Souvenirs d’un voyage dans la Tartarie, le Thibet et la Chine/Volume 1 - Chapitre XI

Adrien Le Clere (Tome 1p. 396-435).
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VOLUME I, TARTARIE


CHAPITRE XI.


Coup d'œil sur les peuples tartares.


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Les Tartares, descendant des anciens Scythes, ont conservé jusqu’à ce jour l’habileté de leurs ancêtres pour tirer de l’arc et monter à cheval. Les commencements de leur histoire sont mêlés d’incertitude. Ils ont entouré de merveilles et de prodiges les exploits de leur premier conquérant, Okhous-Han, qui paraît être le Madyès d’Hérodote. Ce fameux chef des hordes Scythes porta ses armes jusqu’en Syrie, et approcha même des confins de l’Egypte.

Les annales chinoises parlent beaucoup de certaines hordes nomades, qu’elles nomment Hioung-Nou, et qui ne sont autre chose que les Huns. Ces tribus errantes et guerrières s’étendirent peu à peu, et finirent par couvrir les vastes déserts de la Tartarie d’orient en occident. Dès lors elles ne cessèrent de harceler leurs voisins, et plusieurs fois elles firent des incursions sur les frontières de l’empire. Ce fut à cette occasion, que Thsin-Chi-Hoang-Ti fit construire la grande muraille, l’an 213 de l’ère chrétienne.

Environ 134 ans avant Jésus-Christ, les Huns, sous la conduite de Lao-Chan leur empereur, se ruèrent contre les Tartares Youeï-Tchi (les Gètes), qui habitaient sur les confins de la province du Chen-Si. Après de longs et affreux combats, Lao-Chan les défit, tua leur chef, et fit de sa tête un vase à boire qu'il portait suspendu à sa ceinture. La nation des Gètes ne voulut pas se soumettre aux vainqueurs, et préféra aller chercher ailleurs une autre patrie. Elle se divisa en deux grandes bandes ; l'une monta vers le nord-ouest, et alla s'emparer des plaines situées sur les bords du fleuve Ili par delà les glaciers des monts Moussour : c'est cette partie de la Tartarie qu'on nomme aujourd'hui le Torgot, L'autre bande descendit vers le midi, entraîna dans sa fuite plusieurs autres tribus, et parvintjusque dans les contrées arrosées par l'Indus. Là elle dévasta le royaume fondé par les successeurs d'Alexandre, lutta longtemps contre les Parthes, et finit par s'établir dans la Bactriane. Les Grecs nommèrent ces tribus Tartares Indo-Scythes.

Cependant la division se mit parmi les Huns ; et les Chinois, toujours politiques et rusés, en profitèrent pour les affaiblir. Vers l'an 48 de notre ère, l'empire tartare se divisa en septentrional et méridional. Sous la dynastie des Han, les Huns septentrionaux furent complètement défaits par les armées chinoises. Ils furent contraints d'abandonner les contrées dans lesquelles ils s'étaient établis, et se portèrent par grandes troupes vers l'occident, jusque sur les bords de la mer Caspienne. Ils se répandirent dans les pays arrosés par le fleuve Volga, et aux environs des Palus-Méotides.

Ils commencèrent en 376 leurs épouvantables excursions dans l'empire romain Ils débutèrent par envahir le pays des Alains, peuples pasteurs et nomades comme eux. Ceux-ci se réfugièrent en partie dans les montagnes de la Circassie ; d'autres se portèrent plus à l'ouest, et s'établirent enfin sur le Danube. Plus tard, ils poussèrent devant eux les Suèves, les Goths, les Gépides et les Vandales, et vinrent tous ensemble ravager la Germanie, au commencement du cinquième siècle. Ces grandes hordes de barbares, semblables à des flots poussés les uns par les autres, formèrent ainsi, dans leurs courses dévastatrices, un affreux torrent qui finit par inonder l'Europe.

Les Huns méridionaux, qui étaient demeurés en Tartarie, furent longtemps affaiblis par la dispersion des septentrionaux ; mais ils se relevèrent insensiblement, et devinrent de nouveau redoutables aux Chinois. Ils n'acquirent une véritable importance politique et historique, que sous le fameux Tchinggiskhan, vers la fin du douzième siècle.

La puissance des Tartares, longtemps comprimée dans les steppes de la Mongolie, rompit enfin ses digues, et l'on vit des armées innombrables, descendues des hauts plateaux de l'Asie centrale, se précipiter avec fureur sur les nations épouvantées. Tchinggiskhan porta la destruction et la mort jusqu'aux contrées les plus reculées. La Chine, la Tartarie, l'Inde, la Perse, la Syrie, la Moscovie, la Pologne, la Hongrie, l'Autriche, toutes ces nations ressentirent tour à tour les coups terribles du conquérant Tartare. La France, l'Italie, et les autres pays plus reculés vers l'occident, en furent quittes pour la peur.

L'an 1260 de notre ère, le Khan Khoubilaï, petit-fils de Tchinggis qui avait commencé la conquête de la Chine, acheva de soumettre ce vaste empire. Ce fut la première fois qu'il passa sous le joug des étrangers. Khoubilaï mourut à Péking l'an 1294, à l'âge de quatre-vingts ans. Son empire fut, sans contredit, le plus vaste qui ait jamais existé. Les géographes chinois disent que, sous la dynastie mongole des Youen, l'empire dépassa au nord les monts In-chan ; à l'ouest il s'étendit au delà des Gobi ou déserts sablonneux ; à l'est, il se termina aux pays situés à gauche du fleuve Siao, et au sud il atteignit les bords de la mer Youé. On sent que cette description ne comprend nullement les pays tributaires de l'empire. Le Thibet, le Turkestan, la Moscovie, Siam, la Cochinchine, le Tonking, et la Corée reconnaissaient la suzeraineté du grand Khan des Tartares, et lui payaient fidèlement le tribut. Les nations européennes furent même, à plusieurs reprises, insolemment sommées de reconnaître la domination mongole. Des lettres orgueilleuses et menaçantes furent envoyées au Pape, au Roi de France, à l'Empereur, pour leur enjoindre d'apporter en tribut les revenus de leurs États jusqu'au fond de la Tartarie. Les princes issus de la famille de Tchinggiskhan, qui régnaient en Moscovie, en Perse, dans la Bactriane et dans la Sogdiane, recevaient l'investiture de l'empereur de Péking, et n'entreprenaient rien d'important, sans lui en avoir donné avis par avance. Les pièces diplomatiques que le roi de Perse envoyait, au treizième siècle, à Philippe-le Bel, sont une preuve de cette subordination. Sur ces monuments précieux, qui se sont conservés jusqu'à nos jours aux Archives de France, on voit des sceaux en caractères chinois, et qui constatent la suprématie du grand Khan de Péking sur les souverains de la Perse.

Les conquêtes de Tchinggiskhan et de ses successeurs, plus tard celles de Tamerlan ou Timour, qui transporta le siége de l'empire Mongol à Samarcande, contribuèrent, autant et peut-être plus que les croisades, à renouer les relations de l’Europe avec les États les plus recalés de l’orient. et favorisèrent les découvertes qui ont été si utiles au progrès des arts, des sciences et de la navigation.

À ce sujet, nous citerons ici un passage plein d’intérêt, extrait des Mémoires que M. Abel Rémusat fit paraître en 1824 sur les relations politiques des princes chrétiens, et particulièrement des rois de France avec les empereurs mongols.

« .... Les lieutenants de Tchinggiskhan et de ses premiers successeurs, en arrivant dans l’Asie occidentale. ne cherchèrent d’abord à y contracter aucune alliance. Les princes dans les États desquels ils entraient se laissèrent imposer un tribut ; les autres reçurent ordre de se soumettre. Les Géorgiens et les Arméniens furent du nombre des premiers. Les Francs de Syrie, les rois de Hongrie, l’Empereur lui-même, eurent à repousser d’insolentes sommations ; le Pape n’en fut pas garanti par la suprématie qu’on lui reconnaissait à l’égard des autres souverains chrétiens, ni le roi de France par la haute renommée dont il jouissait dans tout l’Orient. La terreur qu’inspiraient les Tartares ne permit pas de faire à leurs provocations la réponse qu’elles méritaient. On essaya de les fléchir, on brigua leur alliance, on s’efforça de les exciter contre les Musulmans. On eût difficilement pu y réussir, si les Chrétiens orientaux qui, en se faisant leurs vassaux, avaient obtenu du crédit à la cour de leurs généraux et de leurs princes, ne s’y fussent employés avec ardeur. Les Mongols se laissèrent engager à faire la guerre au sultan d’Égypte. Tel fut l’état des rapports qu’on eut avec eux pendant la première période, qui a duré depuis 1224 jusqu’en 1262. Dans la seconde période, le khalifat fut détruit ; une » principauté mongole se trouva fondée dans la Perse ; elle confinait aux Etats du sultan d'Egypte. Une rivalité sanglante s'éleva entre les deux pays : les Chrétiens orientaux s'attachèrent à l'aigrir. L'empire des Mongols était divisé ; ceux de Perse eurent besoin d'auxiliaires, leurs vassaux d'Arménie leur en procurèrent ; ces auxiliaires furent les Francs. Leur puissance déclinait alors de plus en plus ; elle ne tarda pas à être détruite. De nouvelles croisades pouvaient la relever. Les Mongols sollicitèrent en occident ; ils joignirent leurs exhortations à celles des Géorgiens, des Arméniens, des débris des croisés réfugiés en Chypre, et à celles des souverains pontifes. Les premiers Tartares avaient débuté par des menaces et des injures ; les derniers en vinrent aux offres, et descendirent jusqu'aux prières. Vingt ambassadeurs furent envoyés par eux en Italie, en Espagne, en France, en Angleterre ; et il ne tint pas à eux, que le feu des guerres saintes ne se rallumât et ne s'étendit encore sur l'Europe et sur l'Asie.

» Ces tentatives diplomatiques dont le récit forme, pour ainsi dire, un épilogue des expéditions d'outre-mer, à peine aperçues par ceux qui en ont tracé l'histoire, ignorées même de la plupart d'entre eux, méritaient peut-être de fixer notre attention. Il fallait rassembler les faits, résoudre les difficultés, mettre en lumière le système politique auquel se lient les négociations avec les Tartares. Les particularités de ce genre ne pouvaient être appréciées tant qu'on les considérait isolément, et sans les examiner dans leur ensemble. On pouvait mettre en doute, comme Voltaire et De Guignes, qu'un roi des Tartares eût pré venu saint Louis par des offres de service. Ce fait ne paraissait tenir à rien, et le récit en devait sembler paradoxal. Le même scepticisme serait déraisonnable, quand on voit que les Mongols n'ont fait autre chose pendant cinquante années, et quand on est assuré, par la lecture des écrits des contemporains, et par l'inspection des monuments originaux, que cette conduite était naturelle de leur part, qu'elle entrait dans leurs vues, qu'elle était conforme à leurs intérêts, et qu'elle s'explique enfin par les règles communes de la raison et de la politique.

» La série des événements qui se rattachent à ces négociations sert à compléter l'histoire des croisades ; mais la part qu'elles ont pu avoir dans la grande révolution morale qui ne tarda pas à s'opérer, les rapports qu'elles firent naître entre des peuples jusqu'alors inconnus les uns aux autres, sont des faits d'une importance plus générale et plus digne encore de fixer notre attention. Deux systèmes de civilisation s'étaient établis, étendus, perfectionnés, aux deux extrémités de l'ancien continent, par l'effet de causes indépendantes, sans communication, par conséquent sans influence mutuelle. Tout à coup les événements de la guerre et les combinaisons de la politique, mettent en contact ces deux grands corps, si longtemps étrangers l'un à l'autre. Les entrevues solennelles des ambassadeurs ne sont pas les seules occasions où il y eut entre eux des rapprochements ; d'autres plus obscures, mais encore plus efficaces, s'établirent par des ramifications inaperçues, mais innombrables, par les voyages d'une foule de particuliers, entraînés aux deux bouts du monde, dans des vues commerciales, à la suite des envoyé s ou des armées. L'irruption des Mongols, en bouleversant tout, franchit toutes les distances, combla tous les intervalles, et rapprocha tous les peuples ; les événements de la guerre transportèrent des milliers d'individus à d'immenses distances des lieux où ils étaient nés. L'histoire a conservé le souvenir des voyages des rois, des ambassadeurs, de quelques Missionnaires. Sempad l'Orbélien, Hayton, roi d'Arménie, les deux David, rois de Géorgie, et plusieurs autres, furent conduits par des motifs politiques dans le fond de l'Asie. Yeroslaf, grand-duc de Sousdal et vassal des Mongols, comme les autres princes russes, vint à Kara-Koroum, où il mourut empoisonné, dit-on, par la main même de l'impératrice, mère de l'empereur Gayouk. Beaucoup de religieux italiens, français, flamands, furent chargés de missions diplomatiques auprès du Grand-Khan. Des Mongols de distinction vinrent à Rome, à Barcelone, à Valence, à Lyon, à Paris, à Londres, à Northampton ; et un Franciscain du royaume de Naples fut archevêque de Péking. Son successeur fut un professeur de théologie de la Faculté de Paris. Mais combien d'autres personnages moins connus furent entraînés à la suite de ceux-là, ou comme esclaves, ou attirés par l'appât du gain, ou guidés par la curiosité, dans des contrées jusqu'alors inconnues ! Le hasard a conservé le nom de quelques-uns. Le premier envoyé qui vint trouver le roi de Hongrie de la part des Tartares, était un Anglais banni de son pays pour certains crimes, et qui, après avoir erré dans toute l'Asie, avait fini par prendre du service chez les Mongols. Un cordelier flamand rencontra dans le fond de la Tartarie une femme de Metz, nommée Paquette, qui avait été enlevée en Hongrie, un orfèvre parisien, dont le frère était établi à Paris sur le grand Pont, et un jeune homme des environs de Rouen, qui s'était trouvé à la prise de Belgrade ; il y vit aussi des Russes, des Hongrois et des Flamands. Un chantre, nommé Robert, après avoir parcouru l'Asie orientale, revint mourir dans la cathédrale de Chartres ; un Tartare était fournisseur de casques dans les armées de Philippe-le-Bel ; Jean de Plan-Carpin trouva, près de Gayouk, un gentilhomme russe, qu'il nomme Temer, qui servait d'interprète ; plusieurs marchands de Breslaw, de Pologne, d'Autriche, l'accompagnèrent dans son voyage en Tartarie ; d'autres revinrent avec lui par la Russie ; c'étaient des Génois, des Pisans, des Vénitiens. Deux marchands de Venise, que le hasard avait conduits à Bokhara. Ils se laissèrent aller à suivre un ambassadeur mongol que Houlagou envoyait à Khoubilai ; ils séjournèrent plusieurs années tant en Chine qu'en Tartarie, revinrent avec des lettres du Grand-Khan pour le Pape, retournèrent auprès du Grand-Khan, emmenant avec eux le fils de l'un d'eux, le célèbre Marc-Pol, et quittèrent encore une fois la cour de Khoubilai pour s'en revenir à Venise. Des voyages de ce genre ne furent pas moins fréquents dans le siècle suivant. De ce nombre sont ceux de Jean de Mandeville, médecin anglais, d'Oderic de Frioul, de Pegoletti, de Guillaume de Bouldeselle et de plusieurs autres. On peut bien croire que ceux dont la mémoire s'est conservée, ne sont que la moindre partie de ceux qui furent entrepris, et qu'il y eut, dans ce temps, plus de gens en état d'exécuter des courses lointaines que d'en écrire la relation. Beaucoup de ces aventuriers durent se fixer et mourir dans les contrées qu'ils étaient allés visiter. D'autres revinrent dans leur patrie, aussi obscurs qu'auparavant, mais l'imagination remplie de ce qu'ils avaient vu, le racontant à leur famille, l'exagérant sans doute, mais laissant autour d'eux, au milieu de fables ridicules, des souvenirs utiles et des traditions capables de fructifier. Ainsi furent déposées en Allemagne, en Italie, en France, dans les monastères, chez les seigneurs, et jusque dans les derniers rangs de la société, des semences précieuses destinées à germer un peu plus tard. Tous ces voyageurs ignorés, portant les arts de leur patrie dans les contrées lointaines, en rapportaient d'autres connaissances non moins précieuses, et faisaient, sans s'en apercevoir, des échanges plus avantageux que tous ceux du commerce. Par là, non-seulement le trafic des soieries, des porcelaines, des denrées de l'Hindoustan, s'étendait et devenait plus praticable ; il s'ouvrait de nouvelles routes à l'industrie et à l'activité commerciale ; mais, ce qui valait mieux encore, des mœurs étrangères, des nations inconnues, des productions extraordinaires, venaient s'offrir en foule à l'esprit des Européens resserrés, depuis la chute de l'empire romain, dans un cercle trop étroit. On commença à compter pour quelque chose la plus belle, la plus peuplée, et la plus anciennement civilisée des quatre parties du monde. On songea à étudier les arts, les croyances, les idiomes des peuples qui l'habitaient ; et il fut même question d'établir une chaire de langue tartare dans l'Université de Paris. Des relations romanesques, bientôt discutées et approfondies, répandirent de toute part des notions plus justes et plus variées ; le monde sembla s'ouvrir du côté de l'Orient ; la géographie fit un pas immense ; l'ardeur pour les découvertes devint la forme nouvelle que revêtit l'esprit aventureux des Européens. L'idée d'un autre hémisphère cessa, quand le nôtre fut mieux connu, de se présenter à l'esprit comme un paradoxe dépourvu de toute vraisemblance ; et ce fut en allant à la recherche du Zipangri de Marc-Pol, que Christophe Colomb découvrit le Nouveau-Monde.

» Je m'écarterais trop de mon sujet, en recherchant quels furent, dans l'Orient, les effets de l'irruption des Mongols. La destruction du Khalifat, l'extermination des Bulgares, des Romans, et d'autres peuples septentrionaux. L'épuisement de la population de la haute Asie, si favorable à la réaction par laquelle les Russes, jadis vassaux des Tartares, ont à leur tour subjugué tous les nomades du Nord ; la soumission de la Chine à une domination étrangère, l'établissement définitif de la religion indienne au Thibet et dans la Tartarie : tous ces événements seraient dignes d'être étudiés en détail. Je ne m'arrêterai pas même à examiner quels peuvent avoir été, pour les nations de l'Asie orientale, les résultats des communications qu'elles eurent avec l'Occident. L'introduction des chiffres indiens à la Chine, la connaissance des méthodes astronomiques des Musulmans, la traduction du nouveau Testament et des Psaumes en langue mongole, faite par l'Archevêque latin de Khan-Balik (Péking), la fondation de la hiérarchie lamaïque, formée à l'imitation de la cour pontificale, et produite par la fusion qui s'opéra entre les débris du nestorianisme établi dans la Tartarie et les dogmes des Bouddhistes : voilà toutes les innovations dont il a pu rester quelques traces dans l'Asie orientale ; et, comme on voit, le commerce des Francs n'y entre que pour peu de chose. Les Asiatiques sont toujours punis du dédain qu'ils ont pour les connaissances des Européens, par le peu de fruit que ce dédain même leur permet d'en tirer. Pour me borner donc à ce qui concerne les occidentaux, et pour achever de justifier ce que j'ai dit en commençant ces Mémoires, que les effets des rapports qu'ils avaient eus dans le treizième siècle avec les peuples de la haute Asie, avaient contribué indirectement aux progrès de la civilisation européenne, je terminerai par une réflexion que je présenterai avec d'autant plus de confiance, qu'elle n'est pas entièrement nouvelle, et que cependant les faits que nous venons d'étudier semblent propres à lui prêter un appui qu'elle n'avait pas auparavant.

» Avant l'établissement des rapports que les croisades d'abord, et plus encore l'irruption des Mongols, firent naître entre les nations de l'Orient et de l'Occident, la plupart de ces inventions qui ont signalé la fin du moyen âge, étaient depuis des siècles connues des Asiatiques. La polarité de l'aimant avait été observée et mise en œuvre à la Chine, dès les époques les plus reculées. Les poudres explosives ont été de tout temps connues des Hindous et des Chinois. Ces derniers avaient, au dixième siècle, des chars à foudre qui paraissent avoir été des canons. Il est difficile de voir autre chose dans les pierriers à feu, dont il est si souvent parlé dans l'histoire des Mongols. Houlagou, partant pour la Perse, avait dans son armée un corps d'artilleurs chinois. D'un autre côté, l'édition princeps des livres classiques, gravée en planches de bois, est de l'an 932. L'établissement du papier-monnaie et des comptoirs pour le change, eut lieu chez les Jou-Tchen l'an 1154 ; l'usage de la monnaie de papier fut adopté par les Mongols établis à la Chine ; elle a été connue des Persans sous le nom même que les Chinois lui donnent, et Josaphat Barbaro apprit en 1450 d'un Tartare intelligent, qu'il rencontra à Asof et qui avait été en ambassade à la Chine, que cette sorte de monnaie y était imprimée chaque année con nuova stampa ; et l'expression est assez remarquable pour l'époque où Barbaro fit cette observation. Enfin les cartes à jouer, dont tant de savants ne se seraient pas occupés de rechercher l'origine, si elle ne marquait l'une des premières applications de l'art de graver en bois, furent imaginées à la Chine l'an 1120.

» Il y a d'ailleurs, dans les commencements de chacune de ces inventions, des traits particuliers qui semblent propres à en faire découvrir l'origine. Je ne parlerai point de la boussole, dont Hager me paraît avoir soutenu victorieusement l'antiquité à la Chine, mais qui a dû passer en Europe par l'effet des croisades, antérieurement à l'irruption des Mongols, comme le prouvent le fameux passage de Jacques de Vitry et quelques autres. Mais les plus anciennes cartes à jouer, celles du jeu de tarots, ont une analogie marquée par leur forme, les dessins qu'elles offrent, leur grandeur, leur nombre, avec les cartes dont se servent les Chinois. Les canons furent les premières armes à feu dont on fit usage en Europe ; ce sont aussi, à ce qu'il paraît, les seules que les Chinois connussent à cette époque. La question relative au papier-monnaie, paraît avoir été envisagée sous son véritable jour par M. Langlés, et après lui par Hager. Les premières planches dont on s'est servi pour imprimer étaient de bois et stéréotypées, comme celles des Chinois ; et rien n'est plus naturel que de supposer que quelque livre venu de la Chine a pu en donner l'idée : cela ne serait pas plus étonnant que le fragment de Bible en lettres gothiques, que le P. Martini trouva chez un Chinois de Tchang-Tcheou-Fou. Nous avons l'exemple d'un autre usage, qui a manifestement suivi la même route ; c'est celui du Souan-Pan ou de la machine arithmétique des Chinois, qui a été sans aucun doute apportée en Europe par les Tartares de l'armée de Batou, et qui s'est tellement répandue en Russie et en Pologne, que les femmes du peuple qui ne savent pas lire, ne se servent pas d'autre chose pour les comptes de leur ménage et les opérations du petit commerce. La conjecture qui donne une origine chinoise à l'idée primitive de la typographie européenne, est si naturelle, qu'elle a été proposée avant même qu'on eût pu recueillir toutes les circonstances qui la rendent si probable : c'est l'idée de Paul Jove et de Mendoça, qui pensent qu'un livre chinois put être apporté, avant l'arrivée des Portugais aux Indes, par l'entremise des Scythes et des Moscovites. Elle a été développée par un Anglais anonyme ; et si l'on a soin de mettre de côté l'impression en caractères mobiles, qui est bien certainement une invention particulière aux Européens, on ne voit pas ce qu'on pourrait opposer à une hypothèse qui offre une si grande vraisemblance.

» Mais cette supposition acquiert un bien plus haut degré de probabilité, si ou l'applique à l'ensemble des découvertes dont il est question. Toutes avaient été faites dans l'Asie orientale, toutes étaient ignorées dans l’occident. La communication a lieu ; elle se prolonge pendant un siècle et demi ; et un autre siècle à peine écoulé, toutes se trouvent connues en Europe. Leur source est enveloppée de nuages : le pays où elles se montrent, les hommes qui les ont produites, sont également un sujet de doute ; ce ne sont pas les contrées éclairées qui en sont le théâtre ; ce ne sont point des savants qui en sont les auteurs : des gens du peuple, des artisans obscurs font coup sur coup briller ces lumières inattendues. Rien ne semble mieux montrer les effets d'une communication ; rien n'est mieux d'accord avec ce que nous avons dit plus haut, de ces canaux invisibles, de ces ramifications inaperçues, par où les connaissances des peuples orientaux avaient pu pénétrer dans notre Europe. La plupart de ces inventions se présentent d'abord dans l'état d'enfance où les ont laissées les Asiatiques, et cette circonstance nous permet à peine de conserver quelques doutes sur leur origine. Les unes sont immédiatement mises en pratique ; d'autres demeurent quelque temps enveloppées dans une obscurité qui nous dérobe leur marche, et sont prises, à leur apparition, pour des découvertes nouvelles ; toutes bientôt perfectionnées, et comme fécondées par le génie des Européens, agissent ensemble, et communiquent à l'intelligence humaine le plus grand mouvement dont on ait conservé le souvenir. Ainsi, par ce choc des peuples, se dissipèrent les ténèbres du moyen âge. Des catastrophes, dont l'espèce humaine semblait n'avoir qu'à s'affliger, servirent à la réveiller de la léthargie où elle était depuis des siècles ; et la destruction de vingt empires fut le prix auquel la Providence accorda à l'Europe les lumières de la civilisation actuelle. »

La dynastie mongole des Youen occupa l'empire pendant un siècle. Après avoir brillé d'une splendeur dont les reflets se répandirent sur les contrées les plus éloignées, elle s'éteignit avec Chun-Ti, prince faible, et plus soucieux de frivoles amusements, que du grand héritage que lui avaient légué ses ancêtres. Les Chinois reconquirent leur indépendance ; et Tchou-Youen-Tchang, fils d'un laboureur et longtemps domestique dans un couvent de bonzes, fut le fondateur de la célèbre dynastie des Ming. Il monta sur le trône impérial en 1368, et régna sous le nom de Houng-Wou.

Les Tartares furent massacrés en grand nombre dans l'intérieur de la Chine, et les autres furent refoulés dans leur ancien pays. L'empereur Young-Lo les poursuivit et alla les chercher jusqu'à trois fois au-delà du désert, à plus de deux cents lieues au nord de la grande muraille, pour achever de les exterminer. Il ne put pourtant en venir à bout, et étant mort au retour de sa troisième expédition, ses successeurs laissèrent les Tartares en repos au-delà du désert, d'où ils se répandirent de côté et d'autre. Les principaux princes du sang de Tchinggiskhan occupèrent chacun avec leurs gens un pays particulier, et donnèrent naissance à diverses tribus, qui toutes formèrent autant de petites souverainetés.

Ces princes déchus, toujours tourmentés par le souvenir de leur ancienne domination, reparurent plusieurs fois aux frontières de l'empire, et ne cessèrent jamais de donner de l'inquiétude aux souverains chinois, sans pourtant venir à bout de leurs tentatives d'invasion.

Vers le commencement du dix-septième siècle, les Tartares Mantchous s'étant emparés de la Chine, les Mongols leur firent petit à petit leur soumission, et se placèrent sous leur suzeraineté. Les Oelets, tribu mongole qui tire son nom d'Oloutai, célèbre guerrier dans le quinzième siècle, faisaient des invasions fréquentes dans le pays des Khalkas ; il s'éleva une guerre acharnée entre ces deux peuples. L'empereur Khang-Hi, sous prétexte de les réconcilier, prit part à leur querelle ; il termina la guerre en soumettant les deux partis, et étendit sa domination dans la Tartarie jusqu'aux frontières de la Russie. Les trois Khans des Khalkhas vinrent faire leur soumission à l'empereur mantchou, qui convoqua une grande réunion aux environs de Tolon Noor, Chaque Khan lui fit présent de huit chevaux blancs et d'un chameau blanc ; de là ce tribut fut nommé en langue mongole Yousoun-Dchayan (les neufs blancs) ; il fut convenu que tous les ans ils en apporteraient un semblable.

Aujourd'hui les peuples tartares, plus ou moins soumis à la domination des empereurs mantchous, ne sont plus ce qu'ils étaient au temps de Tchinggiskhan et de Timour. De puis cette époque, la Tartarie a été bouleversée par tant de révolutions, elle a subi des changements politiques et géographiques si notables, qui! ce qu'en ont dit les voyageurs et les écrivains d'autrefois, ne saurait plus lui convenir.

Pendant longtemps les géographes ont divisé la Tartarie en trois grandes parties : 1° la Tartarie russe, s'étendant de l'est à l'ouest depuis la mer de Kamtchatka jusqu'à la mer Noire, et du nord au sud depuis les pays habités par les peuplades Tongouses et Samoièdes jusqu'aux lacs Baikal et Aral. 2° La Tartarie chinoise, bornée à l'est par la mer du Japon, au midi par la grande muraille de la Chine, à l'ouest par le Gobi ou grand désert sablonneux, et au nord par le lac Baikal. 3° Enfin la Tartarie indépendante, s'étendant jusqu'à la mer Caspienne, et englobant dans ses limites tout le Thibet. Une division semblable est tout-à-fait chimérique, et ne peut reposer sur aucun fondement. Tous ces vastes pays, à la vérité, ont fait partie autrefois des grands empires de Tchinggiskhan et de Timour ; les hordes tartares s'en faisaient à volonté des campements, pendant leurs courses guerrières et vagabondes Mais aujourd'hui tout cela a changé ; et pour se former une idée exacte de la Tartarie moderne, il est nécessaire de modifier beaucoup les notions qui nous ont été transmises par les auteurs du moyen âge, et qui, faute de nouveaux et meilleurs renseignements, ont été adoptés paf tous les géographes jusqu'à Malte-Brun inclusivement.

Pour bien fixer ses idées sur la Tartarie, nous pensons que la règle la plus claire, la plus certaine, et par conséquent la plus raisonnable, est d'adopter les opinions des Tartares eux-mêmes et des Chinois, bien plus compétents en cette matière que les Européens, qui, n'ayant aucune relation avec cette partie de l'Asie, sont obligés de s'abandonner à des conjectures souvent peu conformes à la vérité.

Suivant un usage universel, et qu'il nous a été facile de constater pendant nos voyages, nous diviserons les peuples Tartares en orientaux (Toung-Ta-Dze) ou Mantchous, et occidentaux (Si-Ta-Dze) ou Mongols. Les limites de la Mantchourie sont très-claires, comme nous l'avons déjà dit : elle est bornée au nord par les monts Kinggan qui la séparent de la Sibérie ; au midi par le golfe Phou-Hai et la Corée ; à l'orient par la mer du Japon, et à l'occident par la barrière de pieux, et un embranchement du Sakhalien-Oula. Il serait difficile de fixer les bornes de la Mongolie d'une manière aussi précise ; cependant, sans beaucoup s'écarter de la vérité, on peut les comprendre entre le soixante-quinzième et le cent dix-huitième degré de longitude de Paris, et entre le trente-cinquième et le cinquantième degré de latitude septentrionale. La grande et la petite Boukarie, la Kalmoukie, le grand et le petit Thibet, toutes ces dénominations nous paraissent purement imaginaires. Nous entrerons là-dessus dans quelques détails, dans la seconde partie de notre voyage, lorsque nous aurons à parler du Thibet et des peuples qui l'avoisinent.

Les peuples qui se trouvent compris dans la grande division de la Mongolie, que nous venons de donner, ne doivent pas tous indistinctement être considérés comme Mongols. Il en est plusieurs auxquels on ne peut attribuer cette dénomination, qu'avec certaines restrictions. Vers le nord- ouest, par exemple, les Mongols se confondent souvent avec les Musulmans, et vers le sud avec les Si-Fans ou Thibétains orientaux. La meilleure méthode pour distinguer sûrement ces peuples, c'est de faire attention à leur langage, à leurs mœurs, à leur religion, à leur costume, et surtout au nom qu'ils se donnent eux-mêmes.

Les Mongols-Khalkhas sont les plus nombreux, les plus riches et les plus célèbres dans l'histoire, ils occupent tout le nord de la Mongolie. Leur pays est immense ; il comprend près de deux cents lieues du nord au sud, et environ cinq cents de l'est à l'ouest. Nous ne répéterons pas ici tout ce que nous avons déjà dit du pays des Khalkhas ; nous ajouterons seulement qu'il se divise en quatre grandes provinces, soumises à quatre souverains spéciaux ; ces provinces se subdivisent elles-mêmes en quatre-vingt-quatre bannières, en chinois Ky, et en mongol Bochkhon ; des princes de divers degrés sont placés à la tête de chaque bannière. Malgré l'autorité de ces princes séculiers, on peut dire que les Khalkhas dépendent tous du Guison-Tamba, grand Lama, Bouddha-vivant de tous les Mongols-Khalkhas, qui se font un honneur de se nommer Disciples du saint du Kouren, (Kouré bokte ain chabi.)

Les Mongols du sud n'ont pas de dénomination particulière. Ils prennent simplement le nom de la principauté à laquelle ils appartiennent. Ainsi on dit : Mongol du Souniout, Mongol de Géchekten, etc. La Mongolie méridionale comprend vingt-cinq principautés, qui, comme celles des Khalkhas, se divisent ensuite en plusieurs Bochkhon. Les principales sont : l'Ortous, les deux Toumet, les deux Souniout, le Tchakar, Karatsin, Oungniot, Géchekten, Barin, Nayman, et le pays des Oelets.

Les Mongols méridionaux, voisins de la grande muraille, ont un peu modifié leurs mœurs, par les rapports fréquents qu'ils ont avec les Chinois. On remarque quelquefois dans leur costume une certaine recherche, et dans leur caractère des prétentions aux raffinements de la politesse chinoise. En se dépouillant de ce sans-façon et de cette bonhomie qu'on trouve chez les Mongols du Nord, ils ont emprunté à leurs voisins quelque chose de leur astuce et de leur fatuité.

En allant vers le sud-ouest, on rencontre les Mongols du Koukou-Noor, ou lac Bleu (en chinois, Tsing-Haï, mer Bleue). Il s'en faut bien que ce pays ait toute l'étendue qu'on lui assigne généralement dans les cartes géographiques. Les Mongols du Koukou-Noor n'occupent que les environs du lac qui leur a donné son nom. Encore sont-ils mélangés de beaucoup de Si-Fans, qui ne peuvent demeurer avec sécurité dans leur propre pays, à cause de certaines hordes de brigands qui ne cessent de le désoler.

A l'ouest du Koukou-Noor, est la rivière Tsaidam, où campent de nombreuses peuplades qu'on nomme Mongols-Tsaidam, et qu'on ne doit pas confondre avec les Mongols du Koukou-Noor. Plus loin encore, et au cœur même du Thibet, on rencontre d'autres tribus mongoles. Nous n'en disons rien ici, parce que nous aurons occasion d'en parler dans le cours de notre voyage. Nous reviendrons aussi, avec quelques détails, sur les Mongols du Koukou-Noor et de Tsaidam.

Les Tartares Torgots, qui habitaient autrefois non loin de Kara-Koroum, capitale des Mongols du temps de Tchinggiskhan, se trouvent actuellement au nord-ouest de la Mongolie. En 1672, la tribu tout entière, après avoir plié ses tentes et rassemblé ses nombreux troupeaux, abandonna les lieux qui lui avaient servi de berceau. Elle s'avança vers la partie occidentale de l'Asie, et alla s'établir dans les steppes qui sont entre le Don et le Volga. Les princes Torgots reconnurent la domination des empereurs moscovites, et se déclarèrent leurs vassaux. Cependant ces hordes vagabondes et passionnées à l'excès pour l'indépendance de leur vie nomade, ne purent s'accommoder longtemps des nouveaux maîtres qu'elles s'étaient choisis. Bientôt elles prirent en aversion les lois et les institutions régulières, qui commençaient à s'établir dans l'empire russe. En 1770, la tribu des Torgots opéra de nouveau une migration générale. Guidée par son chef, Oboucha, elle disparut subitement, dépassa les frontières russes, et s'arrêta sur les bords de la rivière d'Ili. Cette fuite avait été concertée avec le gouvernement de Péking. L'empereur de Chine, qui avait été prévenu de l'époque de son départ, la prit sous sa protection, et lui assigna des cantonnements sur les bords de la rivière d'Ili.

La principauté d'Ili est actuellement comme le Botany-Bay de la Chine. C'est là que sont déportés les criminels chinois, condamnés à l'exil par les lois de l'Empire. Avant d'arriver dans ces lointains pays, ils sont obligés de traverser des déserts affreux, et de franchir les monts Moussour (glaciers). Ces montagnes gigantesques sont uniquement formées de glaçons entassés les uns sur les autres, de manière que les voyageurs ne peuvent avancer qu'à la condition de tailler des escaliers au milieu de ces glaces éternelles. De l'autre côté des monts Moussour, le pays est, dit-on, magnifique, le climat assez tempéré, et la terre propre à toute espèce de culture. Les exilés y ont transporté un grand nombre de productions de la Chine ; mais les Mongols commuent toujours d'y mener leur vie nomade et de faire paître leurs troupeaux ;

Nous avons eu occasion de voyager longtemps avec des Lamas du Torgot ; il en est même qui sont arrivés avec nous jusqu'à Lha-Ssa. Nous n'avons remarqué, ni dans leur langage, ni dans leurs mœurs, ni dans leur costume, rien qui pût les distinguer des autres Mongols. Ils nous parlaient beaucoup des Oros (Russes) ; mais toujours de manière à nous faire comprendre qu'ils étaient peu désireux de passer de nouveau sous leur domination. Les chameaux du Torgot sont d'une beauté remarquable ; ils sont, en général, plus grands et plus forts que ceux des autres parties de la Mongolie.

Il serait bien à désirer qu'on pût envoyer des Missionnaires jusqu'à Ili. Nous pensons qu'ils y trouveraient déjà toute formée une chrétienté nombreuse et fervente. On sait que c'est dans ce pays qu'on exile depuis longtemps, de toutes les provinces de la Chine, les Chrétiens qui ne veulent pas apostasier. Le Missionnaire qui obtiendrait la faveur d'aller exercer son zèle dans le Torgot, aurait sans doute à endurer d'épouvantables misères pendant son voyage ; mais quelle consolation pour lui, d'apporter les secours de la religion à tous ces généreux confesseurs de la foi, que la tyrannie du gouvernement chinois envoie mourir dans ces contrées éloignées !

Au sud-ouest du Torgot est la province de Khachghar. Aujourd'hui ce pays ne peut nullement être considéré comme Mongol. Ses habitants n'ont ni le langage, ni la physionomie, ni le costume, ni la religion, ni les mœurs des Mongols ; ce sont des Musulmans. Les Chinois, aussi bien que les Tartares, les appellent Hoeï-Hoeï, nom par lequel on désigne les Musulmans qui habitent dans l'intérieur de l'empire chinois. Ce que nous disons des Khachghar, peut aussi s'appliquer aux peuples qui sont au sud des montagnes célestes, en chinois : Tien-Chan, et en mongol : Bokte oola (Montagnes saintes)

Dans ces derniers temps, le gouvernement chinois a eu à soutenir une terrible guerre contre le Khachghar. Les détails que nous allons donner, nous les tenons de la bouche de plusieurs Mandarins militaires qui ont été de cette fameuse et lointaine expédition.

La cour de Péking tenait dans le Khachghar deux grands Mandarins, avec le titre de délégués extraordinaires (Kin-tchaï) ; ils étaient chargés de surveiller les frontières, et d'avoir l'œil ouvert sur les mouvements des peuples voisins. Ces officiers chinois, loin de toute surveillance, exerçaient leur pouvoir avec une tyrannie si affreuse et si révoltante, qu'ils finirent par pousser à bout la patience des peuples du Khachghar. Ils se levèrent en masse, et massacrèrent tous les Chinois qui habitaient leur pays. La nouvelle parvint à Péking. L'Empereur, qui n'était pas instruit de la conduite révoltante de ses envoyés, leva promptement des troupes, et les fit marcher contre les Musulmans. La guerre fut longue et sanglante. Le gouvernement chinois dut, à plusieurs reprises, envoyer des renforts. Les Hoeï-Hoeï avaient à leur tête un brave nommé Tchankoeul. Sa taille, nous a-t-on dit, était prodigieuse, et il n'avait pour toute arme qu'une énorme massue. Il défit souvent l'armée chinoise, et causa la ruine de plusieurs grands Mandarins militaires. Enfin l'Empereur envoya le fameux Yang, qui termina cette guerre. Le vainqueur du Khachghar est un Mandarin militaire de la province du Chang-Tong, remarquable par sa haute taille, et surtout par la prodigieuse longueur de sa barbe. D'après ce qu'on nous en a dit, sa manière de combattre était assez singulière ; aussitôt que l'action s'engageait, il faisait deux grands nœuds à sa barbe pour n'en être pas embarrassé, puis il se portait sur l'arrière de ses troupes. Là, armé d'un long sabre, il poussait ses soldats au combat, et massacrait impitoyablement ceux qui avaient la lâcheté de reculer. Cette façon de commander une armée paraîtra bien bizarre ; mais ceux qui ont vécu parmi les Chinois y verront que le génie militaire de Yang était basé sur la connaissance de ses soldats.

Les Musulmans furent défaits, et on s'empara par trahison de Tchankoeul. Il fut envoyé à Péking, où il eut à endurer les traitements les plus barbares et les plus humiliants, jusqu'à être donné en spectacle au public, enfermé dans une cage en fer, comme une bête fauve. L'Empereur Tao-Kouang voulut voir ce guerrier dont la renommée était si grande, et ordonna qu'on le lui amenât. Les Mandarins prirent aussitôt l'alarme : ils craignirent que le prisonnier ne révélât à l'Empereur les causes qui avaient suscité la révolte du Khachghar, et les affreux massacres qui en avaient été la suite. Les grands dignitaires comprirent que ces révélations pourraient leur être funestes, et les rendre coupables de [négligence aux yeux de l'Empereur, pour n'avoir pas surveillé les Mandarins envoyés dans les pays étrangers. Pour obvier à ce danger, ils firent avaler à l'infortuné Tchankoeul un breuvage qui lui ôta la parole, et le fit tomber dans une stupidité dégoûtante. Quand il parut devant l'Empereur, sa bouche, dit-on, était écumante, et sa figure hideuse ; il ne put répondre à aucune des questions qui lui furent adressées... Tchankoeul fut condamné à être coupé en morceaux, et à servir de pâture aux chiens.

Le Mandarin Yang fut comblé des faveurs de l'Empereur, pour avoir si heureusement terminé la guerre du Khachghar. Il obtint la dignité de Batourou, mot tartare qui signifie valeureux. Ce titre est le plus honorifique que puisse obtenir un mandarin militaire.

Le Batourou Yang fut envoyé contre les Anglais lors de leur dernière guerre avec les Chinois ; il paraît que sa tactique ne lui a pas réussi. Pendant notre voyage en Chine, nous avons demandée plusieurs Mandarins pourquoi la Batourou Yang n'avait pas exterminé les Anglais ; tous nous ont répondu qu'il en avait eu compassion.

Les nombreuses principautés qui composent la Mongolie sont toutes, plus ou moins, dépendantes de l'empereur Mantchoue, suivant qu'elles montrent plus ou moins de faiblesse dans les relations qu'elles ont avec la cour de Péking. On peut les considérer comme autant de royaumes feudataires, qui n'ont d'obéissance pour leur suzerain, que d'après la mesure de leur crainte ou de leur intérêt. Ce que la dynastie mantchoue redoute par-dessus tout, c'est le voisinage de ces tribus tartares. Elle comprend que, poussées par un chef entreprenant et audacieux, elles pourraient renouveler les terribles guerres d'autrefois, et s'emparer encore de l'empire. Aussi use-t-elle de tous les moyens qui sont en son pouvoir, pour conserver l'amitié des princes mongols, et affaiblir la puissance de ces redoutables nomades. C'est dans ce but, comme nous l'avons déjà remarqué ailleurs, qu'elle favorise le lamaïsme, en dotant richement les lamaseries, et en accordant de nombreux priviléges aux Lamas. Tant qu'elle saura maintenir son influence sur la tribu sacerdotale, elle peut être assurée que ni les peuples ni les princes ne sortiront de leur repos.

Les alliances sont un second moyen par lequel la dynastie régnante cherche à consolider sa domination en Mongolie. Les filles et les plus proches parentes de l'Empereur, passant dans les familles princières de la Tartarie, contribuent à entretenir entre les deux peuples des relations pacifiques et bienveillantes. Cependant ces princesses conservent toujours une grande prédilection pour la pompe et l'éclat de la cour impériale. A la longue, la vie triste et monotone du désert les fatigue, et bientôt elles ne soupirent plus qu'après les brillantes fêtes de Péking. Pour obvier aux inconvénients que pourraient entraîner leurs fréquents voyages à la capitale, on a fait un règlement très-sévère, pour modérer l'humeur coureuse de ces princesses. D'abord, pendant les dix premières années qui suivent leur mariage, il leur est interdit de venir à Péking, sous peine de retranchement de la pension annuelle que l'Empereur alloue à leurs maris. Ce premier temps étant écoulé, on leur accorde la permission de faire quelques voyages ; mais jamais elles ne peuvent suivre en cela leur caprice. Un tribunal est chargé d'examiner leurs raisons de quitter momentanément leur famille. Si on les juge valables, on leur accorde un certain nombre de jours, après lesquels il leur est enjoint de s'en retourner dans la Tartarie. Pendant leur séjour à Péking, elles sont entretenues aux dépens de l'Empereur, conformément à leur dignité.

Les plus élevés dans la hiérarchie des princes Mongols, sont les Thsin-Wang et les Kiun-Wang, Leur titre équivaut à celui de roi. Au-dessous d'eux viennent les Peilé, les Beïssé, les Koung de première et de seconde classe, et les Dchassak, Ils pourraient être comparés à nos anciens ducs, comtes, barons, etc. Nous avons déjà dit que les princes mongols sont tenus à certaines redevances envers l'Empereur ; mais la valeur en est si minime, que la dynastie mantchoue ne peut y tenir qu'à cause de l'effet moral qui peut en résulter. A considérer la chose matériellement, il serait plus vrai de dire que les Mantchous sont tributaires des Mongols ; car pour un petit nombre de bestiaux qu'ils en reçoivent, ils leur donnent annuellement d'assez fortes valeurs en argent, en étoffes de soie, en habillements confectionnés, et en divers objets de luxe et de décoration, tels que globules, peaux de zibeline, plumes de paon, etc. Chaque Wang de premier degré reçoit annuellement 2,500 onces d'argent — environ 20,000 fr.,— et quarante pièces d'étoffes de soie. Tous les autres princes sont rétribués suivant le titre qu'ils tiennent de l'Empereur. Les chassak reçoivent tous les ans 100 onces d'argent et quatre pièces de soie.

Il existe certaines lamaseries dites impériales, où chaque Lama, en obtenant le grade de Kelon, doit offrir à l'Empereur un lingot d'argent de la valeur de cinquante onces ; son nom est ensuite inscrit à Péking sur le registre du clergé impérial, et il a droit à la pension qu'on distribue annuellement aux Lamas de l'Empereur. On comprend que toutes ces mesures, très-propres à flatter l'amour-propre et la cupidité des Tartares, ne doivent pas peu contribuer à entretenir leurs sentiments de respect et de soumission envers un gouvernement qui met tant de soin à les caresser.

Cependant les Mongols du pays des Khalkhas ne paraissent pas être fort touchés de toutes ces démonstrations ; ils ne voient dans les Mantchous qu'une race rivale, en possession d'une proie qu'eux-mêmes n'ont jamais cessé de convoiter. Souvent nous avons entendu des Mongols Khalkhas, tenir sur le compte de l'empereur mantchou les propos les plus inconvenants et les plus séditieux. — Ils dépendent, disent-ils, du seul Guison-Tamba, du saint par excellence, et non pas de l'homme noir qui siége sur le trône de Péking. — Ces redoutables enfants de Tchinggis-khan paraissent couver encore au fond de leurs cœurs des projets de conquête et d'envahissement : ils n'attendent, dirait-on, que le signal de leur grand Lama, pour marcher droit sur Péking, et reconquérir un empire qu'ils croient leur appartenir, par la seule raison qu'ils en ont été autrefois les maîtres.

Les princes mongols exigent de leurs sujets ou esclaves, certaines redevances qui consistent en moutons. Voici la règle absurde et injuste d'après laquelle ces redevances doivent se payer.

Le propriétaire de cinq bœufs, et au-delà, doit donner un mouton ; le propriétaire de vingt moutons doit en donner un ; s'il en possède quarante, il en donne deux ; mais on ne peut rien exiger de plus, quelque nombreux que soient les troupeaux. Comme on voit, ce tribut ne pèse réellement que sur les pauvres ; les riches peuvent posséder un très- grand nombre de bestiaux, sans être obligés de donner jamais plus de deux moutons en redevance.

Outre ces tributs réguliers, il en est d'autres que les princes ont coutume de prélever sur leurs esclaves, dans certaines circonstances extraordinaires : par exemple, pour des noces, des enterrements, et des voyages lointains. Dans ces occasions, chaque décurie ou réunion de dix tentes, est obligée de fournir un cheval et un chameau. Tout Mongol qui possède trois vaches doit donner un seau de lait ; s'il en possède cinq, un pot de koumis ou vin de lait fermenté. Le possesseur d'un troupeau de cent moutons, fournit un tapis de feutre ou une couverture de ïourte ; celui qui nourrit au moins trois chameaux, doit fournir un paquet de longues cordes pour attacher les bagages. Du reste, dans un pays où tout est soumis à l'arbitraire du chef, ces règles, comme on peut bien penser, ne sont jamais strictement observées : quelquefois les sujets en sont dispensés, et quelquefois aussi on exige d'eux bien au-delà de ce que la loi leur demande.

Le vol et le meurtre sont très-sévèrement punis chez les Mongols ; mais les individus lésés, ou leurs parents, sont obligés de poursuivre eux-mêmes le coupable devant la justice. L'attentat le plus grand demeure impuni, si personne ne se porte comme accusateur. Dans les idées des peuples à moitié civilisés, celui qui porte atteinte à la fortune ou à la vie d'un homme, est censé avoir commis seulement une offense privée, dont la réparation doit être poursuivie, non par la société, mais par la personne lésée ou par sa famille. Ces notions grossières du droit, sont les mêmes en Chine et dans le Thibet. On sait que Rome non plus n'en avait pas d'autres, avant l'établissement du christianisme, qui a fait prévaloir le droit de la communauté sur celui de l'individu.

La Mongolie est d'un aspect généralement triste et sauvage ; jamais l'œil n'est récréé par le charme et la variété des paysages. La monotonie des steppes n'est entrecoupée que par des ravins, de grandes déchirures de terrain, ou des collines pierreuses et stériles. Vers le nord, dans le pays des Khalkhas, la nature paraît plus vivante ; des forêts de haute futaie décorent la cime des montagnes, et de nombreuses rivières arrosent les riches pâturages des plaines ; mais durant la longue saison de l'hiver, la terre demeure ensevelie sous une épaisse couche de neige. Du côté de la grande muraille, l'industrie chinoise se glisse comme un serpent dans le désert. Des villes commencent à s'élever de toute part ; la Terre des herbes se couronne de moissons, et les pasteurs mongols se voient peu à peu refoulés vers le nord, par les empiétements de l'agriculture.

Les plaines sablonneuses occupent peut-être la majeure partie de la Mongolie ; on n'y rencontre jamais un seul arbre ; quelques herbes courtes, cassantes, et qui semblent sortir avec peine de ce sol infécond ; des épines rampantes, quelques maigres bouquets de bruyères, voilà l'unique végétation, les seuls pâturages du Gobi. Les eaux y sont d'une rareté extrême. De loin en loin on rencontre quelques puits profonds, creusés pour la commodité des caravanes qui sont obligées de traverser ce malheureux pays.

En Mongolie, on ne remarque jamais que deux saisons dans l'année : neuf mois sont pour l'hiver, et trois pour l'été. Quelquefois les chaleurs sont étouffantes, surtout parmi les steppes sablonneuses ; mais elles ne durent que quelques journées. Les nuits pourtant sont presque toujours froides. Dans les pays mongols cultivés par les Chinois, en dehors de la grande muraille, tous les travaux de l'agriculture doivent être bâclés dans l'espace de trois mois. Quand la terre est suffisamment dégelée, on laboure à la hâte peu profondément, ou plutôt on ne fait qu'écorcher avec la charrue la superficie du terrain ; puis on sème aussitôt le grain : la moisson croît avec une rapidité étonnante ; en attendant qu'elle soit parvenue à une maturité convenable, les agriculteurs sont incessamment occupés à arracher les mauvaises herbes qui encombrent les champs. A peine a-t-on coupé la récolte, que l'hiver arrive avec son froid terrible ; c'est pendant cette saison qu'on bat la moisson. Comme la froidure fait de larges crevasses au terrain, on répand de l'eau sur la surface de l'aire : elle gèle aussitôt, et procure aux travailleurs un emplacement toujours uni et d'une admirable propreté.

Le froid excessif qui règne en Mongolie, peut être attribué à trois causes, savoir : la grande élévation du sol, les substances nitreuses dont il est fortement imprégné, et le défaut presque général de culture. Dans les endroits que les Chinois ont défrichés, la température s'est élevée d'une manière remarquable : la chaleur va toujours croissant, pour ainsi dire d'année en année, à mesure que la culture avance ; certaines céréales, qui au commencement, ne pouvaient pas prospérer à cause du froid, mûrissent maintenant avec un merveilleux succès.

La Mongolie, à cause de ses vastes solitudes, est devenue le séjour d'un grand nombre d'animaux sauvages. On y rencontre presque à chaque pas des lièvres, des faisans, des aigles, des chèvres jaunes, des écureuils gris, des renards et des loups. Il est à remarquer que les loups de la Mongolie attaquent plus volontiers les hommes que les animaux :on les voit quelquefois traverser au galop d'innombrables troupeaux de moutons, sans leur faire le moindre mal, pour aller se précipiter sur le berger. Aux environs de la grande muraille, ils se rendent fréquemment dans les villages tartaro-chinois, entrent dans les fermes, dédaignent les animaux domestiques qu'ils rencontrent dans les cours, et vont jusque dans l'intérieur des maisons choisir leurs victimes ; presque toujours ils les saisissent au cou, et les étranglent sans pitié. Il n'est presque pas de village en Tartarie, où chaque année on n'ait à déplorer des malheurs de ce genre ; on dirait que les loups de ces contrées cherchent à se venger spécialement contre les hommes, de la guerre acharnée que leur font les Tartares.

Le cerf, le bouquetin, le cheval hémione, le chameau sauvage, l'yak, l'ours brun et noir, le lynx, l'once et le tigre fréquentent les déserts de la Mongolie. Les Tartares ne se mettent jamais en route, que bien armés d'arcs, de fusils et de lances.

Quand on songe à cet affreux climat de la Tartarie, à cette nature toujours sombre et glacée, on serait tenté de croire que les habitants de ces contrées sauvages sont doués d'un naturel extrêmement dur et féroce ; leur physionomie, leur allure, le costume dont ils sont revêtus, tout semblerait d'ailleurs venir à l'appui de cette opinion. Le Mongol a le visage aplati, les pommettes des joues saillantes, le menton court et retiré, le front fuyant en arrière, les yeux petits, obliques, d'une teinte jaunâtre et comme tachés de bile, les cheveux noirs et rudes, la barbe peu fournie, la peau d'un brun très-foncé et d'une grossièreté extrême. Il est d'une taille médiocre ; mais ses grandes bottes en cuir, et sa large robe en peau de mouton, semblent lui racourcir le corps, et le font paraître petit et trapu. Pour compléter ce portrait, il faut ajouter une démarche lourde et pesante, et un langage dur, criard, et tout hérissé d'affreuses aspirations. Malgré ces dehors âpres et sauvages, le Mongol a le caractère plein de douceur et de bonhomie ; il passe subitement de la gaîté la plus folle et la plus extravagante à un état de mélancolie qui n'a rien de rebutant. Timide à l'excès dans ses habitudes ordinaires, lorsque le fanatisme ou le désir de la vengeance viennent à l'exciter, il déploie dans son courage une impétuosité que rien n'est capable d'arrêter ; il est naïf et crédule comme un enfant : aussi aime-t-il avec passion les anecdotes et les récits merveilleux. La rencontre d'un Lama voyageur, est toujours pour lui une bonne fortune.

L'aversion du travail et de la vie sédentaire, l'amour du pillage et de la rapine, la cruauté, les débauches contre nature, tels sont les vices qu'on s'est plu généralement à attribuer aux Tartares-Mongols. Nous sommes très-portés à croire que le portrait qu'en ont fait les anciens écrivains n'a pas été exagéré ; car on vit toujours ces hordes terribles, au temps de leurs gigantesque conquêtes, traînant à leur suite le meurtre, le pillage, l'incendie et toute espè ce de fléaux. Cependant les Mongols sont-ils encore aujourd'hui tels qu'ils étaient autrefois ? Nous croyons pouvoir affirmer le contraire, du moins en grande partie. Partout où nous les avons vus, nous les avons toujours trouvés généreux, francs, hospitaliers, inclinés il est, vrai, comme des enfants mal élevés, à dérober des petits objets de curiosité, mais nullement habitués à ce qu'on appelle le pillage et le brigandage. Pour ce qui est de leur aversion pour le travail et la vie sédentaire, ils en sont toujours au même point ; il faut aussi convenir que leurs mœurs sont très-libres, mais il y a dans leur conduite plus de laisser-aller que de corruption ; on trouve rarement chez eux ces débauches effrénées et brutales, auxquelles sont si violemment adonnés les Chinois.

Les Mongols sont étrangers à toute espèce d'industrie ; des tapis de feutre, des peaux grossièrement tannées, quelques ouvrages de couture et de broderie ne valent pas la peine d'être mentionnés. En revanche, ils possèdent en perfection les qualités des peuples pasteurs et nomades ; ils ont les sens de la vue, de l'ouïe et de l'odorat prodigieusement développés. Le Mongol est capable d'entendre à une distance très-éloignée le trot d'un cheval, de distinguer la forme des objets, et de sentir l'odeur des troupeaux et la fumée d'un campement.

Bien des tentatives ont déjà été faites pour propager le christianisme chez les peuples tartares, et on peut dire qu'elles n'ont pas été toujours infructueuses. Sur la fin du huitième siècle et au commencement du neuvième, Timothée, patriarche des Nestoriens, envoya des moines prêcher l'Evangile chez les Tartares Hioung-Nou, qui s'é taient réfugiés sur les bords de la mer Caspienne. Plus tard ils pénétrèrent dans l'Asie centrale, et jusqu'en Chine, Du temps de Tchinggiskhan et de ses successeurs, des Missionnaires Franciscains et Dominicains furent envoyés en Tartarie. Les conversions furent nombreuses ; des princes mêmes, dit-on, et des empereurs se firent baptiser. Mais on ne peut entièrement ajouter foi aux ambassades tartares, qui, pour attirer plus facilement les princes chrétiens de l'Europe dans une ligue contre les Musulmans, ne manquaient jamais de dire que leurs maîtres avaient été baptisés, et faisaient profession du christianisme. Ce qu'il y a de certain, c'est qu'au commencement du quatorzième siècle, le pape Clément V érigea à Péking un archevêché en faveur de Jean de Montcorvin, Missionnaire Franciscain, qui évangélisa les Tartares pendant quarante- deux ans. Il traduisit en langue mongole le nouveau Testament et les Psaumes de David, et laissa en mourant une chrétienté très-florissante. On trouve à ce sujet des détails très-curieux, dans Le livre de l'estât du Grant Caan (1)[1], extraits d'un manuscrit de la Bibliothèque nationale, et publiés dans le Nouveau Journal Asiatique (2)[2], par M. Jacquet, savant orientaliste. Nous pensons qu'on nous saura gré d'en reproduire ici quelques fragments.


DES FRERES MENEURS
QUI DEMEURENT EN CE PAYS DE CATHAY (Chine)
.

« En la ditte cite de Cambalech (3)[3] fu uns archeuesques, qui auoit nom Frere lehan du Mont Curuin de l'ordre des Freres Meneurs, et y estoit legas enuoiez du pappe Clement (1)[4]. Cilz archeuesques fist en celle cite dessus ditte trois lieux de Freres Meneurs, et sont bien deux lieues loings ly uns de l'autre. Il en fist aussy deux autres en la cité de Racon qui est bien loings de Cambalech, le voiaige de trois mois, et est dencoste la mer. Esquelz deux lieux furent deux Freres Meneurs euesques. Ly uns eut nom Frere Andrieu de Paris, et ly autres ot nom Frere Pierre de Florense. Cilz freres lehans larceuesque conuerty la moult de gens a la foy Ihesucrist. Il est bonis de très honneste vie et agreable a Dieu et au monde et très bien auoit la grâce de lempereur. Ly empereres lui faisoit tousiours et a toute sa gent aministrer toutes leurs necessitez, et moult le amoient tous crestiens et païens. Et certes il eust tout ce pays conuerty a la foi crestienne et catholique, se ly Nestorin faulx crestiens et mecreans ne le eussent empechiet et nuist. Ly dis arceuesques ot grant paine pour ces Nestorins ramener à la obedience de nostre mère sainte Eglise de Romme. Sans laquelle obedience il disoit que ilz ne pouuoient estre sauue : et pout ceste cause ces Nestorin scismat «noient grant enuie sur lui. Cilz arceuesques comme il plot a Dieu est nouuellement trespassez de ce siècle. A son obseque et a son sepulture, vinrent tres grant multitude de gens crestiens et de païens, et desciroient ces paiens leurs robes de deuil, ainsi que leur guise est. Et ces gens crestiens et paiens pristrent en grant deuocion des draps de larceuesque et le tinrent a grant reuerence et pour relique. La fu il enseuelis moult hounourablement a la guise des fiables[5] crestiens. Encore uisete en le lieu de sa sepulture a moult grant deuoc on.


DES NESTORINS CRESTIENS SCISMAS QUI LA DEMEURENT.


« En la ditte cite de Cambalech a une maniere de crestiens scismas que on ditNestorins. Ilz tiennent la maniere et la guise des Grieux[6] et point ne sont obeissant à la sainte Eglise de Romme. Mais ilz sont de une autre secte, et trop grant enuie ont sur tous les crestiens catholiques qui la sont obeissant loyaument a la sainte Eglise dessus ditte : et quant ilz arceuesque dont par cy-deuant auons parle ediffia ces abbaies de Freres Meneurs dessus dittes, cil Nestorin de nuit le destruisoient, et y faisoient tout le mal que ilz pouoient. Car ilz ne osoient audit arceuesque ne a ses Freres ne aux autres fiables crestiens mal faire en publique ne en appert, pour ce que ly empereres les amoit et leur monstroit signe damour. Ces Nestorins sont plus de trente mille demourans au dit empire de Cathay, et sont tres-riche gent. Mais moult doubtent[7] et crieinent les crestiens. Ilz ont eglises tres-belles et tresdevotes auec croix et ymaiges en honneur de Dieu et des Sains. Ilz ont du dit empereur pluseurs offices. Et de lui ont ilz grandes procuracions[8], dont on croit que se ilz se voulsissent accorder et estre tout a un auec ces Freres Meneurs, et auec ces autres bons crestiens qui la P demeurent en ce pays, ils conuertiroient tout ce pays et ces empereres a la uraie foy.


DE LA GRANT FAUEUR
QUE LE GRANT KAAN A A CES CRESTIENS DESSUS DIS.


» Le Grant Kaan soustient les crestiens qui en ce dit royaume sont obéissant a la sainte Eglise de Romme, et leur fait pouruoir toutes leur necessitez ; car il a a eulx tres-grant deuocion, et leur montre tres-grant amour. Et quant ils lui requierent ou demandent aucune chose pour leurs églises, leurs croix ou leurs saintuaires rappareillera lonneurde Ihesucrist, moult uoulontiers leur ottroie. Mais quil prient a Dieu pour lui et pour sa sante, et espécialement en leurs sermons. Et moult uoulentiers ot et veult que tous prient pour lui. Et tres-uoulentiers seuffre et soustient que les Freres preschent la foy de Dieu es eglises des païens lesquelles ils appellent vritanes. Et aussi uoulentiers seuffre que les paiens uoisent oir le preschement des Freres. Sy que cil paien y uont moult uoulentiers, et souuent a grand devocion, et donnent aux Freres moult aumosnes, et aussy cilz empcreres preste et enuoye moult uoulentiers ses gens en secours et en suscide des crestiens quant ilz en ont affaire et quant ilz le reqerent a lempereur. »

Tant que les Tartares demeurèrent maîtres de la Chine, le christianisme ne cessa pas de faire des progrès dans l’empire. Aujourd’hui, il faut le dire avec douleur, on ne retrouve pas en Mongolie le moindre vestige de tout ce qui a été fait dans les siècles passés, en faveur de ces peuples nomades. Cependant, nous en avons la confiance, la lumière de l’Evangile ne tardera point à luire de nouveau à leurs yeux. Le zèle des Européens pour la propagation de la foi hâtera l'accomplissement de la prophétie de Noé. Des Missionnaires, enfants de Japhelh, dilateront leur courage et leur dévouement ; ils voleront au secours des enfants de Sem, et s'estimeront heureux de pouvoir passer leurs jours sous la tente mongole... Dilatet Deus Japheth, et habitet in tabernaculis Sem. — Genes, cap. 9, v. 27.


  1. (1) Cette compilation date du quatorzième siècle, et a été faite par ordre pu pape Jean XXII.
  2. (2) Nouveau Journal Asiatique, tom. VI, pag. 68, 69, 70, 71.
  3. 3) Cambalech, mot mongol qui signifie palais de l'empereur. C'est le nom qu'on donnait à Péking, sous la dynastie mongole des Yuen.
  4. (1) Clément V.
  5. Fiables, fidèles.
  6. Grieux, Grecs.
  7. Doubtent, redoutent.
  8. Procurations, privilèges.