Souvenirs d’un page de la cour de Louis XVI/Cérémonies

CHAPITRE IX

cérémonies

Il est un luxe utile et décent, j’en conviens,
Permis aux grands États…

J. Delille.


Les cérémonies sont un des plus forts remparts de l’autorité royale. Dépouillez le prince de l’éclat qui l’environne, il ne sera plus, aux yeux de la multitude, qu’un homme ordinaire ; car le peuple respecte son souverain moins pour ses vertus et son rang que pour l’or qui le couvre et la pompe qui l’environne. Je ne veux point laisser toujours les princes dans une représentation fatigante ; ils sont hommes, l’obscurité les délasse, quand elle n’est pas pour eux l’occasion d’exercer plus facilement leur bienfaisance ; mais, en public, on ne saurait trop les environner de cette majesté qui commande le respect et persuade vraiment au peuple que le souverain est, sur la terre, le représentant du Dieu de l’univers. Et quel frein donner à une formidable multitude, si ce n’est la crainte de Dieu, source du respect et de l’amour que l’on doit au dépositaire de son autorité ?

Dans ces derniers temps, on n’agissait plus d’après ces principes à la cour de Versailles. Par une économie mal conçue ou pour des motifs tirés d’un autre ordre d’idées, en bien des circonstances on dépouillait le trône de sa splendeur. Point d’ordre au milieu d’une cérémonie publique. À peine le spectateur, accouru du fond de la province, pouvait-il, au milieu d’une troupe d’officiers, reconnaître le roi. L’éclat de ses pierreries brillait seul un instant ; tandis qu’on aurait dû laisser le prince seul, l’entourer à distance, et laisser aux sujets le temps de l’examiner, de se pénétrer de son image et de la graver pour longtemps dans leurs souvenirs.

En d’autres circonstances, à peine le monarque prenait-il un costume au-dessus de celui des courtisans ; et cette simplicité, d’ailleurs si bien en harmonie avec les goûts de Louis XVI, le rendait souvent invisible au milieu de sa cour. L’antique manteau royal avait disparu, et la couronne, après s’être placée un instant sur le front du monarque, le jour de son sacre, ne paraissait plus que sur son cercueil.

Je suis bien loin de penser que le retranchement d’un costume, d’une cérémonie pompeuse, puisse faire une révolution ; mais ceux qui ont médité dans le silence sur les causes de notre bouleversement général, ont pu voir là une atteinte au prestige de la royauté, qu’il n’aurait pas fallu favoriser ; et M. de Saint-Germain, en retranchant une grande partie de la maison militaire du roi, a peut-être contribué à la ruine de la monarchie, non-seulement parce qu’il ôtait au prince une troupe aussi brave qu’incorruptible, mais encore en enlevant un de ses rayons à la majesté du trône.

Je parlerai ici de quelques cérémonies dont les détails, sans avoir assez d’importance pour former des chapitres particuliers, ne laissent pas que de présenter quelque intérêt.

Louis XVI, prince religieux, fidèle à ses devoirs personnels aussi bien qu’à l’exemple qu’il devait à ses sujets et à sa famille, ne manquait pas de se rendre, une fois par an, à la paroisse Notre-Dame pour y remplir l’obligation de la communion pascale. C’était toujours le lundi de Pâques, à huit heures du matin.

Le monarque s’y rendait en pompe dans une voiture qui, d’après l’usage, ne devait être attelée que de deux chevaux. Malgré le poids de cette voiture surchargée d’ornements et le nombre de personnes qu’elle portait, ces colosses frisons bondissaient sous la main qui les retenait, et, pour plus de sûreté, un palefrenier les maintenait de chaque côté avec une longe. Ce n’était que le jour des pâques du roi et de la Fête-Dieu qu’on se servait de ces chevaux ; le reste du temps ils ne sortaient que pour leur santé, Il y en avait cinq — tous cinq noirs — à la petite écurie, à cause de la voiture de suite. Leur nom seul indiquait leur vigueur. L’un s’appelait l’Éléphant, un autre le Samson, un troisième le Géant, etc. Quand l’équipage marchait, deux pages de la chambre et deux des écuries se plaçaient entre le cocher et la voiture, en faisant face à cette dernière, un pied seulement posé sur une petite plaque du ressort nommée porte-pages. Douze pages de la grande écurie étaient montés derrière, ce qui, avec les personnes placées dans la voiture, formait vingt à vingt-cinq individus que ces deux chevaux avaient à traîner.

Les princes étaient aussi dans l’usage, quand ils allaient faire leurs dévotions, de ne prendre que deux chevaux. M. le comte d’Artois était le seul de toute la famille royale qui s’abstînt de ce devoir religieux.

Les voitures du roi se rendaient à la paroisse entourées des gardes, des valets de pied, précédées des pages, des écuyers, des officiers des gardes à cheval, en bas de soie blanche.

Arrivé à l’église, le roi, couvert d’un manteau de la couleur de son habit, sans épée, se plaçait sur un simple prie-dieu, et entendait une messe basse célébrée par le grand aumônier. Avant la consécration, un aumônier présentait au roi un plat couvert d’hosties, dont il avalait une devant lui, ensuite le roi en désignait une seconde qui devait être consacrée pour sa communion. C’était une suite de l’usage que l’on avait de goûter tous les mets des souverains pour les garantir du poison. La nappe était tenue, d’un côté, par les deux aumôniers de quartier, de l’autre, par deux des premiers officiers de la couronne. Si un prince du sang était présent, il remplaçait seul les deux officiers. Ce n’était que le jour de son sacre que le roi communiait sous les deux espèces. Après la communion on célébrait une seconde messe, et le cortége retournait au château.


C’était avec encore plus de pompe que toute la cour se rendait à la paroisse le jour de la Fête-Dieu. Après son arrivée, la procession commençait.

Un nombreux clergé revêtu d’ornements magnifiques, de tuniques de lin d’une blancheur éclatante, précédait le dais, les uns chantant les louanges de Dieu et les cantiques sacrés, d’autres lançant dans les airs, au signal du maître des cérémonies, leurs encensoirs et leurs parfums. Un nuage odorant montait vers le ciel, tandis que des monceaux de fleurs répandues par de jeunes lévites jonchaient la route que suivait le Dieu des chrétiens porté sous un dais somptueux garni de plumes et de crépines éclatantes. Le Saint Sacrement était suivi de toute la cour portant des cierges.

Ce cortége imposant marchait entre deux haies de gardes et deux files de pages portant des flambeaux.

Après une station à un reposoir placé dans un bâtiment construit exprès, à l’entrée de la rue Dauphine, on traversait la place d’armes entre deux murailles formées avec les tapisseries de la couronne. À l’approche de la cour des Ministres, une musique militaire annonçait la présence des deux régiments des gardes Suisses et Françaises. Dès que paraissait le dais, tous ces guerriers fléchissaient le genou et les drapeaux s’inclinaient. Le spectacle de ces braves, fermes devant une batterie, et s’humiliant à la vue du Dieu de la France, faisait naître dans toutes les âmes un respect religieux.

Après une station à la chapelle, on revenait, dans le même ordre, entendre la grand’messe à la paroisse.

Cette longue cérémonie était pénible pour tous ; l’extrême lenteur de la marche la rendait fatigante, le soleil dardant ses rayons sur toutes ces têtes nues, et les prêtres succombant sous le poids de leurs riches ornements.

Le jour du dimanche des Rameaux la cour sortait aussi avec le clergé, portant de longues branches de palmier desséchées. On s’approchait de la porte de la chapelle pour entendre la voix tonnante d’un chapelain, l’abbé de Ganderatz, qui ébranlait les voûtes en chantant, pour se faire ouvrir les portes, ce verset de la liturgie : Attollite portas, etc. Il est fort difficile de rencontrer une voix aussi puissante ; elle faisait vibrer les vitres de l’édifice.


La présentation des dames se faisait tous les dimanches, après vêpres, dans le cabinet du roi. La dame qui en présentait une autre la nommait au roi ; la dame présentée faisait alors le geste de vouloir lui baiser la main, mais le monarque la relevait et lui baisait la joue.

Le costume, pour les femmes de la cour, consistait en un énorme panier de plus de trois aunes de tour. La queue de la robe était aussi d’une longueur démesurée ; on la roulait comme un petit porte-manteau pour les dames qui, dans les appartements, ne pouvaient se faire suivre de leurs laquais. Cependant, les grands jours on la laissait de toute son étendue ; et ce n’était pas chose aisée que de savoir manœuvrer avec adresse cette quantité d’étoffe, de la soustraire aux pieds des passants et de ne pas s’embarrasser dedans, surtout quand il s’agissait de quêter. Mais les dames de la cour avaient en tout cela une adresse admirable. Le costume n’eût point été complet si deux longues bandes de dentelle noire ne se fussent détachées de la coiffure. Cet habillement n’était de rigueur que les dimanches et jours de fête ; dans la semaine, les dames qui accompagnaient les princesses étaient, comme elles, vêtues très-simplement.

La présentation des ambassadrices qui se mariaient en France exigeait un autre cérémonial. Les voitures de la cour allaient les chercher. Les introducteurs des ambassadeurs les conduisaient chez la reine, où le roi arrivait par une porte dérobée, et la reine lui présentait elle-même la dame. Ces usages, au premier abord, nous paraissent puérils et ridicules ; mais, en y réfléchissant un instant, il faut bien reconnaître que la moitié de notre vie se passe de même en démonstrations et en compliments consacrés, comme l’étiquette de la cour, par un antique usage. « L’usage, a dit Horace, est le souverain qui gouverne le monde. » Vingt fois, dans une conversation, nous demandons pardon à un homme que nous n’avons point offensé ; dans nos lettres nous nous déclarons le très-humble serviteur de gens que nous méprisons ; dans mille circonstances, enfin, nous trouvons, en vertu d’un usage établi, nos paroles en contradiction avec notre cœur.

Le roi donnait à souper, en grande cérémonie, à la nouvelle ambassadrice ; mais le fauteuil seul y était, car ni le roi ni sa famille n’y paraissaient. C’était la seule occasion où les pages servaient le grand écuyer et le premier gentilhomme de la chambre, qui représentaient le souverain. Ce service, toutefois, ne se faisait pas comme dans les cours étrangères. Là, en effet, j’ai vu les pages servir, la serviette sous le bras, avec les laquais ; il est vrai qu’ils ne faisaient attention qu’à leur prince, et que s’ils offraient quelques plats à la personne placée à côté, on ne les recevait qu’avec beaucoup de politesse. À Versailles, au contraire, dans les repas dont je parle, le page, le chapeau sous le bras, se plaçait derrière le grand officier, suivi de deux laquais. Quand l’officier demandait une assiette, le page la recevait des mains de l’un des valets, tandis que l’autre prenait celle qu’on renvoyait ; mais la première une fois reçue, le page était prié, avec beaucoup de remercîments, de se retirer. Je n’ai vu que deux de ces soupers : l’un pour la comtesse de Cordon, ambassadrice de Sardaigne, l’autre pour celle de Suède, fille de madame Necker, qui n’avait pas la pruderie de sa mère, madame de Staël. Après le souper on joua un petit opéra intitulé : Syncope ; c’était une parodie très-spirituelle d’un grand opéra de Pénélope.


Le roi dînait tous les dimanches en public, avec la reine, dans l’antichambre de l’appartement de celle-ci. Ce dîner n’était, pour la reine, qu’une représentation ; elle dînait ensuite chez elle. Mais le roi y mangeait, si je puis me servir de cette expression, avec toute la franchise de son caractère. Son tempérament sain et vigoureux, soutenu par un exercice continu, lui donnait un appétit qu’il satisfaisait avec une bonne humeur qui faisait plaisir à voir.

Le grand couvert n’avait lieu que les jours de cérémonies, c’était aussi chez la reine. La famille royale seule y était admise, et les princes du sang n’y prenaient part que le jour de leur mariage. Une musique brillante se faisait entendre pendant le repas, servi dans la plus belle vaisselle de la couronne. Le roi et la reine avaient près d’eux leurs nefs ou cadenas, c’est-à-dire des cassettes en vermeil contenant le sel, le poivre, les couverts et les couteaux.

On se rappelle qu’un jour que Louis XIV était à son grand couvert, on lui jeta sur la table un paquet de galons qui avaient été volés dans la tribune de la chapelle. De mon temps, un miroitier qui nettoyait les glaces de la galerie dégalonna en plein jour environ quarante rideaux de fenêtres. Peut-être eût-il restitué son vol de la même manière si, le lendemain, on ne l’eût pris sur le fait, comme il revenait pour achever son larcin.


Quand le roi recevait quelque députation, soit des cours souveraines, soit du clergé, ou des pays d’états, c’était dans sa chambre à coucher, assis sur son fauteuil, le chapeau sur la tête. Souvent même il restait debout, et presque toutes les députations haranguaient à genoux. Quand c’était une députation extraordinaire, on faisait jouer les eaux du parc et on promenait les députés dans de petites carrioles à deux places, en damas cramoisi galonné d’or, traînées par les suisses des jardins, revêtus de casaques de livrée du temps de Louis XIV, ce qui leur donnait la tournure la plus grotesque.

Le grand maître des cérémonies était M. de Dreux, marquis de Brézé. Il portait dans les cérémonies un manteau de la couleur de son habit ; mais habituellement il avait, pour marque de sa dignité, un petit bâton couvert de velours noir avec une pomme d’ivoire. Il avait la charge de régler toutes les cérémonies et d’en tenir des procès-verbaux exacts et détaillés, et ses registres étaient souvent consultés dans les circonstances imprévues ou les disputes de préséance. La charge de maître des cérémonies fut créée par Henri III en 1585.