Souvenirs d’un page de la cour de Louis XVI/Ministres

CHAPITRE PREMIER

ministres

Pour bien juger les hommes publics, il ne faut jamais les séparer de la position politique dans laquelle ils se sont trouvés. On peut, en eux, blâmer isolément telle ou telle action, mais leur conduite ne peut être jugée que sur son ensemble.
Ferrand, Esprit de l’histoire.


On pourrait juger de la situation d’un empire par ses changements de ministères. Lorsque la marche d’un gouvernement n’est point entravée, ceux qui la dirigent, n’ayant point d’obstacles à surmonter, restent plus constamment à leur poste.

Les dernières années de la monarchie offrent une preuve de ce que j’avance. En fort peu de temps, on vit dans le ministère des changements si brusques et si multipliés qu’ils démontraient tout à la fois la perplexité du chef de l’État et le peu d’aptitude de ceux qu’on y appelait.

En 1786, les quatre ministres étaient les maréchaux de Ségur et de Castries, le baron de Breteuil et le comte de Vergennes.

Le premier, chargé du département de la guerre, y avait succédé à M. de Montbarey en 1780. Brave dans les rangs de l’armée, il avait perdu un bras à la bataille de Laufeld et s’y était distingué. Son esprit était assez pénétrant pour bien administrer le contentieux de son département et le diriger dans des temps ordinaires ; mais sa tête n’eût point été assez forte pour des moments orageux, aussi le renvoya-t-on un des premiers quand les troubles commencèrent à agiter la France, et sa conduite, pendant la révolution, fut loin de montrer une âme forte et à la hauteur de ces époques de troubles.

Le maréchal de Castries, à qui l’on confia le ministère de la marine en 1780, succéda à M. de Sartines. On retombait, en le plaçant dans ce poste important, dans la même faute qu’on avait déjà faite en ôtant à M. de Sartines la direction de la police pour lui donner celles de nos flottes ; car M. de Castries, toujours officier de terre, n’avait vu de ports et de vaisseaux que comme curieux et ignorait tout qui avait rapport à l’importante partie dont il était chargé.

M. de Vergennes justifiait la confiance de son maître par les bonnes relations qu’il avait conservées avec les puissances. C’était à lui qu’on devait le traité de paix de 1783. Cependant, s’il faut en croire un officier général célèbre dans cette guerre, M. de Vergennes, d’un naturel timide, avait une crainte exagérée de déplaire à la cour et aux grands. Doué d’un sens droit et d’un esprit éclairé, il était pourtant sans vigueur et sans génie[1]. La mort seule l’enleva à l’amitié de son souverain. Il mourut dans l’hiver de 1787. L’usage ne voulant pas qu’un cadavre restât dans la maison du souverain, on l’avait transporté à sa petite campagne, dans l’avenue de Paris, où tous les corps se rendirent pour le conduire au cimetière ; puis, en sortant de là, on se rendit au bal de la cour. J’ai cru devoir faire mention de ce contraste, autant parce qu’il peint les mœurs et les usages de la cour, que parce que j’ai lu dans un ouvrage moderne, qu’à la mort de M. de Vergennes tous les plaisirs furent suspendus.

Le baron de Breteuil avait toute la capacité nécessaire pour occuper longtemps le ministère de l’intérieur, car il ne fallait pas de grands talents pour diriger les affaires de la maison du roi et les intendances du royaume ; sans cela le baron aurait succombé sous le poids de sa besogne. Jamais, au reste, on ne joignit plus de vanité à une plus grande nullité. J’ai vu une caricature qui représentait ce ministre, et qui, pour toute inscription, portait un air noté de l’opéra du Magnifique, dont les paroles sont : « Oh ! c’est un beau cheval ! »

Le chef de la justice était alors le chancelier Maupeou. Exilé dans sa terre depuis plusieurs années, il avait emporté la haine de tous les parlements, qui ne lui pardonnèrent jamais ses tentatives pour abattre leur puissance. La manière dont ces cours ont travaillé elles-mêmes leur dissolution et aux malheurs de la France justifient aujourd’hui les efforts du chancelier. Lors de sa disgrâce, les sceaux furent confiés à Hue de Miromesnil, vieillard faible, maladif et trembleur. La charge de chancelier, en France, était inamovible ; la volonté du souverain ne pouvait l’ôter à ceux qu’il en avait revêtus ; une condamnation juridique seule pouvait l’en priver, et c’était une belle pensée de faire ainsi respecter la justice dans son chef, en la mettant en quelque sorte au-dessus du caprice des hommes. Le chancelier, comme Thémis, devait être impassible et rester étranger à tous les événements. Toujours enveloppé de sa noire simarre, il ne portait jamais le deuil, et toujours une escorte accompagnait sa chaise ou son carrosse. Aucune de ses actions ne devait être cachée, et c’était une espèce de représentation symbolique du corps dont il était le chef.

Personne ne fut peut-être plus propre à remplir, dans ces temps difficiles, la place de contrôleur général des finances que M. de Calonne. Doué d’un travail facile, d’un génie fécond en expédients, lui seul pouvait trouver les ressources que réclamait la France épuisée moins par les prodigalités de la cour que par des emprunts multipliés. C’est bien vainement qu’on a voulu reprocher à M. de Calonne un luxe et une magnificence. presque toujours inséparables d’un grand génie, qui sait rarement se plier aux petits calculs de l’économie. Nous répéterons, avec le savant et judicieux Ferrand, qu’on peut blâmer telle ou telle action d’un grand homme, mais que sa conduite ne peut être jugée que sur son ensemble. L’infatigable Calonne travaillait jour et nuit. Ses fréquents voyages à Paris n’étaient qu’une suite d’occupations, car la route ne les interrompait même pas et sa voiture devenait un cabinet. Rentré chez lui, les volets fermés, les jambes dans un bain à la clarté des bougies, il trouvait dans les ressources fécondes de son esprit les moyens de sauver la France. Mais l’orgueil parlementaire, la ténacité du clergé, étaient des barrières trop fortes, contre lesquelles se brisèrent ses projets vraiment philanthropiques, car les charges devaient porter moins sur le peuple que sur les gros propriétaires. Après avoir montré en France ses capacités, M. de Calonne alla prouver en Allemagne son attachement à la maison de Bourbon, en sacrifiant aux princes, ingrats pour lui, son repos, sa fortune et ses précieuses collections. Je n’ai point connu M. de Calonne, je ne lui ai jamais été attaché par aucun lien, mon jugement n’en est donc que plus impartial ; et s’il fallait une caution de ce que j’avance, je rappellerais qu’au moment de sa mort à Paris, en 1804, Bonaparte l’avait consulté sur plusieurs points de finances.

Il est rare qu’un grand homme se voie revivre dans ses descendants. Cette remarque s’est vérifiée pour M. de Calonne ; j’ai connu son fils, il avait à peine l’esprit d’un homme ordinaire.

M. de Calonne, entravé dans ses plans de nouveaux impôts par les remontrances et les oppositions des parlements, sur qui portaient et pesaient ces impôts, crut pouvoir les dompter en assemblant les notables du royaume. Ce fut sa perte et celle de la monarchie. Il fut obligé de leur dévoiler que le déficit du trésor royal allait à cent dix millions, sans pouvoir faire entendre que cet excédant de dépenses provenait moins des dilapidations de la cour que des énormes intérêts payés pour les emprunts contractés par Necker pendant son premier ministère. La retraite de M. de Calonne fut le signal de celle de plusieurs autres ministres. À M. de Ségur succéda le comte de Brienne, et à M. de Castries, M. de la Luzerne. M. de Vergennes, à sa mort, avait été remplacé par M. de Montmorin, diplomate éclairé mais timide, et dont les conseils pusillanimes ont bien nui aux intérêts de Louis XVI ; mais ses fautes involontaires et l’espèce d’attachement qu’il montrait, extérieurement du moins, au parti constitutionnel, ont été effacés par sa mort funeste après le 10 août.

Avant sa retraite, M. de Calonne avait fait ôter les sceaux à M. de Miromesnil, pour les donner à M. de Lamoignon, nom célèbre dans la magistrature, mais, personnellement, l’ennemi le plus ardent de son corps ; et cette haine particulière entre le ministre et le parlement contribua à amener le parti violent que prirent ces compagnies. M. de Lamoignon avait des vues droites, plus de connaissances judiciaires que d’administratives. On le prit surtout en horreur, parce qu’il devint le confident et le collaborateur du cardinal de Brienne. Après avoir été remplacé par M. de Barentin, il finit tristement sa carrière dans sa terre de Basville. Ses enfanta le trouvèrent un matin dans une grotte du jardin, tué d’un coup de fusil. L’arme était encore auprès de lui ; mais on ne put découvrir si sa mort était l’effet du désespoir ou d’un accident.

La cour, qui répugnait au rappel de Necker que l’opinion publique, souvent trompée, appelait au ministère, après avoir fait l’essai de plusieurs ministres dont l’existence fut éphémère, appela au conseil Brienne, archevêque de Sens, prélat décrié pour ses mœurs, mais qui s’était acquis une certaine réputation d’économiste, et qui, de plus, était chéri du parti des philosophes. Les honneurs l’accablèrent. Bientôt il fut nommé principal ministre, décoré de la pourpre qu’il souilla par sa conduite envers la cour de Rome et sa mort scandaleuse. Toute son existence ministérielle ne fut qu’une série de fautes et de bévues. Il fit faire au roi quelques actes de vigueur pour le laisser céder quelque temps après. Il avait décrié Calonne et ses projets ; il se trouva bientôt tout aise d’y revenir. Enfin le parlement, poussé à bout, jeta son appel sinistre aux États généraux, et ce fut là l’origine des malheurs de la France. Les divers édits soumis à l’enregistrement de cette cour, la séance royale, l’exil du premier prince du sang et le détail des fautes de Brienne sont du domaine de l’histoire. Le cardinal, effrayé, quitta le ministère et alla cacher sa honte dans sa terre de Brienne. Sa retraite entraîna celle de son frère, qui fut remplacé par le marquis de Puységur. Le baron de Breteuil le fut par M. Laurent de Villedeuil, frère du mécanicien célèbre qui, au moyen d’un bras d’argent, rendit à un invalide les facultés qu’il avait perdues. M. de Barentin fut garde des sceaux, et la cour, désespérée, se décida enfin au rappel de M. Necker.

Sorti des emplois obscurs de la banque, ce Genevois, sous un extérieur simple, cachait un immense orgueil, un entêtement à toute épreuve et une étonnante vanité que lui avaient inspirés les éloges dont le parti des économistes ne cessait de l’accabler. Pendant son premier ministère, il avait retardé un instant la ruine de la France par des emprunts qui devaient l’amener infailliblement plus tard ; et il vint enfin creuser lui-même l’abîme, par le peu de solidité de ses projets financiers, et surtout par sa funeste idée de la double représentation du tiers-état que, malgré tout le conseil, il fit souscrire au roi dont il avait su captiver l’esprit. Protestant, plébéien, Necker était l’ennemi des deux premiers ordres de l’État et le partisan des ennemis du trône et de la religion. Les siècles futurs se refuseront un jour à croire l’engouement qu’il avait inspiré, l’idolâtrie dont il fut un moment l’objet. Mais lorsqu’une fois son nom eut servi de prétexte aux premiers excès de la révolution, il tomba dans le mépris ; et, après avoir lutté un an encore contre l’opinion publique, il retourna en Suisse, à son château de Coppet, pour s’y nourrir de ses remords qui devaient être d’autant plus déchirants que l’ambitieux redoute l’obscurité et que la haine de la France l’y avait condamné.

Je le vis, dans le mois de juillet 1789, revenir à Versailles après en avoir été expulsé. La crainte plutôt qu’une nécessité véritable avait forcé son souverain a le rappeler. La reine ne l’aima jamais ; cette infortunée princesse avait une justesse d’esprit qui l’empêcha toujours d’être la dupe du charlatanisme de Necker. De retour à Versailles, il voulut faire une entrée triomphale dans Paris, sous le prétexte d’aller remercier l’assemblée des électeurs de l’intérêt qu’elle lui avait porté. Sa marche fut, en effet, un triomphe populaire ; mais le retour en fut plus amer. Vainement demanda-t-il la liberté de son ami et compatriote, le baron de Besenval, arrêté comme conspirateur ; il ne put l’obtenir. Je le vis revenir ; il était triste et pensif au fond de sa voiture. Il réfléchissait sans doute à sa position, s’apercevant, mais trop tard, qu’il n’était que le prétexte d’un bouleversement général dont il serait peut-être une des victimes. Son renvoi en 1789 avait mis la France en feu ; son départ en 1790 fit si peu de sensation qu’il me serait difficile d’en fixer l’époque précise ; tant il est vrai que toute idole encensée par le peuple repose sur un pied d’argile, et que le plus léger choc la peut renverser.

La conduite de Necker envers Louis XVI fut une suite d’ingratitudes ; et cet homme, du fond de ses montagnes, a osé élever la voix pour le défendre, pour le soustraire à l’échafaud, lorsqu’il lui en avait ouvert le chemin ! À même d’apprécier mieux que personne les vues droites et les vertus domestiques de ce prince, il fut le premier à se réjouir de son infortune. Le silence effrayant de la nuit du 5 octobre, la douleur des fidèles amis du roi, n’étaient interrompus que par l’affreux ricanement de la fille de Necker, de madame de Staël[2]. Madame Necker elle-même, malgré sa charité, ses fondations et ses œuvres de bienfaisance, partagea les torts de son mari ; et, comme le démon de l’orgueil et de l’écriture agitait toute cette famille, elle a voulu consacrer par ses ouvrages son respect pour les opinions de son mari, son acquiescement à toutes ses idées. Le Ciel avait imprimé dans tout son être l’agitation qui bouleversait la tête de son époux, qui était son idole, car de violentes attaques de nerfs faisaient de sa personne un mouvement perpétuel. À peine assise, elle devait céder à l’impulsion donnée à toutes ses fibres, et se relever pour reprendre son fatigant balancement. Je l’ai vue au spectacle, toujours debout dans une loge grillée, ne cesser de s’agiter pendant trois heures entières. Madame Necker, de son nom mademoiselle Curchod, devait d’abord épouser le célèbre historien Gibbon ; avec son esprit, ses vertus, elle eût fait une excellente mère de famille. L’ambition, l’orgueil la rendirent complice de son mari.

L’insurrection du 14 juillet occasionna un grand changement dans le ministère. Le maréchal de Broglie, un instant ministre de la guerre, dut aller en Allemagne mettre sa tête à l’abri du sort funeste qui attendait son successeur, le marquis de La Tour du Pin Gouvernet, qui paya de sa vie, sur l’échafaud, son attachement à sa religion et à son roi. Le maréchal fut suivi, dans sa retraite, du garde des sceaux Barentin et de Laurent de Villedeuil. Le premier tut remplacé par l’archevêque de Bordeaux, Champion de Cicé. Ce prélat remuant et tracassier s’était déclaré l’ennemi de son ordre et de son roi, en se précipitant dans les bras du tiers-état, à la tête de la minorité du clergé. M. de Saint-Priest, connu par ses ambassades en Turquie et en Suède, remplaça M. de Villedeuil.

Je ne dresserai point ici la longue liste de tous les ministres qui se succédèrent rapidement pendant la fin du règne de Louis XVI et dont les mutations devenaient plus fréquentes à mesure que la monarchie penchait davantage vers sa ruine. Le roi ne trouvait plus aucun fidèle sujet qui voulût recevoir le dangereux honneur de lui donner des conseils. Ceux qui se présentaient étaient ses ennemis, et l’affligeaient par leurs trahisons. Le petit nombre de ses amis qui se dévouaient encore se voyaient bientôt renversés par les intrigues de la faction régicide et payaient de leur tête leur fidélité.

Les ministres n’avaient point, sous la monarchie, de marques distinctives de leur emploi. Hors les grandes cérémonies, les officiers de la couronne faisaient leur service en habits de couleur. Quand le roi travaillait avec un ministre pour les affaires de son département, c’était dans un cabinet faisant le premier angle saillant de la cour de marbre avec la cour royale à droite ; mais les conseils se tenaient dans le grand cabinet qui suivait la chambre de parade. Sur une longue table, couverte d’un tapis de velours vert, se discutaient et se signaient les intérêts de la France. Deux bustes antiques, placés dans cette salle, semblaient présider aux délibérations et inspirer les conseillers du monarque. L’un, en porphyre, était celui d’Alexandre ; l’autre, en marbre noir avec les yeux d’argent et la draperie en marbre blanc, était celui de Scipion l’Africain ; il avait été donné à Louis XV, en 1733, par l’abbé Fauvel, célèbre amateur d’antiquités.

Outre les conseils qui se tenaient dans ce cabinet sous les yeux du roi, il y avait encore le conseil d’État qui se rassemblait dans une salle basse du château, à gauche, dans la cour royale, et qui était présidé par le chancelier ou le garde des sceaux.

  1. Voyez Mémoires de Bouillé.
  2. Telle est, en effet, l’attitude que les passions du temps prêtèrent à madame de Staël. Combien ces allégations furent injustes, aujourd’hui tout le monde le sait. (Note des éditeurs.)