Souvenirs d’un page de la cour de Louis XVI/La cène
CHAPITRE VIII
la cène
Cette cérémonie, consacrée par un usage ancien et par l’exemple de Dieu même, offrait un spectacle bien touchant dans ce contraste de la puissance et de l’humilité, du maître servant les sujets. Les grâces naïves de l’enfance auprès de la majesté du trône, les rites mystérieux de la religion qui présidait à cette solennité, tout y devenait matière à réflexions aussi attendrissantes que profondes.
C’était dans la grande salle des gardes du corps que l’on rangeait, le matin du jeudi saint, douze petits enfants dont la fraîcheur égalait celle de l’énorme bouquet des fleurs les plus rares qu’ils tenaient à la main. Ces enfants étaient choisis avec beaucoup de soin parmi ceux des bourgeois de Versailles, et la Faculté, longtemps avant la cérémonie, veillait à ce qu’ils fussent sains et propres. On les couvrait d’une petite robe d’étoffe rougeâtre, et trois aunes de toile fine leur étaient passées autour du cou. Au milieu de la salle s’élevait une chaire portative.
La cérémonie commençait à neuf heures par un sermon. Le prédicateur pouvait, ce jour-là, se livrer à la véhémence de son zèle et tonner avec force contre les abus et les scandales de la cour. C’était à pareil jour que l’évêque de Senez avait fulminé sa sinistre prophétie et prononcé la condamnation de Louis XV, en s’écriant avec Jonas : Adhuc quadraginta dies, et Ninive subvertetur. Et l’on sait que cette prédiction s’était réalisée par la mort du monarque. Après le sermon, un évêque faisait l’absoute, et la cérémonie commençait.
Chaque enfant plaçait son pied droit au-dessus d’un bassin de vermeil que tenait un aumônier ; M. le comte d’Artois y versait un peu d’eau ; Monsieur l’essuyait avec la serviette que l’enfant avait au cou, et le roi baisait le pied. Alors le grand aumônier donnait à l’enfant une petite bourse contenant douze écus ; celui qui avait le triste honneur de représenter Judas en avait treize.
Après le lavement des pieds commençait le service. Tous les plats étaient rangés dans la salle des Cent Suisses, et les princes de la famille royale allaient les chercher. Le cortège était conduit par M. le prince de Condé, grand maître de la maison du roi, ayant en main son bâton enrichi de diamants et un superbe bouquet. Venaient ensuite le premier maître de l’hôtel et tous les maîtres d’hôtel, avec leurs grands bâtons garnis de velours et de fleurs de lis d’or, portant également des bouquets. Après venait Monsieur portant des petits pains sur un plat de terre. M. le comte d’Artois portait une petite cruche de grès pleine de vin et une petite tasse. Les autres princes portaient chacun un plat en terre contenant les mets les plus recherchés en poissons et en légumes, mais froids. Il y en avait douze pour chaque enfant ; et si les princes n’étaient point assez nombreux pour les porter, les gentilshommes ordinaires y suppléaient. Le roi prenait chaque plat, le remettait au grand aumônier, qui le donnait aux parents de l’enfant. Ceux-ci avaient de grands paniers exprès, et en sortant ils vendaient ce repas à qui le leur voulait acheter. Comme les poissons étaient très-beaux, les légumes apprêtés avec soin, chacun s’empressait de se procurer une part d’apôtre, invitant ses amis à venir la manger. Le bouquet y était toujours compris, et ce n’était pas ce qu’il y avait de moins précieux. Il est même difficile de comprendre comment on pouvait, dans une pareille saison, se procurer une aussi grande quantité de jacinthes, de narcisses, de jonquilles, même de roses et de lilas.
Toutes les personnes employées à cette cérémonie et au service des apôtres avaient un de ces bouquets et une belle serviette.
Comme chaque apôtre avait douze plats, la procession recommençait douze fois.
La reine et les princesses faisaient la même chose l’après-midi pour douze petites filles.
C’était un jour de plaisir pour les jeunes princes, qui se divertissaient beaucoup à porter tous ces plats. Une année, l’infortuné duc d’Enghien, chargé du plat d’écrevisses, m’en fourra une poignée dans mon chapeau en riant de tout son cœur.
Je noterai ici que l’usage était de servir au roi un plat de petits pois le jour du vendredi saint, quelle que fut la rigueur de la saison ou l’époque du temps pascal. Ces pois ne venaient pas des potagers du roi, mais de Vincennes, où un jardinier était abonné pour les fournir, et les faisait croître sur couches à force de patience et de soins.