vous pouvez partir quand vous voudrez ; les oulah sont à vos ordres ; mais vous serez obligés de payer les bœufs et les chevaux qui mourront en route. — Après avoir formulé ainsi son ultimatum, le diplomate thibétain nous tira la langue, se gratta l'oreille, et sortit.

Pendant que le Pacificateur des royaumes, le Lama Dsiam-Dchang et quelques autres personnages expérimentés de la caravane, discutaient avec emportement la question du départ, nous prîmes l'Itinéraire chinois, et nous y lûmes le passage suivant : «  La montagne de Tanda est extrêmement escarpée et difficile à gravir ; un ruisseau y découle en serpentant par un étroit ravin ; pendant l'été son lit est fangeux et glissant, et pendant l'hiver, il est couvert de glace et de neige. Les voyageurs armés de bâtons les traversent les uns après les autres comme une file de poissons ... C'est le passage le plus difficile sur tout le chemin qui conduit à Lha-Ssa. « A la lecture de cette dernière phrase, le livre nous tomba des mains ... Après un moment de stupeur, nous reprîmes le livre pour bien nous assurer si nous avions lu exactement ; nous ne nous étions pas trompés, il y avait en toutes lettres : « C'est le passage le plus difficile sur tout le chemin qui conduit à Lha-Ssa. «  La perspective d'avoir à suivre une route encore plus difficile que celle de Alan-To, avait de quoi nous figer le sang dans les veines. L'ambassadeur Ki-Chan, nous disions-nous, est évidemment un lâche assassin. N'ayant pas osé nous tuer à Lha-Sha, il nous a envoyés mourir au milieu des neiges ... Cet accès de découragement ne dura qu'un instant ; Dieu, dans sa bonté, nous rendit peu a peu toute notre énergie, et nous nous levâmes pour prendre part à la discussion qui s'était engagée autour de nous ; il fut résolu que, le lendemain, quelques hommes de la caravane partiraient avant le jour pour aller sonder la profondeur de la neige, et s'assurer, par leurs propres yeux, du véritable état des choses.

Vers midi, les explorateurs de la route furent de retour, et annoncèrent que le mont Tanda était infranchissable. Cette nouvelle désola tout le monde ; nous-mêmes, quoique ordinairement peu pressés, nous en fûmes assez contrariés. Le temps était beau ; et nous pouvions craindre, si nous n'en profitions pas, d'avoir plus tard de nouvelles neiges, et de voir ainsi notre départ indéfiniment ajourné. Pendant que nous délibérions avec anxiété sur le parti que nous avions a prendre, le Dhéba du lieu vint nous tirer d'embarras : Il nous proposa d'envoyer un troupeau de bœufs fouler pendant deux jours la neige qui encombrait le chemin de la montagne. — Avec cette précaution, nous dit-il, si le temps se maintient toujours dans le même état, je crois que vous pourrez, sans crainte, vous mettre en route. — La proposition du Dhéba fut accueillie par tout le monde avec empressement et reconnaissance.

En attendant que les bœufs à long poil nous eussent tracé un chemin, nous goûtâmes à Lang-Ki-Tsoung quelques jours d'un repos agréable et salutaire. Les Thibétains de cette vallée étaient de mœurs plus douces et plus civilisées que ceux que nous avions rencontrés depuis notre départ de Lha-Ri ; matin et soir, ils fournirent abondamment aux frais de notre cuisine ; ils nous apportaient des faisans, de la viande de cerf, du beurre frais, et une espèce de petit tubercule sucré qu'ils allaient recueillir sur les montagnes. La prière, la promenade et quelques parties d'échecs contribuèrent à nous faire trouver délicieuses ces journées d'attente. Le jeu d'échecs dont nous nous servions, nous avait été donné par le Régent de Lha-Ssa ; les pièces étaient en ivoire, et représentaient divers animaux sculptés avec assez de délicatesse. Les Chinois, comme on sait, sont passionnés pour les échecs ; mais leur jeu diffère beaucoup du nôtre. Les Tartares et les Thibétains connaissent aussi les échecs ; et, chose étonnante, leur échiquier est absolument semblable au nôtre ; leurs pièces, quoique de forme différente, ont la même valeur que les nôtres, et suivent la même marche ; enfin, les règles du jeu sont en tout point identiques. Ce qu'il y a encore de plus surprenant, c'est que ces peuples disent Chik, lorsqu'ils font échec à une pièce, et mat, lorsque la partie est terminée. Ces expressions, qui ne sont ni thibétaines, ni mongoles, sont néanmoins employées par tout le monde, sans que personne puisse expliquer leur origine et leur véritable signification. Les Thibétains et les Tartares n'étaient pas peu surpris, quand nous leur apprenions que, dans notre pays, on disait également échec et mat. Il serait assez curieux de faire l'archéologie du jeu d'échecs, de rechercher son origine, sa marche chez les différents peuples, son introduction dans la haute Asie avec les mêmes règles et les mêmes locutions techniques qu'on retrouve en Europe. Ce travail appartient de droit au Palamède, Revue française des échecs. Nous avons rencontré, parmi les Tartares, des joueurs d'échecs de la première force ; ils jouent brusquement, et avec moins d'application que les Européens, mais leurs coups n'en sont pas moins sûrs.

Après trois jours de repos, le Dhéba de Lang-Ki-Tsoung nous ayant annoncé que les bœufs à long poil, avaient suffisamment foulé les sentiers de la montagne, nous nous mimes en route ; le ciel était sombre, et le vent soufflait avec assez de force. Dès que nous fûmes arrivés au pied du Tanda, nous aperçûmes une longue traînée noirâtre, qui, semblable à une immense chenille, se mouvait lentement sur les flancs escarpés de la montagne. Les conducteurs de Lang-Ki-Tsoung, nous dirent que c'était une troupe de Lamas qui revenait du pèlerinage de Lha-Ssa-Morou, et qui avait campé pendant la nuit à l'extrémité de la vallée. La vue de ces nombreux voyageurs ranima notre courage, et nous entreprîmes avec ardeur l'ascension de la montagne. Avant que nous fussions arrivés au sommet, le vent se mit à souffler avec impétuosité, et à bouleverser la neige : on eût dit que la montagne tout entière entrait en décomposition ; la montée devenait si escarpée, que ni hommes ni animaux n'avaient plus la force de grimper. Les chevaux s'abattaient presque à chaque pas ; et s'ils n'eussent été retenus par de grands amas de neige, plus d'une fois ils eussent rapidement roulé jusqu'à la vallée de Lang-KiTsoung, M. Gabet, qui ne s'était jamais bien remis de la maladie que lui avait occasionnée notre premier voyage, fut sur le point de ne pouvoir arriver au haut du Tanda ; n'ayant plus la force de se tenir cramponné à la queue de son cheval, il tomba d'épuisement, et resta presque entièrement enseveli dans la neige. Les hommes de l'escorte thibétaine allèrent à son secours, et parvinrent, après de longs et pénibles efforts, à le hisser jusqu'au sommet ; il y arriva plus mort que vif : sa figure était livide, et sa poitrine haletante faisait entendre un bruit semblable au râle de la mort.

Nous rencontrâmes sur le plateau de la montagne, les Lamas-pèlerins qui nous avaient précédés ; ils étaient tous couchés dans la neige, ayant à côté d'eux leur long bâton ferré. Quelques ânes, chargés de bagages, étaient serrés les uns contre les autres, grelottant au vent, et portant bas leurs longues oreilles. Quant tout le monde eut suffisamment repris haleine, on se remit en route. La descente étant presque perpendiculaire, il n'était besoin que de se coucher et de s'abandonner à son propre poids, pour être assuré de faire rapidement du chemin. La neige, dans cette circonstance, nous fut plutôt favorable que nuisible ; elle formait, au-dessus des aspérités du sol un épais tapis qui nous permettait de rouler impunément. On n'eut à déplorer que la perte d'un âne qui, voulant trop s'écarter de la route tracée, alla se précipiter dans un abîme.

Aussitôt que nous fûmes arrivés à Tanda, le Mandarin Ly-Kouo-Ngan secoua la neige dont ses habits étaient couverts, se coiffa de son chapeau de cérémonie, et se rendit, accompagné de tous ses soldats, à une petite pagode chinoise que nous avions rencontrée à l'entrée du village. On rapporte que, du temps des guerres de Kien-Long contre les Thibétains, un des Léang-Tai chargé d'approvisionner l'armée chinoise, franchissait pendant l'hiver la montagne de Tanda pour se rendre à Lha-Ri. En passant sur les bords d'un abîme rempli de neige, un bœuf à long poil laissa tomber une caisse d'argent dont il était chargé ; à cette vue, le Léang-Tai sauta de cheval, se précipita sur la caisse, qu'il étreignit dans ses bras, et roula sans lâcher son trésor jusqu'au fond de l'abîme. La tradition ajoute qu'au printemps, la neige étant fondue, on retrouva le Léang-Tai debout sur sa caisse d'argent. L'Empereur Kien-Long, pour honorer le dévouement de ce fournisseur, qui n'avait pas voulu se séparer du dépôt qui lui avait été confié, le nomma Esprit de la montagne de Tanda, et lui fit élever une pagode dans le village. Les Mandarins qui font le voyage de Lha-Ssa ne manquent jamais d'aller visiter ce temple, et de se prosterner trois fois devant l'idole du Léang-Tai. Les empereurs chinois sont dans l'usage de diviniser ainsi les officiers civils ou militaires dont la vie a été signalée par quelque fait mémorable ; le culte qu'on leur rend constitue la religion officielle des Mandarins.

En quittant le village de Tanda, on voyage pendant soixante lis dans une plaine nommée Piam-Pa, et qui, selon l'Itinéraire chinois, est la plus étendue du Thibet. Si cette observation est exacte, il faut que le Thibet soit un pays bien abominable ; car, d'abord, cette prétendue plaine est toujours entrecoupée de collines et de ravins, puis elle est si peu large, qu'en voyageant au milieu on peut très-bien distinguer un homme placé au pied des montagnes environnantes. Après la plaine de Pian-Pa, on suit pendant cinquante lis, les sinuosités d'un petit ruisseau serpentant parmi les montagnes, et l'on arrive à Lha-Dze où l'on change les oulah.

De Lha-Dze au poste de Barilang, il y a cent lis de marche : les deux tiers de la route sont occupés par la fameuse montagne Dchak-La ; elle est du nombre de celles qui sont réputées meurtrières, et que les Chinois nomment Yao-Ming-Ti-Chan, c'est-à-dire Montagne qui réclame la vie. Nous en effectuâmes l'ascension et la descente sans accident. Nous nous sentîmes même assez peu fatigués, car nous commencions à nous faire au rude métier d'escalader journellement des montagnes.

De Barilang, nous suivîmes une route assez facile, d'où l'on apercevait ça et là la fumée s'élever de quelques pauvres habitations thibétaines, isolées dans les gorges des montagnes. Nous rencontrâmes plusieurs tentes noires, et de nombreux troupeaux de bœufs à long poil. Après cent lis de marche, nous arrivâmes à Chobando.

Chobando est une petite ville dont les maisons et les lamaseries, peintes avec une dissolution d'ocré rouge, offrent de loin un aspect bizarre et assez agréable. La ville est adossée à une montagne, et se trouve enfermée, sur le devant, par une rivière peu large, mais profonde : on la passe sur un pont de bois, qui tremble et gémit sous les pas des voyageurs, et parait à chaque instant vouloir se disloquer. Chobando est le poste militaire le plus important qu'on rencontre après avoir quitté Lha-Ri : il est composé de vingt-cinq soldats et d'un officier portant le titre de Tsien-Tsoung. Ce Mandarin militaire était un ami intime de Ly, le Pacificateur des royaumes : ils avaient servi ensemble pendant plusieurs années sur les frontières du Gorkha. Nous fûmes invités à souper chez le Tsien-Tsoung, qui trouva le moyen de nous servir, au milieu de ces contrées sauvages et montagneuses, un repas splendide, où étaient étalées des friandises chinoises de toutes sortes. Pendant le souper, les deux frères d'armes se donnèrent la satisfaction de parler longuement de leurs vieilles aventures.

Au moment où nous allions nous coucher, deux cavaliers, portant une ceinture garnie de grelots, arrivèrent dans la cour de l'hôtellerie ; ils s'arrêtèrent quelques minutes et repartirent au grand galop. On nous dit que c'était le courrier extraordinaire, porteur des dépêches que l'ambassadeur Ki-Chan envoyait à Péking. Il était parti de Lha-Ssa depuis six jours seulement, et avait déjà parcouru plus de deux mille lis (deux cent lieues). Ordinairement les dépêches ne mettent que trente jours pour aller de Lha-Ssa à Péking : cette célérité ne paraîtra pas sans doute prodigieuse, surtout si on la compare à celle des courriers d'Europe ; mais, si l'on fait attention à l'excessive difficulté des chemins, on la trouvera peut-être assez étonnante. Les estafettes accélérées, qui font le service des postes dans le Thibet, voyagent jour et nuit ; ils sont toujours deux, un soldat chinois et un guide thibétain. À chaque cent lis à peu près, ils trouvent sur la route des chevaux de rechange, mais les hommes se remplacent moins souvent. Ces courriers voyagent attachés sur leurs selles avec de larges courroies. Ils ont l'habitude d'observer un jour de jeûne rigoureux avant de monter à cheval ; et pendant tout le temps qu'ils sont en course, ils se contentent d'avaler deux œufs à la coque chaque fois qu'ils arrivent à un relais. Les hommes qui font ce pénible métier, parviennent rarement à un âge avancé : beaucoup se précipitent dans les abîmes, ou demeurent ensevelis sous la neige. Ceux qui échappent aux accidents de la route, meurent victimes des maladies qu'ils contractent facilement au milieu de ces contrées meurtrières. Nous n'avons jamais compris comment ces courriers pouvaient voyager de nuit parmi ces montagnes du Thibet, où presque à chaque pas on rencontre d'affreux précipices.

On remarque à Chobando, deux couvents bouddhiques, où résident de nombreux Lamas appartenant à la secte du bonnet jaune. Dans un de ces couvents, il y a une grande imprimerie, qui fournit les livres sacrés aux lamaseries de la province de Kham.

De Chobando, après deux longues et pénibles journées de marche dans les sinuosités des montagnes, et à travers d'immenses forêts de pins et de houx, on arrive à Kia-Yu-Kiao. Ce village est construit sur les bords escarpés du fleuve Souk-Tchou qui coule entre deux montagnes, et dont les eaux sont larges, profondes et rapides, A notre arrivée, nous trouvâmes les habitants de Kia-Yu-Kiao plongés dans la désolation ; il y avait peu de temps qu'un grand pont de bois, jeté sur le fleuve, s'était écroulé. Deux hommes et trois boeufs, qui se trouvaient dessus au moment de sa chute, avaient péri dans les eaux. Nous pûmes voir encore les débris de ce pont, construit avec de grands troncs d'arbre : le bois entièrement pourri annonçait que le pont était tombé de vétusté. A la vue de ces tristes ruines, nous remerciâmes la Providence de nous avoir retenus pendant trois jours devant la montagne de Tanda. Si nous fussions arrivés à Kia-Yu-Kiao avant la chute du pont, il se serait probablement affaissé sous le poids de la caravane.

Contre notre attente, cet accident n'apporta aucun retard à notre voyage. Le Dhéba du lieu se hâta de faire construire un radeau, et le lendemain nous pûmes, aussitôt que parut le jour, continuer notre route. Les hommes, les bagages et les selles traversèrent le fleuve eu radeau, et les animaux à la nage.

Trente lis après avoir quitté Kia-Yu-Kiao, nous rencontrâmes un pont en bois suspendu sur un affreux précipice. Ayant l'imagination encore pleine du malheur de Kia-Yu-Kiao, nous sentîmes, à la vue de ce passage périlleux, un frisson de terreur courir par tous nos membres. Par précaution, on fit d'abord passer les animaux les uns après les autres : le pont gémit, chancela sous leurs pas, mais il tint bon ; les hommes vinrent ensuite. On avançait tout doucement sur la pointe des pieds, et en se faisant léger autant qu'il était possible. Tout le monde passa sans accident, et la caravane se remit en marche dans l'ordre accoutumé. Après avoir gravi une montagne peu haute, mais rocailleuse et escarpée, au pied de laquelle bondissait un torrent impétueux, nous allâmes loger à Wa-Ho-Tchaï, station composée d'un corps de garde, d'un petit temple chinois, et de trois ou quatre maisons thibétaines.

Dès que nous fûmes arrivés, la neige se mit à tomber par gros flocons. Ailleurs, un pareil temps eût été seulement désagréable ; mais à Wa-Ho-Tchaï, il était calamiteux. Nous avions à faire le lendemain, une étape de cent cinquante lis, sur un plateau fameux dans tout le Thibet. L'Itinéraire nous donnait, sur cette route, les détails suivants : « Sur la montagne Wa-Ho,se trouve un lac. Pour qu'on ne s'égare pas dans les brouillards épais qui régnent ici, on a établi sur les hauteurs, des signaux en bois. Quand la montagne est couverte d'une neige profonde, on se guide par ces signaux, mais il faut se garder d'y faire du bruit, et ceux qui y passent doivent s'abstenir de proférer la moindre parole ; sans cela, la glace et la grêle se précipiteraient sur eux en abondance, et avec une célérité étonnante. Sur toute la montagne, on ne trouve ni quadrupèdes ni oiseaux ; car elle est gelée pendant les quatre saisons de l'année : sur ses flancs, et à cent lis de distance, il n'y a aucune habitation. Beaucoup de soldats chinois et de Thibétains y meurent de froid .... »

Les soldats du corps de garde de Wa-Ho-Tchaï, ayant vu que le temps était sérieusement tourné à la neige, ouvrirent les portes de la petite pagode, et allumèrent une foule de petites chandelles rouges devant une idole menaçante, brandissant un glaive de sa main droite, et tenant de l'autre un arc et un faisceau de flèches. Ils frappèrent ensuite, à coups redoublés, sur un petit tam-tam, et exécutèrent des roulements sur un tambourin. Ly-Kouo-Ngan se revêtit de son costume officiel, et alla se prosterner devant l’idole. Quand il fut de retour, nous lui demandâmes en l'honneur de qui on avait élevé cette pagode. — Mais c'est la pagode du Kang-Kiun (1)[5] Mao-Ling. — Et qu'a donc fait ce Kiang-Kiun, pour être ainsi honoré ? — Oh! je vois que vous ne connaissez pas cet événement des temps passés ;... je vais vous le raconter. Au temps du règne de Kang-Hi, l'empire était en guerre avec le Thibet. Mao-Ling fut envoyé contre les rebelles en qualité de généralissime. Au moment où il allait passer la montagne Wa-Ho, avec un corps de quatre mille hommes, des gens du pays, qui lui servaient de guide, l'avertirent qu'en traversant la montagne, tout le monde devait garder le silence sous peine d'être enseveli sous la neige. Le Kiang Kiun promulgua aussitôt un édit pour prévenir ses soldats, et l'armée se mit en marche sans bruit et dans le plus profond silence. Comme la montagne était trop étendue pour que des soldats, chargés de bagages, puissent la traverser en un seul jour, on campa sur le plateau. Conformément à la règle établie pour les grandes villes de l'empire et pour les campements en temps de guerre, dès que la nuit fut close, on tira un coup de canon. Mao-Ling n'avait pas osé enfreindre cette règle de la discipline militaire. A peine le canon eut-il retenti, que d'énormes blocs de neige se précipitèrent du haut du ciel sur la montagne. Le Kiang-Kiun et tous ses soldats furent ensevelis dans la neige, sans qu'on ait jamais pu retrouver leurs cadavres : il n'y eut de sauvé que le cuisinier et trois domestiques de Mao-Ling, qui avaient pris les devants, et étaient arrivés le jour même au village où nous sommes actuellement. L'empereur Kang-Hi a créé le Kiang-Kiun Mao-Ling, génie tutélaire de la montagne Wa-Ho, et lui a fait construire cette pagode, à la charge de protéger les voyageurs contre la neige.

Ly-Kouo-Ngan ayant terminé son histoire, nous lui demandâmes quel était l'être puissant qui envoyait cette quantité épouvantable de grêle, de glace et de neige, quand on s'avisait de faire du bruit en traversant le mont Wa-Ho. — C'est tout simple, nous répondit-il ; ce ne peut-être que l'Esprit de la Montagne, le Hia-Ma-Tching-Chin (le crapaud divinisé). — Un crapaud divinisé ! — Mais oui, vous savez que sur le sommet du Wa-Ho, il y a un lac ? — Nous l'avons lu tout à l'heure dans l'Itinéraire. — Hé bien, sur les bords de ce lac, il y a un grand crapaud. On le voit difficilement : mais on l'entend souvent gémir et crier à plus de cent lis à la ronde. Ce crapaud habite les bords du lac depuis l'existence du ciel et de la terre. Comme il n'a jamais quitté ce lieu solitaire, il s'est divinisé, et est devenu Esprit de la montagne. Quand les hommes font du bruit et troublent le silence de sa retraite, il se met en colère contre eux, et les punit en les accablant de grêle et de neige. — En vérité, tu parais parler sérieusement. Est-ce que tu crois qu'un crapaud ait pu se diviniser et devenir Esprit ? — Pourquoi pas, si chaque nuit il a été exact à adorer la Grande Ourse ? — ... Quand Ly-Kouo-Ngan en venait à son singulier système de la Grande Ourse, il n'y avait plus moyen de raisonner avec lui. Nous nous contentâmes donc de le regarder en souriant et sans lui répondre. — Bon, ajouta-t-il, vous riez parce que je parle des sept étoiles. Au fait, puisque vous ne croyez pas à leur influence, j'ai tort de vous en parler ; j'aurais dû me contenter de vous dire que le crapaud de Wa-Ho s'était divinisé, parce qu'il avait toujours vécu dans la solitude, sur une montagne sauvage et inaccessible aux hommes. Est-ce que ce ne sont pas les passions des hommes qui pervertissent tous les êtres de la création, et les empêchent de se perfectionner ? Est-ce que les animaux ne deviendraient pas à la longue des Esprits, s'ils ne respiraient pas un air empoisonné par la présence de l'homme ? — Cette raison nous ayant paru un peu plus philosophique que la première, nous lui accordâmes les honneurs d'une réponse sérieuse. Ly-Kouo-Ngan, qui avait le raisonnement droit, quand il ne se laissait pas embrouiller par sa Grande Ourse, finit par douter de la puissance du crapaud divinisé, et de la protection du Kiang-Kiun Mao-Ling ... Au moment où nous allions faire notre prière du soir, Ly-Kouo-Ngan nous dit : — Quoi qu'il en soit du crapaud et du Kiang-Kiun, il est certain que la route de demain sera fatigante et dangereuse ; puisque vous êtes des Lamas du Seigneur du ciel, priez-le de protéger la caravane. — C'est ce que nous faisons tous les jours, lui répondîmes-nous ; mais, à cause de la route de demain, nous le ferons ce soir d'une manière spéciale.

Il y avait tout au plus deux heures que nous étions couchés, lorsqu'un des soldats du corps de garde entra bruyamment dans notre chambre, suspendit à une cheville plantée au mur, une grosse lanterne rouge, et nous avertit que le coq avait déjà chanté une fois. Il fallut se lever, et faire promptement les préparatifs du départ, car nous avions cent cinquante lis de marche avant d'arriver au relais suivant. Le ciel était tout étoilé ; mais la neige était tombée dans la soirée en si grande abondance, qu'en peu de temps elle avait ajouté aux vieilles couches, une couche nouvelle d'un pied d'épaisseur. C'était tout ce qu'il nous fallait pour nous servir de tapis, et nous faciliter le passage du Wa-Ho, montagne perpétuellement recouverte de neige gelée, et presque aussi glissante qu'un glacier.

La caravane se mit en mouvement longtemps avant le jour ; elle s'avança lentement et en silence dans les sentiers tortueux de la montagne, suffisamment éclairés par la blancheur de la neige et la clarté des étoiles. Le soleil commençait à rougir l'horizon, lorsque nous arrivâmes sur le plateau. La crainte du Grand Crapaud s'étant dissipée avec la nuit, on s'affranchit du silence auquel on s'était condamné. D'abord les conducteurs des bagages se mirent à maudire, à haute voix, les bœufs à long poil qui allaient flâner et folâtrer hors des sentiers. Peu à peu les voyageurs hasardèrent quelques réflexions sur la douceur de la température, et la facilité inespérée de la route : enfin on se moqua complètement de la colère du crapaud ; de toutes parts, on se mit à jaser, à crier et à chanter, sans paraître craindre le moins du monde la chute de la neige et de la grêle. Jamais, peut-être, la caravane n'avait été aussi bruyante que ce jour-là.

L'aspect du plateau de Wa-Ho est profondément triste et mélancolique. Aussi loin que la vue peut s'étendre, on n'aperçoit jamais que la neige ; pas un seul arbre, pas même une seule trace d'animal sauvage, qui vienne interrompre la monotonie de cette immense plaine. Seulement, de distance en distance, on rencontre quelques longues perches noircies par le temps, qui servent à guider la marche des caravanes. Sur cette longue montagne, les voyageurs ne trouvent pas même un endroit où ils puissent préparer leur thé, et prendre un peu de nourriture. Ceux qui n'ont pas la force de passer vingt heures sans boire ni manger, dévorent, chemin faisant, quelques poignées de neige et un peu de pâte de tsamba préparée à l'avance.

Pendant toute la journée, le ciel fut continuellement pur et serein, sans que le plus petit nuage vînt un seul instant voiler les rayons du soleil. Cet excès de beau temps fut pour nous la source de bien grandes souffrances ; l'éclat de la neige était si vif et si éblouissant, que les lunettes de crin furent incapables de préserver nos yeux d'une dévorante inflammation.

Au moment où les ténèbres commençaient à se répandre sur la montagne, nous étions sur les bords du plateau. Nous descendîmes par un chemin étroit et escarpé ; et, après mille circuits dans une gorge profonde, nous arrivâmes enfin au relais de Ngenda-Tchaï, où tout le monde passa la nuit au milieu d'intolérables souffrances. Chacun poussait des cris et des gémissements, comme si on lui eût arraché les yeux. Le lendemain, il fut impossible de se mettre en route. Le Lama Dsiam-Dchang, qui était quelque peu apothicaire, fit une distribution générale de médicaments. On fabriqua des collyres de toute espèce, et tout le monde passa la journée avec les yeux bandés.

Grâce aux drogues du Lama, le lendemain nous pûmes rouvrir les yeux et continuer notre route. Trois étapes nous séparaient de Tsiamdo ; elles furent pénibles et irritantes, car nous fûmes obligés de passer sur une multitude de ces détestables ponts de bois, suspendus au-dessus des torrents, des rivières et des précipices. Le souvenir de la récente catastrophe de Kia-Yu-Kiao, nous poursuivait sans cesse. Après avoir suivi pendant vingt lis un étroit sentier, sur les bords escarpés du grand fleuve nommé Khiang-Tang-Tchou, nous arrivâmes enfin à Tsiamdo. Il y avait trente-six jours que nous étions partis de Lha-Ssa ; d'après l'Itinéraire chinois nous avions parcouru environ deux mille cinq cents lis (deux cent cinquante lieues).


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  1. (1) Nouveau Journal Asiatique, 1re série, tom. 4 et 8.
  2. (1) Nous avons eu longtemps entre les mains un petit traité mongol d'histoire naturelle, à l'usage des enfants, où l'on voyait une licorne représentée sur une des planches dont cet ouvrage classique était illustré.
  3. (1) L'antilope-licorne dojhibet est probablement l' oryx-capra des anciens. On le trouve encore dans les déserts de la haute-Nubie, où on le nomme ariel. La licorne, en hébreu réem et en grec monoceros, telle qu'elle est représentée dans la Bible et dans Pline le naturaliste, ne peut être identifiée avec l' oryx-capra. La licorne des livres saints paraît être un pachyderme d'une force prodigieuse et d'une épouvantable férocité. Au rapport des voyageurs, elle existe dans l'Afrique centrale, et les Arabes lui donnent le nom de Aboukarn.
  4. (1) Kouang-Ti, célèbre général qui vivait au troisième siècle ; après de nombreuses et fameuses victoires, il fut mis à mort avec son fils. Les Chinois disent qu'il n'est pas mort réellement, mais qu'il monta au ciel où il prit place parmi les dieux. Les Mantchous qui règnent actuellement en Chine, l'ont nommé Kouang-Ti, Esprit tutélaire de leur dynastie, et lui ont élevé un grand nombre de temples. On le représente ordinairement assis, ayant à sa gauche son fils Kouang-Ping qui se tient debout, et à sa droite son écuyer d'une ligne brune et presque noire.
  5. (1) Les Kiang-Kiun sont les plus hauts dignitaires de la hiérarchie militaire en Chine ; ils sont décorés du globule rouge. Chaque province a un Kiang-Kiun, qui en est le chef militaire, et un Tsoung-Tou, ou vice-roi, qui en est le premier Mandarin lettré.