Souvenirs d’un page de la cour de Louis XVI/Trianon
CHAPITRE XVI
trianon
Semblable à son auguste et jeune déité,
Trianon joint la grâce avec la majesté.
Pour elle il s’embellit, et s’embellit par elle.
C’est surtout dans les séjours ou, suivant l’expression consacrée, les voyages que l’infortunée Marie-Antoinette faisait au petit Trianon, que ses ennemis ont été chercher la matière de leurs plus sottes calomnies. À entendre ces hobereaux, il y avait là un écueil pour ses mœurs, une ruine pour la France. N’est-il pas cependant bien naturel qu’il semble doux à un souverain, toujours en représentation, au milieu des chaînes de l’étiquette la plus rigoureuse, de pouvoir se retirer dans quelque habitation solitaire pour s’y délasser du poids de la grandeur ? De tout temps nos rois ont eu leurs petits lieux de retraite. Isabeau de Bavière méditait la ruine de la France au petit hôtel Barbette. François Ier oubliait au Petit-Bourbon, rue Gît-le-Cœur, les désastres de la bataille de Pavie, aux pieds de la duchesse d’Étampes. Et nous-mêmes, combien, au milieu de la gêne d’un emploi important, au sein des villes, ne soupirons-nous pas après un asile champêtre pour y goûter les charmes de la solitude ? Dans ces lieux écartés, loin de toute représentation, les souverains, il est vrai, trouveraient, s’ils le voulaient, plus de facilités pour se livrer à leurs passions. Mais ils auraient alors à prendre certaines précautions que la reine ne connaissait point, parce qu’elle ne songeait point aux turpitudes que la sale imagination de ses détracteurs devait imaginer pour elle.
Elle ne couchait à Trianon que dans les voyages, et ces voyages étaient si rares que, pendant quatre ans, je ne les ai vus se renouveler que deux fois ; et alors toute la maison de la reine l’y suivait. Le roi y passait la journée, et Madame Élisabeth, ce modèle parfait de toutes les vertus, y établissait sa demeure. Sous une pareille égide, la reine n’était-elle pas à l’abri de tout soupçon ?
C’est assez m’appesantir sur ce sujet. Nous avons vécu dans des temps si malheureux que, même au milieu des bocages de Trianon, parmi les parfums et les roses, toutes les idées riantes nous échappent pour nous laisser plongés malgré nous dans les plus tristes souvenirs, et nous rappeler « que les reines ont été vues pleurant comme de simples femmes, et que l’on s’est étonné de la quantité de larmes que contiennent les yeux des rois[1]. »
Le prix de ce château, qu’on a tant exagéré, n’avait point, tant s’en faut, dépassé les bornes des dépenses permises à un grand roi. D’ailleurs, il avait été construit par Louis XV, et les embellissements que les changements de goûts et d’idées avaient amenés pouvaient seuls être attribués au dernier règne. Il est facile de se convaincre encore aujourd’hui que cette maison n’était pas si magnifique que bien des financiers n’en eussent de plus somptueuses ; et la beauté du jardin provenait moins de sa richesse que du goût avec lequel il avait été tracé.
Le château est un pavillon carré, décoré d’un ordre corinthien, et trop exigu pour qu’on ait pu y trouver plus de logement qu’il n’en fallait à une reine de France. Une salle à manger, un salon, un billard, une chambre à coucher et quelques cabinets, telle était la distribution du premier étage ; à peine le second contenait-il quelques petits appartements pour Madame Élisabeth et les dames du palais.
L’ameublement se distinguait plutôt par l’élégance que par la magnificence, et bien des hôtels de Paris étaient plus remarquables. Le salon était orné de peintures, la chambre à coucher, meublée en mousseline, où la broderie et la vivacité des couleurs défiaient en quelque sorte le pinceau le plus exercé. Quelques portraits des enfants de Marie-Thérèse reportaient la reine au sein de sa famille où, avec moins d’éclat, elle eût trouvé plus de bonheur. Mais en faisant naître de douces émotions dans son cœur, ces tableaux devaient lui inspirer aussi les réflexions les plus sérieuses, car tous ces princes et toutes ces princesses étaient représentés en religieux creusant leurs tombeaux. Le seul luxe du cabinet voisin consistait en deux glaces qui, par un ressort, sortaient du parquet et venaient interrompre le jour en masquant les croisées. Mais nous ne vivons plus au temps où un petit miroir de Venise était un présent digne d’un roi ; toutes nos actrices, et les plus simples bourgeoises n’ont-elles pas aujourd’hui des glaces de la plus belle dimension ?
Dans la salle à manger on avait adapté cette fameuse table placée autrefois au château de Choisy, qui, au moyen de contrepoids et d’autres secrets de la mécanique, descendait à l’étage inférieur se faire charger d’un nouveau service.
Les trois faces du pavillon de Trianon présentaient trois aspects différents qui se liaient l’un à l’autre avec un art merveilleux. Par une de ces façades, qui symbolisait la France, il dominait sur un jardin dans le goût de Le Nôtre et de ses contemporains. Des orangers, entremêlés de statues placées dans des niches de verdure, embellissaient un parterre terminé par une salle de comédie qui, malgré son exiguïté, avait une scène assez vaste pour qu’on pût y représenter les opéras les plus compliqués. J’ai entendu dire que la reine y avait joué la comédie plus d’une fois. Ce qu’il y a de certain, c’est qu’au mois de septembre 1785 on y joua, en fort petit comité, le Barbier de Séville. La reine joua Rosine avec toute la grâce et la vérité possibles ; M. le comte d’Artois jouait Figaro, M. de Vaudreuil faisait le rôle du comte Almaviva ; ceux de Bartholo et de Bazile furent remplis par MM. de Guiche et de Crussol. La pièce fut représentée avec un accord et un ensemble rares dans ces réunions de société[2]
Quant à Louis XVI, il n’a jamais pris part, comme acteur, à aucune de ces représentations. Ce prince avait de plus importantes occupations, et on peut dire avec le poëte que jamais on ne le vit
Se donner…... en spectacle aux Romains,
Et venir prodiguer sa voix sur un théâtre.
En face du château, une pelouse où, pour me servir d’une naïve expression d’un vieux poëte,
Le clair ruisselet,
Doucelet, mignardelet,
De son onde jaseresse,
La verte rive caresse.
se terminait par une roche ombragée de pins, de
thuyas, de mélèzes, et surmontée d’un pont rustique,
comme on en rencontre dans les montagnes de la
Suisse et les précipices du Valais. Cette perspective agreste et sauvage rendait plus douce celle dont on
jouissait de la troisième façade du château et où,
comme en Italie, l’œil découvrait, parmi les fleurs et
les lauriers, le temple de l’Amour. Une magnifique
statue du sculpteur Bouchardon représentait ce dieu
dans toute la beauté de l’adolescence, taillant dans
une pièce de bois l’arc qui lui sert à percer les cœurs.
Le Sénat possède aujourd’hui cet élégant morceau.
Les autres endroits remarquables de cette charmante habitation étaient un salon octogone en marbre, aussi élégant que commode pour l’exécution d’un concert, et une grotte dont la disposition a fourni trop de matière à la méchanceté pour que je puisse me dispenser d’en dire un mot ici.
Au fond d’un petit vallon ombragé d’arbres épais s’élevait une masse de rochers agrestes où se perdait, en bouillonnant, un ruisseau qui faisait mille détours dans une prairie émaillée de fleurs. C’était en suivant les sinuosités de son cours et par plusieurs détours qu’on parvenait à l’entrée d’une grotte si obscure que les yeux, d’abord éblouis, avaient besoin d’un certain temps pour découvrir les objets. Cette grotte, toute tapissée de mousse, était rafraîchie par le ruisseau qui la traversait. Un lit, également en mousse, invitait au repos. Mais, soit par l’effet du hasard, soit par une disposition volontaire de l’architecte, une crevasse, qui s’ouvrait à la tête du lit, laissait apercevoir toute la prairie, et permettait de découvrir au loin tous ceux qui auraient voulu s’approcher de ce réduit mystérieux, tandis qu’un escalier obscur conduisait au sommet de la roche, dans un bocage touffu, et pouvait dérober à la vue de l’importun un objet qu’on aurait voulu lui cacher.
Ce but était-il bien dans les idées des architectes ? L’imagination dévergondée de quelque stupide calomniateur ne leur a-t-elle pas plutôt prêté des pensées qu’ils n’avaient point, et supposé dans une disposition d’elle-même innocente un dessein réfléchi d’iniquité ? Toujours est-il que cette grotte a formé la base de mille atrocités, débitées sur le compte de l’infortunée Marie-Antoinette par une faction régicide, décidée à la déshonorer avant de l’envoyer à l’échafaud, et que, chose plus déplorable encore ! ces indignes propos étaient répétés et même propagés par ceux qui auraient dû être les premiers à les réfuter. Je me souviendrai toujours que cette grotte me fut montrée par un noble, député aux États généraux, qui siégeait parmi les défenseurs de la monarchie, et qui, en défendant le trône, accusait la reine et cherchait à rendre le roi ridicule. Tant était grand l’aveuglement des Français, et tant ils étaient dignes du sort malheureux qu’ils ont éprouvé pendant plusieurs années !
Au bout du jardin de Trianon, la rivière était bordée d’une infinité de chaumières qui, en offrant au dehors l’aspect le plus champêtre, présentaient à l’intérieur l’élégance et quelquefois la recherche.
Au milieu de ce petit hameau, une haute tour, nommée la tour de Marlborough, dominait les environs. Ses escaliers extérieurs, garnis de giroflées, de géraniums, figuraient un parterre aérien. Une des chaumières renfermait la laiterie, et la crème, contenue dans des vases de porcelaine superposés sur des tables de marbre blanc, était rafraîchie par le ruisseau qui traversait la pièce. Auprès se trouvait la véritable ferme où la reine avait un superbe troupeau de vaches suisses qui pâturaient dans les prairies environnantes.
Près du château, un grand pavillon chinois où l’or et l’azur reflétaient avec éclat les rayons du soleil, contenait un jeu de bagues. Trois figures chinoises semblaient donner le mouvement à la machine, qui était mue par des gens invisibles placés dans un souterrain.
Trianon est encore plus remarquable aujourd’hui par la beauté des arbres exotiques qui y ont pris un accroissement prodigieux et y répandent une ombre impénétrable. On y remarque surtout un beau tulipier qui a près d’un mètre de diamètre, et une multitude d’autres arbres aussi rares que précieux.
Ce Trianon était appelé le petit, pour le distinguer du grand Trianon, situé à peu de distance et construit par Louis XIV, selon le goût italien et sur le modèle des nombreux palais qui bordent la Brenta. Il est composé d’un seul rez-de-chaussée surmonté de balustrades et de statues, et formant deux ailes jointes par un grand péristyle de colonnes en marbre rouge et vert campan. Quoique ce château fut abandonné, il ne laissait pas que d’être très-bien entretenu. Je ne l’ai vu habité que deux fois. La première fois y on déposa le corps de la dernière fille de Louis XVI ; la deuxième fois on y logea l’ambassade de Typoo-Saëb.
Les jardins, assez grands, ne présentaient de remarquable qu’un amphithéâtre de gazon, avec les bustes des empereurs romains ; une belle copie du Laocoon, par Tuby, et une Minerve antique en granit.
Louis XIV avait fait bâtir ce château sur les dessins de Mansart pour terminer le bras droit du canal de Versailles et servir de pendant à la Ménagerie.
Trianon ou Triarnum était un fief possédé en 1225 par les seigneurs de Versailles. Ils le vendirent aux religieux de Sainte-Geneviève, qui, en 1663, le cédèrent à Louis XIV.