Souvenirs d’un page de la cour de Louis XVI/États généraux

CHAPITRE II

états généraux

Bientôt à ces conseils accourent à grand bruit
Tous ces gens obstinés qu’un fol orgueil conduit.

Voltaire, Henriade.


Je ne puis croire qu’il y ait actuellement un seul souverain qui ne frémirait au seul nom de Diètes et d’États généraux, s’il n’avait la volonté et le pouvoir de présider ses résolutions, et, au besoin, de réprimer leurs écarts par la force des baïonnettes.

C’était un principe reçu dans notre vieille monarchie que le roi seul était souverain, et que son autorité seule faisait les lois. « Si veut le roi, si veut la loi. » Les États généraux du royaume n’avaient que la voie de la remontrance ou de la supplication ; et le roi déférait à leurs doléances ou à leurs prières suivant les règles de la justice et de la prudence, « car, dit le célèbre président de Blancmesnil, s’il étoit obligé de leur accorder toutes leurs demandes, il cesseroit d’être roi. » Aussi, Louis XVI perdit sa couronne dès que ces États généraux firent succéder à leurs doléances le langage le plus arrogant. « Jamais, dit encore Ferrand, les États généraux, même les plus séditieux, n’ont prétendu participer à la législation. Ils exposoient ce qu’ils croyoient devoir demander pour le bien de l’État, ou ce que leur suggéroient les intrigues et les factions dont ils étoient toujours remplis ; jamais ils n’ont présenté ces doléances qu’à genoux, et cette attitude n’annonce aucune idée de souveraineté ; jamais on ne leur demanda leur avis que sur les impôts… » Voilà quel était le rôle des États généraux sous la monarchie ; nous connaissons tous celui qu’ils se sont arrogé aux premiers jours de la révolution. Le prince malheureux qui les convoqua était loin de prévoir qu’en appelant près de lui l’élite de la nation, il s’entourait de factieux et de régicides.

Je ne ferai point ici l’historique de cette assemblée, de cette lutte effrayante entre les sujets et le souverain. Sa convocation avait excité un véritable enthousiasme dans tout le royaume et même à la cour. On en attendait impatiemment l’ouverture ; tout le monde s’agitait pour en faire partie. Mais qu’ils étaient rares ceux qui entrèrent dans cette enceinte avec des intentions pures et droites ! Le haut clergé se persuadait que les subsides demandés à son ordre sous le nom de dons gratuits seraient réformés. Les curés y arrivaient avec la haine de l’épiscopat. La noblesse comptait autant de partis que d’individus ; celle des provinces voulait restreindre les faveurs et les grâces accordées avec plus d’abondance à celle de la cour ; celle-ci, sous le prétexte de deux chambres, visait à la pairie, et les pairs eux-mêmes trouvaient leurs attributions trop bornées. Le tiers état nourrissait dans son sein la haine des priviléges des autres ordres, l’esprit d’irreligion, de désorganisation et d’anarchie dont il nous a donné des preuves si sanglante. En un mot, tous ces députés, qui devaient n’avoir qu’un seul but en accourant, celui de seconder le vertueux monarque dans ses nobles projets, n’apportèrent que leurs haines secrètes, un malheureux esprit de parti, toutes les passions enfin qui peuvent germer au cœur de l’homme.

Il arriva enfin ce 4 mai, ce jour qui devait être l’aurore du bonheur de la France, et qui ne fit qu’annoncer la chute de son antique monarchie. Tous les députés arrivaient en foule à Versailles. Dès le 1er mai, les hérauts d’armes, revêtus de leurs cottes de velours violet parsemées de fleurs de lis d’or, montés sur de superbes chevaux blancs, accompagnés de troupes et de toutes les trompettes de la grande écurie, proclamèrent dans les carrefours de Versailles l’ouverture des États généraux. Le 3 au soir, la pluie tombait avec violence ; le roi, à son coucher, regardait sans cesse le temps, et donna l’ordre que, si à cinq heures du matin il ne pleuvait plus, on tendît les tapisseries sur le passage de la procession. Le lendemain, la journée fut assez belle. Dès le matin le peuple était dans les rues. Les fenêtres, louées à un prix énorme, étaient garnies d’une foule de curieux accourus de toute part. Les députés se rendirent à l’église de Notre-Dame, et y attendirent la cour, qui y vint avec son cortége des plus grandes cérémonies.

Le roi était dans sa voiture à deux chevaux avec toute sa famille, suivi de douze ou quinze autres voitures remplies de dames et des grands officiers de la cour. Les chevaux, magnifiquement harnachés, avaient la tête surmontée de hauts plumets. Toute la maison du roi, les écuyers, les pages, à cheval, la fauconnerie, l’oiseau sur le poing, précédaient le superbe cortége. Quand il fut arrivé à Notre-Dame, la procession commença entre deux haies de troupes et une multitude qui, déjà imbue de l’esprit de faction, applaudissait à la vue du tiers état, et surtout du comte de Mirabeau, député de cet ordre, remarquable par son horrible figure et sa tête monstrueuse, qu’il affectait de porter avec plus d’arrogance encore que de coutume. À la vue de la noblesse les applaudissements cessèrent, pour reprendre avec plus de fureur au passage de M. le duc d’Orléans, qui, dédaignant son rang de prince du sang, s’était placé parmi les députés de son bailliage. Les acclamations s’arrêtaient de nouveau à l’approche du clergé. À peine le roi lui-même reçut-il quelques marques d’affection de cette foule déjà révolutionnaire.

Le tiers état ouvrait la marche, habillé de noir avec le petit manteau et le rabat affecté aux gens de justice. Ce simple costume paraissait humilier son orgueil par le contraste des habits de la noblesse qui, quoique noirs, étaient relevés par des parements de drap d’or sur l’habit et le manteau, et par des chapeaux garnis de plumes.

Après cet ordre venaient les curés ; mais ceux qu’on remarquait davantage avaient, en général, oublié les douces fonctions de leur ministère de paix pour apporter à Versailles l’esprit d’intrigue et les dispositions les plus perverses. Les évêques les suivaient en rochet et en camail, et ce noble cortége était terminé par un prélat encore plus respectable par ses vertus et son âge que par la pourpre romaine dont seul il était revêtu. C’était le cardinal de La Rochefoucauld, archevêque de Rouen.

Après les députés, venait le clergé des paroisses précédant l’archevêque de Paris, qui portait le Saint des saints sous un dais somptueux, dont les glands étaient tenus par les frères du roi et ses neveux, les ducs d’Angoulême et de Berry.

Il avait été question de donner aussi un dais au roi ; mais ce prince religieux le refusa, et ne voulut aucune distinction devant ce Dieu dont il attendait toute sa force pour son pénible règne. Il portait simplement un flambeau derrière le Saint-Sacrement. Son habit et son manteau étaient de drap d’or, et ses pierreries brillaient du plus vif éclat. À côté de lui marchait la reine, non moins magnifiquement vêtue : son port majestueux était encore relevé par une coiffure garnie de ces fleurs connues sous le nom de couronnes impériales. Les princes et toute la cour, dans le plus grand éclat, suivaient la famille royale.

Cette procession à jamais célèbre défila devant la petite écurie, où, sur un balcon et presque expirant, était couché sur un monceau de coussins l’héritier présomptif du trône. C’était bien le symbole de la monarchie qui, comme lui, avait déjà un pied dans l’abîme. Ce bel enfant, si précoce, si doux, laissait, au milieu de ses douleurs, échapper parfois un sourire à la vue de sa tendre mère et de son père, dont les yeux se remplissaient de larmes en pensant aux souffrances de leur enfant. Ah ! si l’avenir se fût déroulé devant toi, prince infortuné, au lieu de pleurer, tu te serais prosterné devant ce Dieu que tu suivais si pieusement, pour le remercier d’appeler à lui ce précieux rejeton, et de le soustraire ainsi aux malheurs qui attendaient sa famille et aux tortures de la prison du Temple !

On arriva à l’église de Saint-Louis où l’on chanta la messe. L’évêque de Nancy, l’abbé de la Fare, prononça un discours rempli de passages éloquents, de mouvements oratoires. Chose inouïe ! des battements de mains, jusque-là réservés à nos salles de spectacle, lui témoignèrent la satisfaction de l’assemblée. Ce manque de respect à la Divinité fut le premier coup de hache contre l’autel et le signal de la destruction du culte.

Le 5, eut lieu l’ouverture des États généraux. La salle des séances avait été construite dans l’avenue de Paris, à l’hôtel des Menus-Plaisirs, où déjà avaient siégé les Notables. Cette salle, qui devait ensuite servir aux délibérations du troisième ordre, recevait son jour de la voûte. Tout autour régnait un rang de colonnes qui formaient une galerie et supportaient les tribunes des étrangers. Dans le fond s’élevait le trône, sous un énorme ciel de velours violet semé de fleurs de lis d’or. Au bas des marches était le bureau des ministres, et en face, les places destinées au tiers état ; les deux autres ordres étant placés sur les côtés de ce vaste carré.

Le 5, les députés arrivèrent par l’entrée de la rue des Chantiers et prirent leurs places, non sans quelques rumeurs causées par l’esprit de jalousie du tiers et par la mort subite d’un des leurs, frappé d’apoplexie. Bientôt la cour, sortie du château en même pompe que la veille, arriva par l’avenue de Paris. Le roi parut sur son trône, entouré de sa famille et dans tout l’éclat de la royauté. Tandis que les officiers de la couronne prenaient leurs places, le roi, apercevant le duc d’Orléans parmi les députés, lui fit dire de ne point se séparer de sa famille, mais ce prince factieux persista dans sa résolution. Quand le tumulte causé par l’arrivée du monarque fut apaisé, le roi se leva, ainsi que toute l’assemblée. Il invita la reine, par un signe, à se rasseoir, ce qu’elle refusa par une profonde révérence. Un silence religieux régnait dans la salle. Louis XVI, qui avait une tenue noble et majestueuse, surtout quand il ne marchait pas, magnifiquement vêtu, étincelant de pierreries, dominait, du haut de son trône, cette fameuse réunion ; et, comme si toute la pompe de la terre n’eût pas suffi pour inspirer le respect et le recueillement, le ciel parut vouloir y contribuer. Au moment où le roi prononça son discours, un rayon lumineux perça le taffetas qui masquait l’ouverture de la voûte, et vint luire sur le front majestueux du monarque. Cette circonstance inspira un sentiment de vénération profonde à tous les cœurs généreux et aurait dû arrêter ceux qui déjà méditaient leurs sinistres complots. Le discours du roi achevé au bruit des plus vives acclamations, que cette fois on n’osa lui refuser, le garde des sceaux Barentin, revêtu de la simarre de pourpre, monta lentement les marches du trône pour prendre les ordres du souverain. Le prince s’étant assis, toute l’assemblée suivit son exemple, et la noblesse, d’après son privilége, se couvrit, et la réunion de tous ces plumets offrit un coup d’œil unique. Le garde des sceaux ayant exposé les intentions du roi, M. Necker, toujours mu par le génie de l’orgueil, tira de sa poche un énorme cahier et, dans ce jour consacré à la pompe et aux cérémonies, il ne rougit pas d’occuper l’assemblée pendant une heure et demie de lui-même, de sa conduite et de ses plans ; comme la nature lui avait refusé un organe pur et sonore, il remit son mémoire à un médecin nommé Broussonnet, qui, pendant une heure, fatigua l’assemblée d’une lecture faite plutôt pour un lit de justice que pour un jour aussi solennel.

Comme je n’entends pas écrire l’histoire des États généraux de 1789, je ne les suivrai point dans leurs innovations et leurs rébellions. Jusqu’à la séance royale du 21 juin l’engouement continua. Les plus fidèles serviteurs du roi ne se lassaient point d’aller entendre à la salle du tiers état, seule assez grande pour admettre le public, les motions et les discours des orateurs les plus célèbres. Chacun admirait la véhémence de Mirabeau, l’éloquence de Barnave ; on s’arrachait tous les pamphlets que chaque jour voyait éclore. Les laquais eux-mêmes les dévoraient à la porte des hôtels, et tous ces affreux papiers prêchaient plus ou moins ouvertement l’impiété, la désobéissance aux lois et le mépris de l’autorité royale. On ne commença à ouvrir les yeux qu’à la journée du 14 juillet ; encore bien des personnes persistèrent-elles dans leur aveuglement jusqu’au massacre des 5 et 6 octobre. La séance royale du 23 juin fut le dernier effort de la monarchie expirante. Ce ne fut qu’une occasion pour les factieux de jeter le masque et de montrer leurs projets anarchiques. Il aurait fallu montrer de la sévérité ; mais au lieu d’un Richelieu, Louis XVI n’avait à écouter qu’un lâche et perfide ministre. Il faiblit, et dès lors il se vit détrôner. La réunion des trois ordres eut lieu parce que la noblesse craignait pour les jours du roi, et le roi pour le sang de la noblesse. Personne n’écouta ce profond et sage conseil de M. de Cazalès : « Périsse le roi, mais sauvons la monarchie ! » Le roi fit ordonner à la noblesse, par son président, le duc de Luxembourg, de se réunir aux deux autres ordres ; au commandement il joignit la prière, toujours si puissante sur le cœur de la noblesse française, et la réunion eut lieu. Le tiers état, plus nombreux que les deux autres ordres, augmenté encore par le grand nombre de curés qui s’étaient mis dans ses rangs, eut la majorité dans toutes les délibérations. Dès lors la révolution était consommée. Il n’eut fallu, avec quelques troupes, qu’un peu d’énergie pour dissoudre ces États ; mais on en manqua, et les factions eurent tout le loisir de se rendre maîtresses.

Quoique j’aie été témoin des séances les plus fameuses des États généraux, je ne les analyserai point, Je ne parlerai plus que d’un événement relatif à ces États, c’est-à-dire de la séance du 16 juillet, ou le roi, se dépouillant de l’appareil du trône, vint franchement s’expliquer au milieu des représentants de son peuple. Quel ne fut pas notre étonnement, lorsqu’en sortant de la messe, à midi, nous vîmes le roi, au lieu de rentrer dans les grands appartements, descendre les escaliers de la chapelle, traverser les cours et, avec le service ordinaire, se rendre à pied à la salle des États et prononcer ce beau discours que les historiens s’empresseront de transmettre à la postérité. Notre retour fut plus brillant. L’assemblée entière, dans un moment d’enthousiasme, suivit les pas du monarque, de ce prince malheureux qui venait avec confiance réclamer des factieux eux-mêmes, non son pouvoir, mais le bonheur de ses sujets. On rentra à la chapelle, où on chanta le Te Deum. À peine put-elle contenir la foule, qui se précipitait à la suite du monarque en le bénissant. Certes, ils furent bien coupables ceux qui, ce jour-là, ne déposèrent pas au pied des autels leur haine, leurs complots et leurs projets homicides !

En effaçant toute distinction d’ordres et de titres, on abolit aussi celle des costumes. On laissa à chaque membre la liberté de se mettre selon son goût : ce qui se fit parfois avec le cynisme le plus dégoûtant. Un seul député s’était refusé à se soumettre à la décision de l’assemblée sur les costumes, se bornant à ajouter à son habit de bure le petit manteau noir du tiers état. C’était un paysan bas-breton, cultivateur aux environs d’Hennebon, et qu’on nommait Gérard. Tout le monde a entendu parler du père Gérard. C’était un très-bon homme dans le fond, très-étonné de se trouver là et ravoir vingt-cinq louis à dépenser par mois. Il se jeta dans le parti démocratique parce qu’il trouva charmant de pouvoir tuer les lapins et les pigeons de son seigneur quand ils viendraient manger ses blés.

Il est difficile qu’il ne se trouve point, dans une assemblée nombreuse, quelques têtes exaltées et quelques originaux. Le baron de Lupé, député de la sénéchaussée d’Auch, montra jusqu’où peut aller l’entêtement. C’était un petit homme atrabilaire, haut de moins de cinq pieds ; il fut le seul de toute la noblesse qui refusa de se réunir au tiers état. Quand cette réunion eut été effectuée, il n’en continua pas moins à aller siéger tous les jours, seul et pendant plusieurs heures, sur les bancs de la noblesse. Et quand le local fut fermé, il se promenait dans le corridor, sans jamais vouloir mettre le pied dans l’assemblée. Ce ne fut qu’au départ des députés pour Paris qu’il abandonna son poste et retourna vers ses commettants leur rendre compte de son exactitude à remplir ses devoirs de gentilhomme. Cette idée, isolée, était ridicule ; mais si tous les membres de la noblesse avaient partagé les sentiments de leur collègue, les événements auraient pu prendre une autre direction.

J’allais souvent dîner dans une réunion de membres de la droite, où se trouvaient les plus fameux soutiens du parti : l’abbé Maury, Foucaut, Cazalès, Guilhermy, Montlosier et le facétieux vicomte de Mirabeau, surnommé avec raison Mirabeau-Tonneau. Jamais homme, en effet, ne fut plus remarquable par son obésité. Je l’ai revu depuis, en grand uniforme de la légion qu’il forma sur le Rhin, c’est-à-dire en habit de hussard noir avec une barbe et des moustaches épaisses. C’était bien la figure la plus grotesque que l’on pût trouver, digne du pinceau de Callot. On lui a reproché, non sans raison, de ne s’être pas toujours trouvé de sang-froid aux séances du soir. En effet, il faisait à son dîner une très-grande consommation de spiritueux, ce qui le conduisit, jeune encore, au tombeau. Sans avoir le génie ni l’éloquence de son frère, qu’il méprisait souverainement, il ne manquait pas d’instruction. Son esprit était tourné à la plaisanterie, et on ne pouvait trouver rien de plus original que sa conversation.