Souvenirs d’un voyage dans la Tartarie, le Thibet et la Chine/Volume 1 - Chapitre X

Adrien Le Clere (Tome 1p. 351-395).
VOLUME I, TARTARIE


CHAPITRE X.


Achat d’un mouton. — Boucher mongol. — Grand festin à la tartare. — Vétérinaires tartares. — Singulière guérison d’une vache. — Profondeur des puits des Ortous. — Manière d’abreuver les animaux. — Campement aux cent puits. — Rencontre du roi des Alechan. — Ambassades annuelles des souverains tartares à Péking. — Grande cérémonie au temple des ancêtres. — L’Empereur distribue de la fausse monnaie aux rois mongols. — Inspection de notre carte géographique. — Citerne du diable. — Purification de l’eau. — Chien boiteux. — Aspect curieux des montagnes. — Passage du fleuve Jaune.


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Les environs du Dabsoun-Noor abondent en troupeaux de chèvres et de moutons. Ces animaux broutent volontiers les bruyères et les arbustes épineux, seule végétation de ces steppes stériles, ils font surtout leurs délices des efflorescences nitreuses, qui se rencontrent de toute part, et dont ils peuvent se rassasier à volonté. Il paraît que le pays, tout misérable qu’il est, ne laisse pas d’être très-favorable à leur prospérité ; aussi les Tartares en font-ils une grande consommation, et comme la base de leur alimentation. Achetés sur les lieux mêmes, ils sont d’un prix extrêmement modique. Ayant calculé qu’une livre de viande nous coûterait moins cher qu’une livre de farine, par principe d’économie, nous résolûmes de faire l’emplette d’un mouton. La circonstance n’était pas difficile à trouver ; mais comme cela devait nous contraindre d’arrêter notre marche, au moins pendant une journée, nous voulions camper dans un endroit qui ne fût pas tout-à-fait stérile, et où nos animaux eussent un peu de pâturage à brouter.

Deux jours après avoir traversé le Dabsoun-Noor, nous entrâmes dans une longue vallée très-resserrée, où stationnaient quelques familles mongoles. La terre était recouverte d'un épais gramen, qui, par sa forme et sa nature aromatique, avait beaucoup de ressemblance avec le thym. Nos animaux, tout en cheminant, en arrachaient furtivement, à droite et à gauche, quelques bouchées, et nous paraissaient très-friands de ce nouveau pâturage. Nous eûmes donc la pensée de nous arrêter là. Non loin d'une tente était un Lama assis sur un tertre, et occupé à faire des cordes avec des poils de chameau. — Frère, lui dîmes-nous, en passant à côté de lui, ce troupeau qui est sur cette colline, est sans doute le tien... Veux-tu nous vendre un mouton ? — Volontiers, nous répondit-il, je vous donnerai un excellent mouton ; quant au prix nous serons toujours d'accord... Nous autres, hommes de prières, nous ne sommes pas comme des marchands. — Il nous assigna un emplacement peu éloigné de sa tente, et nous fîmes accroupir nos animaux. Bientôt tous les gens de la famille du Lama entendant les gémissements des chameaux, coururent en toute hâte vers nous, pour nous aider à camper. Il ne nous fut pas permis de mettre la main à l'œuvre ; car chacun se faisait une fête de se rendre utile, de desseller les animaux, de dresser la tente, et de mettre en ordre dans l'intérieur tout notre petit bagage.

Le jeune Lama qui nous accueillait avec tant d'empressement, après avoir dessellé le cheval et le mulet, s'aperç ut que ces deux animaux étaient un peu blessés sur le dos. — Frères, nous dit-il, voilà une mauvaise chose ; vous faites un long voyage, il faut promptement remédier à cela ; vous ne pourriez autrement terminer votre route. — En disant ces mots, il saisit promptement le couteau qui pendait à sa ceinture, et l'aiguisa avec rapidité sur le retroussis de ses bottes de cuir, il démonta ensuite nos selles, examina les aspérités du bois, et se mit à rogner de côté et d'autre, jusqu'à ce qu'il eût fait disparaître les moindres inégalités. Après cela, il rajusta avec une merveilleuse adresse toutes les pièces des selles, et nous les rendit en disant : Maintenant c'est bien ; vous pourrez voyager en paix ... Cette opération se fit rapidement, et de la meilleure façon du monde. Le Lama voulait aller aussitôt chercher le mouton ; mais, comme il était déjà tard, nous l'arrêtâmes en lui disant que nous camperions pendant une journée dans sa vallée.

Le lendemain, nous n'étions pas encore levés, que le Lama entr'ouvrant la porte de notre tente, se mit à rire avec tant de bruit, qu'il nous éveilla. — Ah ! dit-il, on voit bien que vous ne voulez pas vous mettre en route aujourd'hui. Le soleil est déjà monté bien haut, et vous dormez encore. — Nous nous levâmes promptement, et aussitôt que nous fûmes habillés, le Lama nous parla du mouton. Venez au troupeau, nous dit-il, vous choisirez à votre fantaisie. — Non, vas-y seul, et amène le mouton que tu voudras ; actuellement nous avons une occupation. Nous autres Lamas du ciel d'occident, nous avons pour règle de vaquer à la prière aussitôt après être levés — O la belle chose ! s'écria le Lama. O les saintes règles de l'occident ! Mais son admiration ne fut pas capable de lui faire perdre de vue son affaire. Il sauta sur son cheval, et courut vers un troupeau de moutons qu'on voyait onduler sur le penchant d'une colline.

Nous n'avions pas encore terminé notre prière, que nous entendîmes le cavalier revenir au grand galop ; il avait attaché le mouton sur l'arrière de sa selle, en guise de porte-manteau. A peine arrivé à la porte de notre tente, il descendit de cheval ; et dans un clin d'œil, il eut mis sur ses quatre pattes ce pauvre mouton, encore tout étonné de la cavalcade qu'il venait de faire. — Voilà le mouton, nous dit le Lama, est-il beau ? vous convient-il ? — A merveille. Combien veux-tu d'argent ? — Une once, est-ce trop ? — Vu la grosseur de l'animal, le prix nous parut modéré. Puisque tu demandes une once, voici précisément un petit lingot qui a le poids requis. Assieds-toi un instant, nous allons prendre notre petite balance, et tu pourras vérifier si réellement ce morceau d'argent pèse une once ... A ces mots, le Lama fit un pas en arrière, et s'écria en étendant ses deux mains vers nous : En haut, il y a un ciel ; en bas, il y a une terre, et Bouddha est le maître de toute chose ! Il veut que tous les hommes se conduisent ensemble comme des frères ; vous autres, vous êtes de l'occident, moi, je suis de l'orient. Est-ce une raison pour que notre commerce ne soit pas un commerce de franchise et déloyauté ? Vous n'avez pas marchandé mon mouton, je prends votre argent sans le peser. — Excellente manière d'agir, lui dîmes-nous ; puisque tu ne veux pas peser l'argent, assieds-toi pourtant un moment, nous boirons une tasse de thé, et nous délibérerons ensemble sur une petite affaire. — Je comprends ce que vous voulez dire ; ni vous ni moi ne devons procurer la transmigration de cet être vivant. Il faut trouver un homme noir, qui sache tuer les moutons, n'est-ce pas que c'est cela ?... Et, sans attendre notre réponse, il ajouta promptement : Il y a encore autre chose ; à vous voir, il est facile de conjecturer que vous êtes peu habiles à dépecer les moutons, et à préparer les entrailles. — Tu as parfaitement deviné, lui répondîmes-nous en souriant. — Tenez le mouton bien attaché à côté de votre tente ; pour tout le reste, reposez-vous sur moi, je vais revenir à l'instant. Il monta sur son cheval, le mit au grand galop, et disparut dans un enfoncement de la vallée.

Comme il l'avait annoncé, le Lama ne tarda pas longtemps à reparaître. Il courut droit à sa tente, attacha le cheval à un poteau, le dessella, lui ôta la bride et le licou, et lui donna un rude coup de fouet pour le renvoyer au pâturage. Il entra un instant chez lui, et en ressortit bientôt après avec tous les membres de sa famille, c'est-à-dire sa vieille mère et deux jeunes frères. Ils se dirigèrent à pas lents vers notre demeure, dans un équipement vraiment risible. On eût dit qu'ils opéraient un déménagement de tous leurs meubles. Le Lama portait sur sa tête une marmite, dont il était coiffé comme d'un énorme chapeau. Sa mère avait le dos chargé d'une grande hotte remplie d'argols. Les deux jeunes Mongols suivaient, avec un trépied, une cuillère en fer, et quelques autres petits instruments de cuisine. A ce spectacle, Samdadchiemba trépignait de joie, car il voyait s'ouvrir devant lui toute une journée de poésie.

Aussitôt qu'on eut dressé, en plein air, toute la batterie de cuisine, le Lama nous invita, par politesse, à aller nous reposer tout doucement dans notre tente. Il jugeait, à notre air, que nous ne pourrions, sans déroger, assister de trop près à cette scène de charcuterie. Cette invitation ne faisait guère notre affaire. Nous demandâmes s'il n'y aurait pas d'inconvénient à nous asseoir sur le gazon, à une distance respectueuse, et avec promesse de ne toucher à rien. Après quelques difficultés, on s'aperçut que nous étions curieux de voir, et on nous fit grâce de l'étiquette.

Le Lama paraissait préoccupé. Ses regards se tournaient avec inquiétude vers le nord de la vallée, comme s'il eût examiné au loin quelque chose. — Ah ! bon, dit-il, d'un air satisfait, le voici enfin qui arrive. — Qui arrive ? de qui parles-tu ? — Holà ! j'avais oublié de vous dire que j'avais été là-bas, tout à l'heure, inviter un homme noir très-habile à tuer les moutons ; le voici qui arrive. — Nous nous levâmes aussitôt, et nous vîmes, en effet, quelque chose se mouvoir parmi les bruyères du vallon. Nous ne pûmes pas tout d'abord distinguer clairement ce que c'était ; car bien qu'il avançât avec assez de rapidité, l'objet ne paraissait guère grandir. Enfin, le personnage le plus singulier que nous ayons vu de notre vie se présenta à notre vue. Nous fûmes obligés de faire de grands efforts pour comprimer les mouvements d'hilarité qui commençaient à s'emparer de nous. Cet homme noir semblait être âgé d'une cinquantaine d'années, mais sa taille ne dépassait pas la hauteur de trois pieds. Sur le sommet de sa tête, terminée en pain de sucre, s'élevait une petite touffe de cheveux mal peignés. Une barbe grise clairsemée descendait en désordre le long de son menton. Enfin, deux proéminences placées, l'une sur le dos, et l'autre devant la poitrine, donnaient à ce petit boucher une ressemblance parfaite avec les portraits d'Esope ; qu'on rencontre quelquefois sur certaines éditions des Fables de la Fontaine.

La voix forte et sonore de l'homme noir contrastait singulièrement avec l'exiguité de son corps grêle et rabougri. Il ne perdit pas beaucoup de temps à faire des compliments à la compagnie. Après avoir dardé ses petits yeux noirs sur le mouton qui était attaché à un des clous de la tente : — C'est donc cet animal que vous voulez mettre en ordre ? dit-il ... Et tout en lui palpant la queue, pour juger de son embonpoint, il lui donna un croc-en-jambe, et le renversa avec une remarquable dextérité. Aussitôt il lui lia solidement les quatre pattes ensemble. Pendant qu'il mettait à nu son bras droit, en rejetant en arrière la manche de son habit de peau, il nous demanda s'il fallait faire l'opération dans la tente ou dehors. — Dehors, lui dîmes-nous. — Dehors, hé bien, dehors ... En disant ces mots, il retira d'un étui de cuir, suspendu à sa ceinture, un couteau à large poignée, mais dont un long usage avait rendu la lame mince et étroite. Après en avoir tâté un instant la pointe avec son pouce, il l'enfonça tout entière dans les flancs du mouton ; il la retira toute rouge ; l'animal était mort, mort du coup, sans faire aucun mouvement ; pas une goutte de sang n'avait jailli de la blessure. Cela nous étonna beaucoup, et nous demandâmes au petit homme noir comment il s'y était pris, pour tuer ce mouton si lestement et si proprement. — Nous autres Tartares, dit-il, nous ne tuons pas de la même façon que les Kitat. Ceux-ci font une entaille au cou ; nous autres, nous allons droit au cœur. Selon notre méthode, l'animal souffre moins, et tout le sang se conserve proprement dans l'intérieur.

Dès que la transmigration eut été opérée, personne n'eut plus de scrupule. Notre Dchiahour et le Lama tartare retroussèrent aussitôt leurs manches, et vinrent en aide au petit boucher. L'animal fut écorché avec une admirable célérité. Pendant ce temps, la vieille tartare avait fait chauffer de l'eau plein les deux marmites. Elle s'empara des entrailles, les lava à peu près, et puis, avec le sang qu'elle puisait dans l'intérieur du mouton au moyen d'une grande cuillère de bois, elle confectionna des boudins, dont la base était l'inévitable farine d'avoine. — Seigneurs Lamas, nous dit le petit homme noir, faut-il désosser le mouton ? — Sur notre réponse affirmative, il le fit accrocher à une des colonnes de la tente, car il n'était pas de taille à faire lui seul cette opération ; il se dressa ensuite sur une grosse pierre, et promenant rapidement son couteau autour des ossements, il détacha, d'une seule pièce, toutes les chairs, de manière à ne laisser suspendu à la colonne qu'un squelette bien décharné et bien poli.

Pendant que le petit homme noir avait, suivant son expression, mis en ordre la viande de mouton, le reste de la troupe nous avait préparé un gala à la façon tartare. Le jeune Lama était l'ordonnateur de la fête. — Voyons, s'écria-t-il, que tout le monde se place en rond, on va vider la grande marmite. — Aussitôt chacun s'assit sur le gazon. La vieille Mongole plongea ses deux mains dans la marmite, qui bouillait tout à côté, et en retira tous les intestins ; le foie, le coeur ; les poumons, la rate et les entrailles farcies de sang et de farine d'avoine. Ce qu'il y avait de plus remarquable dans cet appareil gastronomique, c'est que tous les intestins avaient été conservés dans toute leur intégrité, et disposés comme on les voit dans le ventre de l'animal. La vieille servit, ou plutôt jeta ce mets grandiose au milieu de nous, sur la pelouse, qui nous servait tout à la fois de siège, de table, de plat, et au besoin même de serviette. Il est inutile d'ajouter que nos doigts seuls nous servaient de fourchette. Chacun saisissait de sa main un lambeau d'entrailles, les arrachait de la masse en les tordant, et les dévorait ainsi sans assaisonnement et sans sel.

Les deux Missionnaires français ne purent, selon leur bonne volonté, faire honneur à ce ragoût tartare. D'abord nous nous brûlâmes les doigts, en voulant toucher à ces entrailles toutes chaudes et toutes fumantes. Les convives eurent beau nous dire qu'il ne fallait pas les laisser refroidir, nous attendîmes un instant, de peur de brûler aussi nos lèvres. Enfin nous goûtâmes ces boudins fabriqués avec du sang de mouton et de la farine d'avoine ; mais après quelques bouchées, nous eûmes le malheur de nous trouver rassasiés. Jamais, peut-être, nous n'avions rien mangé d'aussi fade et d'aussi insipide. Samdadchiemba, ayant prévu le coup, avait soustrait du plat commun le foie et les poumons. Il nous les servit avec quelques grains de sel qu'il avait eu soin d'écraser entre deux pierres. Dé cette manière, nous pûmes tenir tête à la compagnie, qui engloutissait, avec un appétit dévorant, tout ce vaste système d'entrailles.

Quand on eut fait table rase, la vieille apporta le second service ; elle plaça au milieu de nous la grande marmite où on avait fait cuire les boudins. Aussitôt tous les membres du banquet s'invitèrent mutuellement, et chacun tirant de son sein son écuelle de bois, on se mit à puiser à la ronde des rasades d'un liquide fumant et sale, auquel on donnait le nom pompeux de sauce. Pour ne pas paraître excentriques, et avoir l'air de mépriser la cuisine tartare, nous fîmes comme tout le monde. Nous plongeâmes notre écuelle dans le récipient ; mais ce ne fut que par de généreux efforts que nous pûmes avaler cette sauce verdâtre, et qui sentait l'herbe à moitié ruminée. Les Tartares, au contraire, trouvaient tout cela délicieux, et vinrent facilement à bout de cet épouvantable gala ; ils ne s'arrêtèrent que lorsqu'il ne resta plus rien, pas une goutte de sauce, pas un pouce de boudin.

La fête étant terminée, le petit homme noir nous salua et prit pour son salaire les quatre pieds du mouton. Outre cet honoraire, fixé par les usages antiques des Mongols, nous y joignîmes, en supplément, une poignée de feuilles de thé ; car nous voulions qu'il pût se souvenir longtemps et parler à ses compatriotes de la générosité des Lamas du ciel d'occident.

Tout le monde étant bien régalé, nos voisins prirent leur batterie de cuisine, et s'en retournèrent chez eux ; mais le jeune Lama ne voulut pas nous laisser seuls. Après avoir beaucoup parlé et de l'occident et de l'orient, il décrocha le squelette qui était encore suspendu à l'entrée de la tente, et s'amusa à nous réciter, en chantant, la nomenclature de tous les ossements, grands et petits, qui composent la charpente du mouton. Il s'aperçut que notre science sur ce point était très-bornée, et il en parut extrêmement surpris. Nous eûmes toutes les peines du monde à lui faire comprendre que, dans notre pays, les études ecclésiastiques avaient pour objet des choses plus sérieuses et plus importantes, que les noms et le nombre des ossements d'un mouton.

Tous les Mongols connaissent le nombre, le nom et la place des os qui entrent dans la charpente des animaux ; aussi, quand ils ont à dépecer un bœuf ou un mouton, ils ne fracturent jamais les ossements. Avec la pointe de leur grand couteau, ils vont droit et du premier coup à leur jointure et les séparent avec une adresse et une célérité vraiment étonnantes. Ces fréquentes dissections, et surtout l'habitude de vivre journellement au milieu des troupeaux, ont rendu les Tartares très-habiles dans la connaissance des maladies des animaux, et dans l'art de les guérir. Les remèdes qu'ils emploient à l'intérieur, sont toujours des simples qu'ils recueillent dans les prairies, et dont ils font boire la décoction aux animaux malades. Pour cela, ils se servent d'une grande corne de bœuf ; quand ils sont parvenus à insérer le petit bout dans la bouche de l'animal, ils versent la médecine par l'autre extrémité qui s'évase en forme d'entonnoir. Si la bête s'obstine à ne pas ouvrir la bouche, on lui fait avaler le liquide par les naseaux. Quelquefois les Tartares emploient aussi le lavement pour le traitement des maladies des bestiaux, mais leurs instruments sont encore dans toute leur simplicité primitive. Une corne de bœuf tient lieu de canule, et le corps de pompe est une grande vessie qu'on fait fonctionner en la pressant.

Les remèdes pris à l'intérieur sont très-peu en usage ; les Tartares emploient plus fréquemment la ponction et les incisions sur diverses parties du corps. Quelquefois ils font ces opérations d'une manière vraiment risible. Un jour que nous avions dressé notre tente à côté d'une habitation mongole, un Tartare conduisit au chef de cette famille une vache, qui ne mangeait plus, disait-il, et qui allait tous les jours dépérissant. Le chef de famille examina l'animal ; il lui entr'ouvrit la bouche, et puis lui gratta les dents de devant avec son ongle. — Ignorant, dit-il à celui qui était venu le consulter, pourquoi as-tu attendu si longtemps à venir ? ta vache est sur le point de mourir ; elle a, tout au plus, une journée à vivre. Pourtant il reste encore un moyen, je vais l'essayer. Si ta vache meurt, tu diras que c'est ta faute ; si elle guérit, tu diras que c'est un grand bienfait d'Hormousdha et de mon savoir faire, ... Il appela ensuite quelques-uns de ses esclaves, et leur commanda de tenir fortement la bête, pendant qu'il lui ferait l'opération. Pour lui, il rentra dans sa tente, et revint bientôt après, armé d'un clou en fer et d'un gros marteau. Nous attendions avec impatience cette singulière opération chirurgicale, qui allait se faire avec un clou et un marteau. Pendant que plusieurs Mongols tenaient fortement la vache pour l'empêcher de s'échapper, l'opérateur lui plaça le clou sous le ventre, puis, d'un rude coup de marteau, il l'enfonça jusqu'à la tête. Après cela, il saisit de ses deux mains la queue de la vache et ordonna à ceux qui la tenaient de lâcher prise. Aussitôt la bête qui venait d'être si bizarrement opérée, se mit à courir, traînant après elle le vétérinaire tartare toujours cramponné à sa queue. Ils parcoururent de la sorte, à peu près un li de chemin. Le Tartire abandonna enfin sa victime, et revint tranquillement vers nous, qui étions tout ébahis de cette nouvelle méthode de procéder à la guérison des vaches. Il nous annonça qu'il n'y avait plus aucun danger pour la bête ; il avait connu, disait-il, à la raideur de la queue, le bon effet de la médecine ferrugineuse qu'il venait de lui administrer.

Les vétérinaires tartares font quelquefois leurs opérations au ventre, comme on vient de le voir ; mais le plus souvent, c'est à la tête, aux oreilles, aux tempes, à la lèvre supérieure et autour des yeux. Cette dernière opération a lieu principalement dans la maladie que les Tartares nomment fiente de poule, et à laquelle les mulets sont très-sujets. Quand le mal se déclare, ces animaux cessent de manger, deviennent d'une faiblesse extrême, et peuvent à peine se soutenir ; il leur vient aux coins des yeux des excroissances charnues, assez semblables à de la fiente de poule, et cachées par les paupières. Si on a soin d'arracher à temps ces excroissances, les mulets sont sauvés, et reprennent peu à peu leur première vigueur ; sinon, ils languissent encore quelques jours et périssent infailliblement.

Quoique la ponction et la saignée soient pour beaucoup dans l'art vétérinaire des Tartares, il ne faudrait pas croire qu'ils ont entre leurs mains de belles et riches collections d'instruments, comme celles qui sont à la disposition des opérateurs européens : le plus souvent, ils n'ont que leur couteau ordinaire, ou une petite alêne en fer, toujours suspendue à leur ceinture, et dont ils se servent journellement pour désobstruer leurs pipes, raccommoder leurs selles et leurs bottes de cuir.

Le jeune Lama qui nous avait vendu le mouton, passa une grande partie de la journée à nous raconter des anecdotes, plus ou moins piquantes et curieuses, au sujet de la science vétérinaire dans laquelle il paraissait assez habile. Il nous donna aussi, sur le chemin que nous avions à suivre, les renseignements les plus importants ; il nous fixa les étapes que nous devions faire, les lieux où nous devions nous arrêter pour ne pas mourir de soif. Nous avions encore à faire dans le pays des Ortous une quinzaine de jours de marche ; pendant ce temps nous ne devions plus rencontrer ni ruisseau, ni fontaine, ni citerne ; mais seulement de loin en loin des puits d'une profondeur extraordinaire, quelquefois distants les uns des autres de deux journées de chemin ; nous devions donc être dans la nécessité de transporter en route notre provision d'eau.

Le lendemain, après avoir fait nos adieux à cette famille tartare qui nous avait témoigné tant d'empressement, nous nous mîmes en route. Sur le soir, vers l'heure de dresser la tente, nous aperçûmes dans le lointain un grand rassemblement de troupeaux de toute espèce. Pensant que le puits qu'on nous avait annoncé se trouvait de ce côté-là, nous y dirigeâmes notre marche. Bientôt nous reconnûmes en effet que nous étions arrivés à l'eau ; déjà les bestiaux s'étaient rendus de toute part, et attendaient qu'on vint les abreuver. Nous nous arrêtâmes donc, et nous organisâmes notre campement. En voyant ces troupeaux réunis, et ce puits dont l'ouverture était recouverte par une large pierre, nous nous rappelâmes avec plaisir le passage de la Genèse qui raconte le voyage de Jacob en Mésopotamie vers Laban, fils de Bathuel le Syrien : « Jacob étant parti, vint à la terre d'orient. Et il vit un puits dans un champ, et auprès trois troupeaux de brebis couchés ; car c'est à ce puits que les troupeaux s'abreuvaient, et le puits était fermé avec une grosse pierre.

» Or c'était la coutume, lorsque tous les troupeaux étaient assemblés, de rouler la pierre, et les troupeaux s'abreuvaient, et on la remettait sur le puits (1)[1]. »

Les auges en bois qui entouraient le puits, nous rappelaient aussi cet autre passage où il est parlé de la rencontre de Rebecca et du serviteur d'Abraham.

« Lorsque le serviteur eut bu, elle ajouta : Je puiserai encore de l'eau pour vos chameaux, jusqu'à ce que tous aient bu.

» Et, répandant son vase dans les canaux, elle courut au puits pour puiser de l'eau, et la présenta à tous les chameaux (2)[2]. »

On ne peut voyager en Mongolie, au milieu d'un peuple pasteur et nomade, sans que l'esprit ne se reporte involontairement au temps des premiers patriarches, dont la vie pastorale avait tant de rapports avec les mœurs et les habitudes qu'on remarque encore aujourd'hui parmi les tribus mongoles. Mais combien ces rapprochements deviennent tristes et pénibles, quand on songe ensuite que ces peuples infortunés ne connaissent pas encore le Dieu d'Abraham, d'Isaac et de Jacob !

A peine eûmes-nous dressé la tente et disposé notre modeste cuisine, que nous aperçûmes des cavaliers tartares s'avancer vers nous au grand galop ; ils venaient puiser de l'eau et abreuver les nombreux troupeaux qui attendaient depuis longtemps. Les bestiaux qui se tenaient à l'écart, voyant venir leurs pasteurs, accoururent à la hâte, et bientôt tous se groupèrent à l'entour du puits, dans l'attente de se désaltérer. Cette grande réunion d'animaux si nombreux, et de caractères si différents, produisait une agitation, un tumulte auxquels nous étions peu accoutumés au milieu des solitudes silencieuses du désert, et c'est peut-être à cause de son étrangeté, que cette activité désordonnée était pour nous pleine de charmes. Nous aimions à voir ces chevaux indomptés, se pousser, se ruer, pour arriver les premiers à l'abreuvoir ; puis, au lieu de boire en paix se mordre, se quereller, abandonner enfin l'eau pour aller se poursuivre dans la plaine. La scène était surtout amusante et pittoresque, lorsqu'un énorme chameau venait jeter l'épouvante autour du puits, et éloigner le vulgaire par sa présence despotique.

Les pasteurs Mongols étaient au nombre de quatre ; pendant que deux d'entre eux, armés d'une longue perche, couraient çà et là, pour essayer de mettre un peu d'ordre parmi les troupeaux, les deux autres puisaient l'eau d'une manière qui excita grandement notre surprise. D'abord l'instrument dont on se servait en guise de seau, nous parut passablement remarquable ; c'était une peau de bouc tout entière, solidement nouée aux quatre pattes et n'ayant d'ouverture qu'au cou. Un gros cercle tenait l'orifice évasé ; une longue et forte corde en poil de chameau était attachée à un morceau de bois qui coupait le cercle diamétralement ; la corde tenait par un bout à la selle d'un cheval que montait un Tartare ; et lorsqu'on était parvenu à remplir cette monstrueuse outre, le cavalier poussait son cheval en avant, et hissait l'outre jusqu'au bord du puits ; un autre homme recevait l'eau, et la vidait à mesure dans les auges.

Le puits était d'une profondeur effrayante ; la corde dont on se servait pour faire monter l'outre, nous parut avoir plus de deux cents pieds de longueur. Au lieu de couler sur une poulie, elle était tout bonnement appuyée sur une grosse pierre, où le frottement avait fini par creuser une large rainure. Quoique le puisage se fit avec une grande activité, il était presque nuit lorsque tous les troupeaux furent suffisamment abreuvés ; alors nous allâmes chercher nos cinq animaux pour leur donner part au banquet commun. Les Tartares eurent la complaisance de nous puiser de l'eau ; il est probable que, sans leur secours, nous n'aurions jamais pu y parvenir, et que nous aurions été obligés d'endurer la soif à côté d'un puits très-abondant.

Ces Tartares ne nous parurent pas contents, comme ceux que nous avions rencontrés dans les autres parties de la Mongolie ; on voyait qu'ils souffraient beaucoup d'être obligés de passer leur vie dans un pays si ingrat, où les pâturages étaient si rares et l'ean encore davantage ; ils nous parlaient des royaumes mongols que nous avions déjà parcourus, et où il était si facile, même si agréable de nourrir des animaux. — O que les habitants de ces contrées sont heureux ! disaient-ils ; combien notre bonheur serait grand, si nous pouvions aller passer nos jours au milieu de ces gras pâturages !

Avant de s'en retourner vers leur habitation, qui était située derrière une haute montagne, ces Tartares nous dirent que le lendemain il nous faudrait partir avant le jour ; ils nous avertirent que nous ne trouverions de l'eau qu'à l'endroit des Cent-Puits ; dont nous étions éloignés de cent cinquante lis (quinze lieues).

L'aube n'avait pas encore paru lorsque nous nous mîmes en route ; le pays fut toujours, comme à l'ordinaire, sablonneux, stérile et triste à voir. Vers midi nous nous arrêtâmes pour prendre un peu de nourriture, et faire du thé avec l'eau que nous portions sur un de nos chameaux. La nuit commençait à se faire, et nous n'étions pas encore arrivés aux Cent-Puits ; nos pauvres animaux n'en pouvaient plus de soif et de fatigue : cependant il fallait, coûte que coûte, arriver au campement ; rester en arrière eût été la source de grandes misères. Enfin nous rencontrâmes nos puits ; et sans nous inquiéter s'il y en avait cent, comme semblait l'annoncer le nom tartare de cet endroit, nous nous hâtâmes de dresser la tente ; heureusement le puits n'était pas profond comme celui que nous avions vu la veille. Notre premier soin fut de puiser de l'eau pour abreuver le cheval et le mulet ; mais quand nous allâmes pour les conduire à l'abreuvoir, nous ne les trouvâmes plus auprès de la tente, où ils attendaient ordinairement qu'on vînt les desseller. Cet accident nous causa une grande peine, qui nous fit subitement oublier toutes les fatigues de la journée. Nous n'avions, il est vrai, aucune peur des voleurs, car, sous ce rapport, il n'est peut-être pas de pays plus sûr que celui des Ortous ; mais nous pensions que nos animaux, altérés comme ils l'étaient, s'étaient enfuis pour chercher de l'eau quelque part. Ils marcheront, disions- nous, jusqu'à ce qu'ils aient rencontré de quoi se désaltérer : ils iront probablement, sans s'arrêter, jusqu'aux fronItères des Ortous, sur les bords mêmes du fleuve Jaune.

La nuit était d'une obscurité profonde : toutefois nous jugeâmes à propos d'aller promptement à la recherche de nos chevaux, pendant que Samdadchiemba nous préparait le souper. Nous errâmes longtemps, et dans toutes les directions, sans rien rencontrer : souvent nous nous arrêtions, pour écouter si nous n'entendrions pas le bruit des grelots qui étaient suspendus au cou du cheval ; mais nous avions beau prêter l'oreille, rien ne venait jamais interrompre le silence profond du désert. Cependant nous allions toujours sans nous décourager, toujours dans l'espoir de retrouver ces animaux, qui nous étaient si nécessaires, et dont la perte nous eût jetés dans un grand embarras. Quelquefois il nous semblait vaguement entendre dans le lointain le tintement des grelots :alors nous nous couchions à plat-ventre, et nous appliquions l'oreille contre terre, pour saisir plus facilement le moindre bruit qui pourrait se faire ; mais tout était inutile, toutes nos recherches étaient infructueuses.

La crainte de nous égarer nous-mêmes, pendant une nuit obscure, dans un pays dont nous n'avions pu examiner de jour la position, nous fit naître la pensée de rebrousser chemin. Mais quelle ne fut pas notre consternation, lorsqu'en nous retournant nous aperçûmes au loin, vers l'endroit où nous avions dressé la tente, s'élever une grande flamme mêlée d'épais tourbillons de fumée. Nous ne doutâmes pas un seul instant, que Samdadchiemba s'était mis aussi de son côté à la recherche des chevaux, et que, pendant son absence, le feu avait pris à la tente. Oh ! que ce moment fut triste et décourageant pour nous ! Au milieu du désert, à deux mille lis de distance de nos chrétientés. nous regardions, sans espoir, se consumer dans les flammes cette pauvre tente, notre seul abri contre les intempéries de l'air ! Hélas, nous disions-nous, la tente est certainement perdue! et sans doute, tous les objets qu'elle renfermait sont aussi devenus la proie de l'incendie.

Nous nous dirigeâmes donc tristement vers le lieu où nous avions campé. H nous tardait do voir de près ce grand désastre ; et cependant nous avancions avec lenteur, car nous redoutions aussi d'approcher de cet affreux spectacle, qui allait arrêter nos plans et nous plonger dans des misères de tout genre. A mesure que nous avancions, nous entendions de grands cris ; enfin nous distinguâmes la voix de Samdadchiemba qui semblait appeler au secours. Pensant alors que nous pourrions peut-être sauver quelque chose do l'incendie, nous accourûmes en poussant aussi de grands cris, pour avertir le Dchiahour que nous allions à son aide. Enfm nous arrivâmes au campement, et nous demeurâmes un instant pleins de stupéfaction, en voyant Samdadchiemba tranquillement assis à côté d'un immense brasier, et buvant avec calme de grandes rasades de thé. La tente était intacte, et tous nos animaux étaient couchés aux environs ; il n'y avait pas eu d'incendie. Le Dchiahour, après avoir retrouvé le cheval et le mulet, s'était imaginé qu'ayant été sans doute fort loin, il nous serait difficile de retrouver le campement. A cause de cela, il avait donc allumé un grand feu pour diriger notre marche, et poussé des cris pour nous inviter à revenir. Nous avions tellement cru à la réalité de notre malheur, qu'en revoyant notre tente, il nous sembla passer subitement de la misère la plus extrême au comble de la félicité.

La nuit était déjà bien avancée ; nous mangeâmes à la hâte et d'excellent appétit la bouillie que Samdadchiemba nous avait préparée ; puis nous nous jetâmes sur nos peaux de bouc, où nous dormîmes d'un paisible et profond sommeil jusqu'au jour.

A notre réveil, nous n'eûmes pas plus tôt jeté un coup d'œil sur les alentours du campement, que nous sentîmes un frisson d'épouvante courir par tous nos membres ; car nous nous vîmes environnés de toute part de puits nombreux et profonds. On nous avait bien dit que nous no trouverions de l'eau qu'à l'endroit appelé les Cent-Puits ; mais nous n'avions jamais pensé que cette dénomination de Cent-Puits dût être prise à la lettre. La veille, comme nous avions dressé notre tente pendant la nuit, nous n'avions pu remarquer autour de nous la présence de ces nombreux précipices ; aussi nous n'avions pris aucune précaution. Pour aller à la recherche de nos animaux égarés, nous avions fait, sans le savoir, mille tours et détours parmi ces abîmes profonds ; et si nous avons pu aller et venir ainsi, pendant une nuit obscure, sans nous y précipiter, nous devons l'attribuer à une protection spéciale de la Providence. Avant de partir, nous plantâmes une petite croix de bois sur le bord d'un de ces puits, en témoignage de notre reconnaissance envers la bonté de Dieu.

Après avoir fait notre déjeuner accoutumé, nous nous mîmes en route. Vers l'heure de midi nous aperçûmes devant nous une grande multitude, qui débouchait d'une étroite gorge formée par deux montagnes escarpées. Nous nous perdîmes longtemps en conjectures, pour tâcher de deviner ce que pouvait être cette nombreuse et imposante caravane. Des chameaux innombrables chargés de bagages s'avançaient à la file les uns des autres, et une foule de cavaliers, qui, de loin, paraissaient richement vêtus, marchaient sur deux lignes, comme pour escorter les bêtes de charge. Nous ralentîmes notre marche, dans le dessein d'examiner de près cette caravane qui nous paraissait si étrange.

Nous étions encore à une assez grande distance, lorsque quatre cavaliers, qui formaient comme une espèce d'avant-garde à cette grande troupe, coururent vers nous avec rapidité. C'étaient quatre Mandarins. Le globule bleu qui surmontait leur bonnet de cérémonie, était le signe de leur dignité. — Seigneurs Lamas, nous dirent-ils, que la paix soit avec vous ! Vers quel point de la terre dirigez-vous vos pas ? — Nous sommes du ciel d'occident, et c'est vers l'occident que nous allons. ... Et vous autres, frères de la Mongolie, où allez-vous en si grande troupe et en si magnifique équipage ? — Nous sommes du royaume d' Alechan ; notre roi fait un voyage à Péking, pour se prosterner aux pieds de celui qui siége au-dessous du ciel. — Après ces quelques mots, les quatre cavaliers se soulevèrent un peu sur leur cheval, nous saluèrent, et allèrent reprendre leur position à la tête de la caravane.

Nous nous trouvions juste à point sur le passage du roi des Alechan, se rendant à Péking avec son pompeux cortége, pour se trouver à la grande réunion des princes tributaires, qui, le premier jour de la première lune, doivent aller souhaiter la bonne année à l'Empereur. Après l'avant-garde, venait un palanquin porté par deux magnifiques mulets attelés, l'un devant, l'autre derrière, à des brancards dorés. Le palanquin était carré, peu riche et peu élégant ; le dôme était orné de quelques franges de soie, et aux quatre faces on voyait quelques peintures de dragons, d'oiseaux et de bouquets de fleurs. Le monarque tartare était assis, non pas sur un siége, mais les jambes croisées, à la façon orientale ; il nous parut âgé d'une cinquantaine d'années ; un bel embonpoint donnait à sa physionomie un air remarquable de bonté. Quand nous passâmes à côté de lui, nous lui criâmes : — Roi des Alechan, que la paix et le bonheur accompagnent tes pas ! — Hommes de prières, nous répondit-il, soyez toujours en paix. ... et il accompagna ses paroles d'un geste plein d'aménité. Un vieux Lama à barbe blanche, monté sur un magnifique cheval, conduisait par un licou le premier mulet du palanquin ; il était considéré comme le garde de toute la caravane. Ordinairement les grandes marches des Tartares sont sous la conduite du plus vénérable d'entre les Lamas du pays ; parce que ces peuples sont persuadés qu'ils n'ont rien à redouter en route, tant qu'ils ont à leur tête un représentant de la divinité, ou plutôt la divinité elle-même, incarnée dans la personne du Lama.

Un grand nombre de cavaliers entouraient par honneur le palanquin royal ; ils faisaient sans cesse caracoler leurs chevaux, allant et venant par mille détours, passant tantôt d'un côté, tantôt d'un autre, sans jamais s'arrêter dans leurs mouvements rapides. Immédiatement après l'équipage du roi, venait un chameau d'une beauté et d'une grandeur extraordinaire ; il était de couleur blanche. Un jeune Tartare marchant à pied, le conduisait par un cordon de soie. Ce chameau n'était pas chargé. Au bout de ses oreilles et au-dessus de ses deux bosses, qui se tenaient dressées comme deux petites pyramides, on voyait flotter quelques lambeaux de taffetas jaune. Il n'était pas douteux que ce magnifique animal ne fût un cadeau destiné à l'Empereur chinois. Le reste de la troupe se composait des nombreux chameaux qui portaient les bagages : les caisses, les tentes, les marmites, et les mille et un ustensiles dont on doit être toujours accompagné dans un pays où on ne trouve jamais d'auberge.

Il y avait déjà longtemps que la caravane était passée, lorsque la rencontre d'un puits nous décida à dresser la tente. Pendant que nous étions occupés à faire bouillir notre thé, trois Tartares, dont l'un était décoré du globule rouge et les deux autres du globule bleu, mirent pied à terre à l'entrée de notre demeure. Ils nous demandèrent des nouvelles de la caravane du roi des Alechan. Nous leur répondîmes que nous l'avions rencontrée depuis longtemps, qu'elle devait être déjà loin, et que, sans doute, avant la nuit, elle arriverait au campement des Cent-Puits. — Puisqu'il en est ainsi, dirent-ils, nous allons rester ici ; cela vaut mieux que d'arriver de nuit aux Cent-Puits, au risque de nous jeter dans quelque abîme. Demain, en partant un peu avant le jour, nous rattraperons la caravane.

Cette détermination étant prise d'une manière irrévocable, les Tartares dessellèrent promptement leurs chevaux, les envoyèrent chercher fortune dans le désert, puis vinrent, sans façon, prendre place à côté de notre foyer. Ces personnages étaient tous Taitsi du royaume des Alechan. L'un d'eux, celui qui avait le bonnet surmonté d'un globule rouge, était ministre du roi ; ils faisaient tous trois partie de la grande caravane qui se rendait à Péking ; la veille, ils s'étaient arrêtés chez un de leurs amis, prince des Ortous, et avaient été ainsi laissés en arrière par lo gros de la troupe.

Le ministre du roi des Alechan avait le caractère ouvert et l'esprit assez pénétrant ; il joignait à la bonhomie mongole des manières vives et élégantes, qu'il avait sans doute acquises dans ses fréquents voyages à Péking. Il nous questionna beaucoup sur le pays que les Tartares nomment ciel d'occident ; il nous apprit que tous les trois ans un grand nombre de nos compatriotes, venus des divers royaumes occidentaux, allaient rendre leurs hommages à l'empereur de Péking.

Il est inutile de dire, qu'en général les Tartares ne poussent pas fort loin leurs études géographiques. L'occident est tout simplement, pour eux, le Thibet, et quelques pays environnants dont ils ont entendu parler par les Lamas qui avaient fait le pèlerinage de Lha-Ssa. Ils croient fermement, qu'après le Thibet, il n'y a plus rien : c'est là que finit le monde, disent-ils ; plus loin, il n'y a qu'une mer sans rivages.

Quand nous eûmes satisfait à toutes les questions du globule rouge, nous lui en adressâmes quelques-unes sur le pays des Alechan et sur leur voyage à Péking. — Il est d'usage, nous dit-il, que tous les souverains du monde se rendent à Péking pour les fêtes du nouvel an. Les plus rapprochés sont tenus d'y aller tous les ans ; les autres, ceux qui occupent les extrémités de la terre, y vont chaque deux ou chaque trois ans, suivant la longueur de la route qu'ils ont à faire. — Quel est votre but, en Vous rendant annuellement à Péking ? — Nous autres, nous sommes pour faire cortége à notre roi ; les rois seuls ont le bonheur de se prosterner en présence du vieux Bouddha (l'Empereur). Il entra ensuite dans de longs détails sur la cérémonie du premier de l'an, et sur les relations de l'empereur chinois avec les rois tributaires.

Les souverains étrangers placés sous l'influence dominatrice de l'empire chinois, se rendent à Péking, d'abord pour faire acte d'obéissance et de soumission ; et en second lieu, pour payer certaines redevances à l'Empereur, dont ils se regardent comme les vassaux. Ces redevances, qui sont décorées du beau nom d'offrandes, sont, au fond, de véritables impôts, qu'aucun roi tartare n'oserait se dispenser de payer. Ces redevances consistent en chameaux, en chevaux remarquables par leur beauté, et que l'Empereur envoie grossir ses immenses troupeaux du Tchakar. Chaque prince tartare est, en outre, obligé d'apporter quelque chose des rares produits de son pays : de la viande de cerf, d'ours et de chevreuil, des plantes aromatiques, des faisans, des champignons, des poissons, etc. Comme on se rend à Péking au temps des grands froids, tous ces comestibles sont gelés ; ils peuvent ainsi subir, sans danger, les épreuves d'un long voyage, et se conserver longtemps encore après être arrivés à leur destination.

Une des bannières du Tchakar est spécialement chargée d'envoyer tous les ans à Péking une immense provision d'œufs de faisans. Nous demandâmes au ministre du roi des Alechan si ces œufs de faisan avaient un goût spécial, pour qu'ils fussent si fort estimés à la cour. — Ils ne sont pas destinés à être mangés, nous répondit-il ; le vieux Bouddha s'en sert pour autre chose. — Puisqu'on ne les mange pas, quel est donc leur usage ?... Le Tartare parut embarrassé, il rougit un peu avant de répondre ; puis enfin il nous dit que ces œufs de faisan servaient à faire un vernis pour enduire la chevelure des femmes qui emplissent le sérail de l'empereur. On prétend qu'ils donnent aux cheveux un lustre et un brillant magnifiques. Il pourrait se faire que des Européens trouvassent bien sale et bien dégoûtante cette pommade d'œufs de faisan, si fort prisée à la cour chinoise ; mais chacun sait que beauté et laideur, propreté et saleté, tout cela est fort relatif. Il s'en faut bien que, parmi les divers peuples qui habitent la terre, les idées soient très-uniformes sur ces points.

Ces visites annuelles à l'empereur de la Chine, sont très-coûteuses et très-pénibles pour les Tartares de la classe plébéienne. Ils sont accablés de corvées, au gré de leurs maîtres, et doivent fournir un certain nombre de chameaux et de chevaux, pour porter les bagages du roi et de la noblesse. Comme ces voyages se font dans le temps le plus rigoureux de l'hiver, les animaux trouvent peu à manger, surtout lorsque, ayant quitté la Terre des herbes, on entre dans les pays cultivés par les Chinois. Aussi, en meurt-il en route un grand nombre. Quand la caravane s'en retourne, il s'en faut bien qu'elle soit en aussi bon ordre et en aussi bon état qu'en allant. On ne voit, en quelque sorte, que des squelettes d'animaux. Ceux auxquels il reste encore un peu de force, portent les quelques bagages nécessaires pour le retour ; quant aux autres, ils se font traîner par le licou, et peuvent à peine mettre leurs jambes les unes devant les autres. C'est une chose triste et étrange tout à la fois, que de voir des Mongols allant à pied, et conduisant après eux des chevaux qu'ils n'osent monter, de peur de les écraser.

Aussitôt que les rois tributaires sont arrivés à Péking, ils se rendent dans l'intérieur de la ville, et habitent un quartier qui leur est spécialement destiné ; ils sont ordinairement réunis au nombre de deux cents. Chacun a son palais ou hôtellerie, qu'il occupe avec les gens de sa suite. Un Mandarin, grand dignitaire de l'empire, gouverne ce quartier, et doit veiller avec soin à ce que la paix et la concorde règnent toujours parmi ces illustres visiteurs. Les tributs sont remis entre les mains d'un Mandarin spécial, qu'on pourrait considérer comme un intendant de la liste civile.

Pendant leur séjour à Péking, ces monarques n'ont aucun rapport avec l'Empereur, aucune audience solennelle. Quelques-uns pourtant peuvent avoir accès auprès du trône ; mais ce doit être toujours pour traiter des affaires de haute importance, et au-dessus de la juridiction des ministres ordinaires.

Le premier jour de l'an, il y a une cérémonie solennelle, dans laquelle ces deux cents monarques ont une espèce de contact avec leur suzerain et maître, avec celui, comme on dit, qui, siégeant au-dessous du ciel, gouverne les quatre mers et les dix mille peuples par un seul acte de sa volonté. D'après le rituel qui règle les grandes démarches de l'empereur de Chine, celui-ci doit, tous les ans, au premier jour de la première lune, aller visiter le temple dé ses ancêtres et se prosterner devant la tablette de ses aïeux. Avant la porte d'entrée de ce temple, il y a une grande avenue, et c'est là que se rendent les princes tributaires qui se trouvent à Péking pour rendre hommage à l'Empereur. Ils se rangent à droite et à gauche du péristyle, sur trois lignes de part et d'autre, chacun occupant la place qui convient à sa dignité. Ils se tiennent debout, gravement, et en silence. On prétend que c'est un beau et imposant spectacle, que de voir tous ces monarques lointains, revêtus de leurs habits de soie, brodés d'or et d'argent, et désignant, par la variété de leurs costumes, les divers pays qu'ils habitent et les degrés de leur dignité.

Cependant l'Empereur sort en grande pompe de sa Ville-Jaune. Il traverse les rues désertes et silencieuses de Péking ; car, lorsque le tyran de l'Asie paraît, toutes les portes doivent se fermer, et les habitants de la ville doivent, sous peine de mort, se tenir enfermés et muets au fond de leurs maisons. Aussitôt que l'Empereur est parvenu au temple des ancêtres, au moment même où il pose le pied sur le premier des degrés qui conduisent à la galerie des rois tributaires, les hérauts qui précèdent s'écrient : « Que tout se prosterne ; voici le maître de la terre. Aussitôt, les deux cents rois tributaires répondent d'une voix unanime : « Dix mille félicités ! Et après avoir ainsi souhaité la bonne année à l'Empereur, ils se prosternent tous la face contre terre. Alors passe, au milieu de leurs rangs, le fils du ciel, qui entre dans le temple des ancêtres, et se prosterne, à son tour, trois fois devant la tablette des aïeux. Pendant que l'Empereur fait ses adorations aux esprits de la famille, les deux cents monarques continuent de demeurer toujours étendus à terre. Ils ne se relèvent, que lorsque l'Empereur est passé de nouveau au milieu de leurs rangs. Alors ils montent chacun dans leur litière et s'en retournent dans leur palais respectif.

C'est à cela qu'aboutissent les longues attentes de ces potentats, qui ont quitté leurs pays lointains, et ont enduré des fatigues de tout genre, parmi les dangers d'une longue route à travers les déserts. Ils ont eu le bonheur de se prosterner au passage de l'Empereur ! Sans doute, un pareil spectacle serait pour nous un objet de pitié et de dégoût. Nous ne comprenons pas qu'il puisse y avoir d'un côté tant de bassesse, et de l'autre tant d'orgueil. Cependant, parmi les peuples asiatiques, c'est la chose la plus simple du monde. L'Empereur prend au sérieux sa toute-puissance, et les rois tartares se tiennent heureux et honorés de lui rendre hommage.

Le premier ministre du roi des Alechan nous dit qu'il était très-difficile de voir l'Empereur. Une année que son maître était malade, il fut obligé de le remplacer à Péking, pour la cérémonie du temple des ancêtres. Il espérait donc pouvoir contempler le vieux Bouddha quand il traverserait le péristyle. Mais il fut bien trompé dans son attente. Comme ministre et simple représentant de son monarque, il fut placé sur le troisième rang, de sorte que lors du passage de l'Empereur, il ne vit absolument rien. — Ceux qui sont sur la première ligne, dit-il, peuvent, en usant de beaucoup de prudence et d'adresse, entrevoir la robe jaune du fils du ciel. Mais ils doivent se bien garder de lever la tête pour faire les curieux ; cette audace serait regardée comme un grand crime, et punie très-sévèrement.

Tons les princes tartares sont pensionnés par l'Empereur ; la somme qu'on leur alloue est peu de chose ; toutefois cette mesure ne laisse pas d'avoir un bon résultat politique. Les princes tartares, en recevant leur solde, se considèrent comme les esclaves, ou du moins comme les serviteurs de celui qui les paie ; l'Empereur, par conséquent, a droit d'exiger d'eux soumission et obéissance. C'est vers l'époque du premier jour de l'an, que les souverains tributaires touchent à Péking la pension qui leur est allouée. Quelques grands Mandarins sont chargés de ces distributions ; les mauvaises langues de l'empire prétendent qu'ils spéculent sur cette fonction lucrative, et qu'ils ne manquent jamais de faire d'énormes profits aux dépens des pauvres Tartares.

Le ministre du roi des Alechan nous raconta, pour notre édification, qu'une certaine année, tous les princes tributaires avaient reçu leur pension en lingots de cuivre argenté. Tout le monde s'en était aperçu, mais chacun avait gardé le silence ; on avait craint de donner de la publicité à une affaire, qui pouvait devenir une grande catastrophe, capable de compromettre les plus grands dignitaires de l'empire, et même les rois tartares. Comme, en effet, ces derniers étaient censés recevoir leurs rétributions des mains mêmes de l'Empereur, s'ils s'étaient plaints, c'eût été en quelque manière accuser le vieux Bouddha, le fils du ciel, d'être un faux monnayeur. Ils reçurent donc leurs lingots de cuivre en se prosternant ; et ce ne fut que de retour dans leurs pays qu'ils dirent ouvertement, non pas qu'on les avait trompés, mais que les Mandarins, chargés de leur distribuer l'argent, avaient été dupes des banquiers de Péking. Le Mandarin tartare qui nous raconta cette aventure, donnait toujours à entendre que ni l'Empereur, ni les gens de la cour, ni les Mandarins n'étaient pour rien dans cette affaire. Nous nous gardâmes bien de lui ôter cette touchante crédulité ; pour nous qui n'avions pas grande foi à la probité du gouvernement de Péking, nous demeurâmes convaincus que tout bonnement l'Empereur avait filouté les rois tartares. Cela nous parut d'autant plus certain, que l'époque de cette aventure coïncidait avec la guerre des Anglais ; nous savions que l'Empereur était aux abois, et qu'il ne savait où prendre l'argent nécessaire pour empêcher de mourir de faim une poignée de soldats, qui étaient chargés de veiller à l'intégrité du territoire chinois.

La visite des trois Mandarins des Alechan nous fut non-seulement agréable, à cause des détails qu'ils nous donnèrent sur les rapports des rois tariares avec l'Empereur, mais elle eut encore pour nous une véritable utilité. Quand ils surent que nous dirigions notre marche vers l'occident, ils nous demandèrent si nous avions dessein de passer par le pays des Alechan. Sur nolre réponse affirmative, ils nous détournèrent de ce projet ; ils nous dirent que nos animaux y périraient, parce qu'on n'y rencontrait pas un seul pâturage. Nous savions déjà que les Alechan sont un pays encore plus stérile que l'Ortous. Ce sont en effet des chaînes de hautes montagnes sablonneuses, où l'on voyage quelquefois pendant des journées entières, sans rencontrer un seul brin de végétation ; certains vallons, rares et étroits, offrent seulement aux troupeaux quelques plantes maigres et épineuses. A cause de cela le royaume des Alechan est très-peu peuplé, même en comparaison des autres pays de la Mongolie.

Les Mandarins nous dirent que cette année la sécheresse, qui avait été générale dans toute la Tartarie, avait rendu le pays des Alechan presque inhabitable ; il nous assurèrent qu'un tiers au moins des troupeaux avait péri de faim et de soif, et que le reste était dans un état misérable ... Pour faire le voyage de Péking, on avait choisi ce qu'il y avait de mieux dans le pays ; et nous avions pu remarquer, que les animaux de la caravane étaient bien loin de ressembler à ceux que nous avions vus dans le Tchakar. La sécheresse, le manque d'eau et de pâturages, la décimation des troupeaux, tout cela avait donné naissance à une grande misère, d'où étaient sortis de nombreux brigands, qui désolaient le pays et détroussaient les voyageurs. On nous assura qu'étant en si petit nombre, il ne serait pas prudent de nous engager dans les montagnes des Alechan, surtout pendant l'absence des principales autorités.

D'après tous ces renseignements, nous prîmes la résolution, non pas de rebrousser chemin, car nous étions déjà engagés trop avant, mais de changer un peu notre plan de route. La nuit était très-avancée quand nous songeâmes à prendre un peu de repos ; à peine eûmes-nous dormi quelques instants, que le jour parut. Les Tartares sellèrent promptement leurs chevaux, et, après nous avoir souhaité la paix et le bonheur, ils partirent ventre à terre, et volèrent sur les pas de la grande caravane qui les avait précédés.

Pour nous, avant de nous mettre en route, nous déroulâmes l'excellente carte de l'empire chinois, publiée par M. Andriveau-Goujon, et nous cherchâmes sur quel point nous devions nous diriger, pour éviter ce misérable pays des Alechan, sans pourtant trop nous écarter du but vers lequel nous marchions. D'après l'inspection de la carte, nous ne vîmes d'autre moyen que de traverser de nouveau le fleuve Jaune, de rentrer en dedans de la grande muraille chinoise, et de voyager en Chine à travers la province du Kan-Sou jusque chez les Tartares du Koukou-Noor.

Autrefois cette détermination nous eût fait frémir ; habitués comme nous l'étions à vivre en cachette au milieu de nos chrétientés chinoises, il nous eût paru impossible de nous engager dans l'empire chinois, seuls et sans le patronage d'un catéchiste : alors il eût été pour nous clair comme le jour que notre étranglement, et la persécution de toutes les Missions chinoises, eussent été la suite inévitable de notre téméraire dessein. Telles eussent été nos craintes d'autrefois ; mais le temps de la peur était passé. Aguerris par deux mois de route, nous avions fini par nous persuader que nous pouvions voyager dans l'empire chinois, avec autant de sécurité que dans la Tartarie. Le séjour que nous avions déjà fait dans plusieurs grandes villes de commerce, obligés de traiter par nous-mêmes nos affaires, nous avait quelque peu stylés et rendus moins étrangers aux mœurs et aux habitudes chinoises. Le langage ne nous offrait plus aucun embarras : outre que nous pouvions parler l'idiome tartare, nous nous étions familiarisés avec les locutions populaires des Chinois, chose très-difficile en résidant toujours dans les Missions, parce que les chrétiens s'étudient, par flatterie, à n'employer, devant les Missionnaires, que la courte nomenclature des mots qu'ils ont étudiés dans les livres. En dehors de ces avantages purement moraux et intellectuels, notre long voyage nous avait fait beaucoup de bien sous le rapport physique. La pluie, le vent et le soleil, qui avaient impunément sévi, deux mois durant, contre notre teint européen, avaient fini par rembrunir et tanner notre visage, au point de lui donner un air passablement sauvage. La crainte d'être reconnus par les Chinois ne pouvait donc faire sur nous la plus légère impression.

Nous dîmes à Samdadchiemba, que nous cesserions, après quelques jours, de voyager dans la Terre des herbes, et que nous continuerions notre route par l'empire chinois. — Voyager chez les Chinois, dit le Dchiahour, c'est très-bien : il y a de bonnes auberges, on y boit de bon thé. Quand il pleut, on peut se mettre à l'abri ; la nuit, on n'est pas éveillé par la froidure du vent du nord ... Mais en Chine il y a dix milles routes ; laquelle prendrons-nous? Savons-nous quetle est la bonne ? — Nous lui fimes voir la carte, en lui indiquant tous les endroits par lesquels nous passerions avant d'arriver dans le Koukou-Noor ; nous lui réduisîmes même en lis toutes les distances d'une ville à l'autre. Samdadchiemba regardait notre petite carte géographique avec un véritable enthousiasme. — Oh ! dit-il, c'est à cette heure que j'ai sincèrement regret de n'avoir pas étudié pendant que j'étais dans ma lamaserie ; si j'avais écouté mon maître, si je m'étais bien appliqué, je pourrais peut-être aujourd'hui comprendre cette description du monde que, voilà peinte sur ce morceau de papier. N'est-ce pas qu'avec cela on peut aller partout, sans demander la route ? — Oui, partout, lui répondîmes-nous, même dans ta famille. — Comment? est-ce que mon pays serait aussi écrit là-dessus ?... Et en disant ces mots il se courba avec vivacité sur la carte, de manière à la couvrir tout entière de sa large figure. — Range-toi, qu'on te montre ton pays ... tiens, vois-tu ce petit espace à côté de cette ligne verte ? C'est le pays des Dchîahours ; c'est ce que les Chinois nomment les Trois-Vallons (San-Tchouen) ; ton village doit être ici ; noits passerons tout au plus à deux journées de ta maison. — Est-il possible ? reprit-il, en se frappant le front, nous passerons à deux journées de ma maison, dites-vous ? Comment ? pas plus loin que deux journées ? Dans ce cas-la, quand nous serons tout près, je demanderai à mes Pères spirituels la permission d'aller revoir mon pays. — Quelle affaire peux-tu avoir encore dans les Trois-Vallons ? — J'irai voir ce qui s'y passe ... Voila dix-huit ans que j'en suis parti ; j'irai voir si ma vieille mère y est encore ; si elle n'est pas morte, je la ferai entrer dans la sainte Eglise. Pour mes deux frères, je n'en réponds pas : qui peut savoir s'ils auront assez de bons sens pour ne plus croire aux transmigrations de Bouddha ?... Ah! Voilà qui est bien, ajouta-t-il, après une courte pause ; je vais faire encore un peu de thé, et tout en buvant nous parlerons tout doucement de cela.

Samdadchiemba n'y était plus ; ses pensées s'étaient toutes envolées au pays natal. Nous dûmes le rappeler à la réalité de sa position. —Samdadchiemba, pas besoin de faire du thé ; maintenant, au lieu de causer, il faut plier la tente, charger les chameaux et nous mettre promptement en route. Vois, le soleil est déjà assez haut ; si nous ne marchons pas vite, nous n'arriverons jamais dans le pays des Trois-Vallons. —Parole pleine de vérité! s'écria-t-il ; et se levant brusquement, il se mit à faire avec ardeur les préparatifs du départ.

En nous remettant en route, nous abandonnâmes la direction vers l'occident, que nous avions rigoureusement suivie durant notre voyage ; nous descendîmes un peu vers le midi. Après avoir marché pendant la moitié de la journée, nous nous reposâmes un instant à l'abri d'une roche, pour prendre notre repas. Comme à l'ordinaire, nous dînâmes au pain et à l'eau ; et encore quel pain et quelle eau ! de la pâte à moitié cuite, de l'eau saumâtre que nous avions été obligés de puiser à la sueur de notre front, et de transporter pendant la route.

Sur la fin de notre repas, pendant que nous puisions dans nos petites fioles un peu de poussière de tabac en guise de dessert, nous aperçûmes venir à nous un Tartare monté sur un chameau : il s'assit à côté de nous ; après nous être souhaité mutuellement la paix, nous lui donnâmes à flairer nos tabatières, puis nous lui offrîmes un petit pain cuit sous la cendre. Dans un instant, il eut croqué le pain et aspiré coup sur coup trois prises de tabac. Nous le questionnâmes sur la route ; il nous dit qu'en suivant toujours la même direction, nous arriverions dans deux jours sur les bords du fleuve Jaune, qu'au delà nous entrerions sur le territoire chinois. Ces renseignements nous furent très-agréables, car ils s'accordaient parfaitement avec les indications de la carte. Nous lui demandâmes encore si l'eau était loin. — Oui, les puits sont très-loin, nous répondit-il. Si vous voulez vous arrêter aujourd'hui, vous trouverez sur la route une citerne, mais l'eau est peu abondante et très-mauvaise ; autrefois c'était un puits excellent, aujourd'hui il a été abandonné, parce qu'un tchutgour ( diable ) en a corrompu les eaux...

Sur ces informations, nous levâmes la séance ; nous n'avions pas de temps à perdre, si nous voulions arriver avant la nuit. Le Mongol monta sur son chameau, qui s'en alla par bonds à travers le désert, tandis que la petite caravane continuait à pas lents sa marche uniforme et monotone.

Avant le soleil couché nous arrivâmes à la citerne qui nous avait été indiquée. Comme nous ne pouvions espérer de trouver plus loin une eau meilleure, nous dressâmes la tente ; nous pensions d'ailleurs que la citerne n'était pas peut-être si diabolique que l'avait prétendu le Tartare.

Pendant que nous allumions le feu, le Dchiahour alla puiser de l'eau ; il revint à l'instant, en disant qu'elle était impotable, que c'était du véritable poison. Il en rapportait une écuellée, afin que nous pussions constater par nous-mêmes la vérité de ce qu'il disait. La puanteur de cette eau sale et bourbeuse était en effet intolérable : au-dessus de ce liquide nauséabond on voyait flotter comme des gouttelettes d'huile, dont la vue augmentait encore notre dégoût. Nous n'eûmes pas le courage d'y porter nos lèvres pour la goûter ; il nous suffisait de la voir, et surtout de la sentir.

Et cependant il fallait boire, ou se laisser mourir de soif. Nous essayâmes donc de tirer le meilleur parti possible de cette citerne du Diable, comme l'appellent les Tartares. Nous allâmes ramasser des racines qui croissaient en abondance aux environs, et qui étaient à moitié enterrées dans le sable : il ne fallut qu'un instant pour en avoir une grande provision. Nous fimes d'abord du charbon que nous écrasâmes grossièrement ; puis nous remplîmes notre grande marmite de cette eau puante et bourbeuse, et nous la plaçâmes sur le feu. Quand l'eau fut chaude, nous y infusâmes une grande quantité de charbon pulvérisé.

Pendant que nous étions occupés de cette opération chimique, Samdadchiemba, accroupi à côté de la marmite, nous demandait à chaque instant quel genre de souper nous prétendions faire avec tous ces détestables ingrédients. Nous lui fîmes une dissertation complète sur les propriétés décolorantes et désinfectantes du carbone. Il écouta notre exposé scientifique avec patience, mais il ne parut pas convaincu. Ses deux yeux étaient continuellement braqués sur la marmite ; et il était facile de voir à l'expression sceptique de sa figure, qu'il ne comptait guère que l'eau épaisse qui était dans la marmite pût tourner en eau claire et limpide.

Enfin, après avoir décanté notre liquide, nous le filtrâmes dans un sac de toile. L'eau que nous obtînmes n'était pas, il est vrai, délicieuse, mais elle était potable ; elle avait déposé sa saleté et toute sa mauvaise odeur. Nous en avions déjà bu plus d'une fois, dans notre voyage, qui ne la valait certainement pas.

Samdadchiemba était ivre d'enthousiasme. S'il n'eût pas été chrétien, certainement il nous eût pris pour des Bouddha-vivants. Les Lamas, disait-il, prétendent qu'il y a tout dans leurs livres de prières ; cependant, je suis sûr qu'ils mourraient tous de soif ou empoisonnés, s'il n'avaient pour faire leur thé que cette citerne. Ils ne sauraient jamais trouver le secret de rendre cette eau bonne ... Samdadchiemba nous accabla de bizarres questions sur les choses de la nature. A propos de la purification d'eau que nous venions de faire, il nous demanda si en se frottant bien la figure avec du charbon il parviendrait à la rendre aussi blanche que la nôtre ; puis se prenant à regarder ses mains encore toutes noires, à cause du charbon qu'il avait pulvérisé tout à l'heure, il se mit à rire aux éclats.

Il était déjà nuit quand nous achevâmes la distillation de notre eau. Nous fîmes du thé en abondance, et la soirée se passa à boire. Nous nous contentâmes de délayer quelques pincées de farine d'avoine dans notre boisson ; car la soif ardente dont nous étions dévorés avait absorbé le désir de manger. Après avoir bien noyé nos entrailles, désséchées par une longue journée de marche, nous songeâmes à prendre un peu de repos.

A peine fûmes-nous couchés, qu'un bruit inattendu et extraordinaire vint tout à coup nous jeter dans la stupeur. C'était un cri lugubre, sourd et prolongé, qui semblait se rapprocher insensiblement de notre tente. Nous avions entendu les hurlements des loups, les rugissements des tigres et des ours ; mais ce qui frappait nos oreilles, en ce moment, n'était comparable à rien de tout cela. C'était comme le mugissement d'un taureau, mêlé d'un accent si étrange et si inusité, que nous en avions le cœur plein d'épouvante. Nous étions d'autant plus surpris de cette rencontre, que tout le monde s'accordait à dire qu'il n'existait pas une seule bête féroce dans tout le pays des Ortous. .

Notre embarras devenait sérieux ; nous commencions à craindre pour nos animaux, qui étaient attachés à l'entour de la tente, et un peu aussi pour nous-mêmes. Comme le bruit ne discontinuait pas, et paraissait, au contraire, se rapprocher sans cesse, nous nous levâmes, non pas pour aller examiner de près cette bête malencontreuse qui troublait notre repos, mais pour tâcher de lui donner l'épouvante. Tous trois à la fois, nous nous mîmes à pousser de grands cris, de toute la puissance de nos poumons. Après un instant de silence, les mugissements se firent de nouveau entendre, mais à une distance très-éloignée, Nous conjecturâmes qu'à notre tour, nous avions fait peur à l'animal, et cela diminua un peu notre crainte.

Ces cris effrayants venant à se rapprocher encore, nous allumâmes, à quelques pas de notre tente, un grand entassement de broussailles. Ce grand feu, au lieu d'éloigner cet animal problématique, parut au contraire l'inviter à venir vers nous. Une flamme immense s'échappait du sein des broussailles embrasées. A la faveur de son lointain reflet, nous distinguâmes enfin comme la forme d'un grand quadrupède de couleur rousse. Il ne paraissait pas avoir l'air aussi féroce, que ses cris semblaient l'annoncer. Nous nous hasardâmes à aller vers lui, mais il s'éloignait à mesure que nous avancions. Samdadchiemba, dont les yeux étaient très-perçants, et accoutumés, comme il le disait, à regarder dans le désert, nous assura que c'était un chien ou un veau égaré.

Nos animaux paraissaient, pour le moins, aussi préoccupés que nous. Le cheval et le mulet dressaient leurs oreilles en avant, et creusaient la terre de leur pied, tandis que les chameaux, le cou tendu et les yeux effarés, ne perdaient pas un instant de vue l'endroit d'où partaient ces cris sauvages.

Pour tâcher de savoir au juste avec qui nous avions affaire, nous délayâmes une poignée de farine d'avoine dans une des pièces de notre vaisselle de bois ; nous la plaçâmes à l'entrée de la tente, et nous rentrâmes. Bientôt nous vîmes l'animal s'avancer à pas lents, s'arrêter, puis avancer encore. Enfin il aborda franchement le plat et lapa avec vitesse le souper que nous lui avions préparé. Il nous fut alors facile de reconnaître un chien. Il était d'une grosseur prodigieuse. Après avoir bien nettoyé et récuré de sa langue son assiette de bois, il se coucha sans façon à l'entrée de la tente ; nous suivîmes son exemple, et nous nous endormîmes avec calme, contents d'avoir rencontré un protecteur au lieu d'un ennemi.

Le matin, à notre réveil, nous pûmes considérer au grand jour et à loisir ce chien qui, après nous avoir tant effrayés, s'était livré à nous avec un entier abandon. Il était de couleur rousse, et d'une taille extraordinairement grande ; l'état de maigreur dans lequel il se trouvait témoignait qu'il s'était égaré déjà depuis longtemps. Une jambe disloquée, et qu'il traînait en marchant, donnait à son allure un certain balancement qui avait quelque chose de formidable. Mais il était surtout effrayant, quand il faisait résonner le timbre de sa voix caverneuse et sauvage. Nous ne pouvions l'entendre, sans nous demander si l'être que nous avions sous les yeux appartenait bien réellement à la race canine.

Nous nous mîmes en route, et le nouvel Arsalan nous accompagna avec fidélité. Le plus souvent, il précédait de quelques pas la caravane, comme pour nous indiquer la route, qui, du reste, paraissait lui être assez familière.

Après deux journées de marche, nous arrivâmes au pied d'une chaîne de montagnes dont les cimes allaient se perdre dans les nues. Nous les gravîmes avec courage, espérant qu'au delà nous rencontrerions le fleuve Jaune. Cette journée de marche fut très-pénible, surtout pour les chameaux, qui devaient sans cesse marcher sur des rochers durs et aigus. Aussi, après quelques instants, leurs pieds charnus étaient-ils tout ensanglantés. Quant à nous, nous fûmes peu sensibles à la peine que nous éprouvions. Nous étions trop occupés à considérer l'aspect étrange et bizarre des montagnes que nous parcourions.

Dans les gorges, et au fond des précipices formés par ces hautes montagnes, on n'aperçoit que de grands entassements de mica et de pierres lamellées, cassées, broyées, et souvent comme pulvérisées. Tous ces débris d'ardoises et de schistes, paraissent avoir été charriés dans ces gouffres par de grandes eaux ; car ils n'appartiennent nullement à ces montagnes, qui sont de nature granitique. A mesure qu'on avance vers la cime, ces monts affectent des formes de plus en plus bizarres. On voit de grands quartiers de rochers roulés et entassés les uns sur les autres, et comme étroitement cimentés ensemble. Ces rochers sont presque partout incrustés de coquillages, et de débris de plantes semblables à des algues marines ; mais ce qu'il y a de plus remarquable, c'est que ces masses granitiques sont découpées, rongées et usées dans tous les sens. De tout côté, on ne voit que des cavités, des trous qui serpentent par mille détours ; on dirait que tout le haut de la montagne a été soumis à l'action lente et dévastatrice de vers immenses. Quelquefois le granit offre des empreintes profondément creusées, comme si elles eussent servi de moules à des monstres, dont les formes sont encore très-bien conservées.

A la vue de tous ces phénomènes, il nous semblait souvent que nous marchions dans le lit d'une mer desséchée. Tout porterait à croire que ces montagnes ont été, en effet, lentement travaillées par la mer. Impossible d'attribuer tout ce qu'on y voit aux eaux de la pluie, et encore moins aux inondations du fleuve Jaune, qui, si prodigieuses qu'on les suppose, n'arriveraient jamais à une si grande élévation. Les géologues qui prétendent que le déluge a eu lieu par affaissement, et non par une dépolarisation de la terre, trouveraient peut-être, sur ces montagnes, des preuves assez fortes pour étayer leur système.

Quand nous fûmes arrivés sur la crête de ces hautes montagnes, nous aperçûmes à nos pieds le fleuve Jaune, qui roulait majestueusement ses ondes du sud au nord ; il était à peu près midi, et nous espérâmes que le soir même nous pourrions passer l'eau, et aller coucher dans une des auberges de la petite ville de Ché-Tsui-Dzé, que nous découvrions déjà sur le penchant d'une colline, de l'autre côté du fleuve.

Nous mîmes toute la soirée à descendre cette montagne escarpée, choisissant à droite et à gauche les endroits les moins scabreux. Enfin nous arrivâmes avant la nuit sur les bords du fleuve Jaune. Notre passage eut un succès inespéré. D'abord, les Tartares mongols qui étaient en possession du bac, pressurèrent moins notre bourse que ne l’avaient fait les bateliers chinois. Eu second lieu, les animaux montèrent sur la barque, sans la moindre difficulté. Nous fûmes seulement forcés d’abandonner sur le rivage notre chien boiteux. Les Mongols ne voulurent à aucun prix lui donner place sur la barque, ils prétendaient que la règle voulait que les chiens passassent l’eau à la nage, et non pas sur les barques uniquement destinées pour les hommes et pour les animaux qui ne savent pas nager. Nous dûmes céder à l’inflexibilité de leur préjugé.

De l’autre côté du fleuve nous fûmes en Chine. Nous dîmes donc adieu pour quelque temps à la Tartarie, au désert et à la vie nomade.


  1. (1) Genèse, XXXIX, 1, 2, 3.
  2. (2) Ibid. XIIV, 19, 20.