Souvenirs d’un membre de la Commune/Le Spéculum

Souvenirs d’un membre de la Communelibrairie contemporaine de henri kistemaeckers (p. 103-111).

LE SPECULUM

Je vis depuis vingt-cinq ans chez les sauvages ; je n’ai jamais rien vu de pareil aux outrages et aux barbaries dont j’ai été le témoin depuis que je suis revenu en France.
(Déposition du Père Parnig — missionnaire apostolique en Chine — devant le 3e conseil de guerre. — 9 août 1871.)



La victoire de l’armée de l’ordre fut complète. Rien ne manqua à son triomphe, et la vengeance qu’elle tira de Paris effacera les pages les plus horribles et les plus sanglantes de l’histoire.

Les Vinoy, les Cissey, les Ladmirault, les Galiffet, dignes émules des plus odieux prescripteurs, inscriront leurs noms au premier rang des bourreaux de l’humanité.

A peine trouverait-on dans les conquêtes d’un Tamerlan, des actes semblables à ceux qui firent frémir le monde entier d’indignation et d’horreur.

En quatre jours de massacre, vingt-cinq mille cadavres jonchèrent les rues de Paris.

Parmi les victimes on trouvait en grand nombre des vieillards, des femmes, des enfants même.

Une jeune femme de vingt ans, dénoncée et arrêtée comme pétroleuse, fut conduite au général de Galiffet :

« — Qu’on la fusille ! dit-il.

— Elle porte dans ses bras un enfant de quelques mois, que faut-il en faire ?

— Fusillez-le aussi, il faut que cette graine disparaisse ! »

Cinquante-cinq mille personnes furent arrêtées en une semaine.

Trois cent cinquante mille dénonciations furent adressées à la préfecture de police et à la justice militaire ; les honnêtes gens se disputaient l’honneur de pourvoir les conseils de guerre. Les éléments ne leur manquaient pas : aux élections de la Commune, celle-ci avait été acclamée par deux cent vingt-cinq mille votants.

Nous n’avons pas l’intention d’entrer dans le détail des turpitudes et des infamies auxquelles s’est livrée une armée française traitant la capitale de la France en ville conquise, abandonnée à ses sanguinaires fureurs.

Deux millions d’hommes ont été les témoins terrifiés et muets des actes monstrueux accomplis par une armée en délire, soûle de vin et de sang.

Un jour viendra, nous l’espérons, où tous ces spectateurs seront appelés à déposer contre les sauvages vainqueurs de la Commune de Paris.

Il est du devoir, croyons-nous, de chacun des acteurs ou des spectateurs de ce drame sanglant, de fixer ses souvenirs et de raconter sincèrement ce qu’il a vu ou ce qu’il sait sur cette époque funeste.

Rien ne doit être oublié, les moindres détails auront leur place dans le livre d’or consacré à la mémoire des assassins de mai 1871.

Le côté le plus particulièrement monstrueux de la sauvage répression dont Paris fut l’objet, c’est la variété et le raffinement de cruautés apportés dans leur vengeance, par les défenseurs de la morale et de la famille.

Deux traits entre mille le démontreront suffisamment :

Cinq cents fédérés avaient été enfermés dans la prison de Mazas. Ceux-là avaient été réservés pour les conseils de guerre ; parmi eux, il y avait un grand nombre de pères de famille en proie à la plus vive inquiétude sur le sort de leurs femmes et de leurs enfants.

Le soir de leur incarcération, un greffier de la prison avertit plusieurs d’entre eux qu’ils seraient mis en liberté si quelqu’un de leur famille venait les réclamer ; il les invitait, par conséquent, à écrire des lettres qu’il ferait remettre à destination.

C’était tout simplement un moyen employé pour trouver de nouveaux coupables, car aucun de ceux qui écrivirent n’obtint sa mise en liberté, mais il arriva que des parents qui venaient pour les voir et faire les démarches indiquées furent emprisonnés à leur tour.

Quelques-uns tombèrent dans le piège qui leur était tendu. Parmi eux se trouvait un fédéré, devenu plus tard mon camarade de paillotte à l’île des Pins, de qui je tiens l’affreux récit qu’on va lire.

C’était un brave ouvrier carrier, qui avait dignement fait son devoir sous le premier siège et qui, à l’avènement de la Commune, continua à servir modestement dans les rangs de la garde nationale. Il était marié et père de deux enfants dont l’aîné avait trois ans ; sa femme était dans un état de grossesse très avancé quand il fut arrêté.

Tout heureux de pouvoir rassurer sa femme et sans doute de recouvrer une liberté si précieuse pour faire vivre les siens, il écrivit à sa chère compagne et attendit son arrivée, le cœur plein d’un joyeux espoir.

Malgré la promesse qui lui avait été faite, de longues semaines s’écoulèrent sans qu’il eût de nouvelles de sa famille. Il fut envoyé des premiers sur les pontons, ramené à Versailles où il apprit l’horrible vérité, et de là expédié en Nouvelle-Calédonie.

Au reçu de sa lettre, sa femme était accourue, portant dans ses bras une petite fille de sept mois.

La pauvre mère n’avait pas voulu remettre sa démarche au lendemain et s’était présentée à huit heures du soir à la porte de la prison.

Le factionnaire la fit entrer dans le poste, commandé ce jour-là par un sergent — soldats et chefs, tous étaient ivres ; ils entourèrent la malheureuse femme et se livrèrent sur elle à toutes les brutalités. Cependant, le sergent obtint un peu de calme et demanda à l’infortunée ce qu’elle venait faire à la prison. Toute tremblante, elle donna au sergent les renseignements qu’il lui demanda.

« Alors ce crapaud appartient à un fédéré ? » dit un soldat, plus ivre que les autres ; et, arrachant des bras de sa mère la chère petite fille, il prit la frêle créature par une jambe et faisant un moulinet il écrasa la tête de l’enfant sur les dalles de la salle… !

La mère fut ramassée plus tard, évanouie, sur le trottoir qui borde la prison de Mazas. Revenue à elle elle put donner son adresse et fut ramenée à son domicile, où elle arriva presque folle.

Dans la nuit, elle accoucha d’un enfant mort, et pendant deux mois on désespéra de la sauver. Elle se rétablit peu à peu, mais depuis cette époque sa raison est restée fortement ébranlée.



A Versailles, un lieutenant de gendarmerie devait accomplir l’acte le plus infâme qui nous ait été raconté.

Cet homme avait sous sa garde une partie des femmes arrêtées à Paris.

On les avait enfermées dans un immense dortoir au premier étage d’un établissement militaire. Dans la cour de ce bâtiment, transformé en prison, habitait sous des tentes un détachement de gendarmes, placé sous les ordres du lieutenant et chargé de la surveillance des prisonnières. Celles-ci formaient deux catégories de détenues bien distinctes. Les unes étaient des filles publiques arrêtées sous les prétextes les plus futiles ; les autres étaient des mères, des épouses, des sœurs des hommes gravement compromis dans la révolution du 18 mars. Ces dernières avaient été réparties dans diverses prisons et elles étaient fort heureusement en petit nombre dans le lieu que nous venons de désigner. Leur conduite pleine de courage et de dignité avait exaspéré le lieutenant à un très haut degré. Aussi, après les avoir torturées de toutes les manières pendant quelques jours, il conçut, pour se venger de leur ferme et digne attitude, un projet abominable qu’il mit promptement à exécution : il avait autorisé souvent quelques-unes des filles publiques à passer la nuit dans les tentes avec ses gendarmes.

Un jour, à son inspection du matin, il appela dans une chambre voisine du dortoir toutes les prisonnières dont la conduite honnête et courageuse avait excité sa colère.

Bien qu’elles n’eussent jamais consenti à descendre se promener dans la cour pour éviter certains contacts et pour n’être pas exposées à certains outrages, le lieutenant leur déclara que des prisonnières ayant communiqué une maladie honteuse à ses gendarmes, toutes les détenues indistinctement devaient être visitées et qu’on allait commencer par elles.

Des gendarmes se jetèrent aussitôt sur l’une d’elles, pauvre femme de soixante-six ans, et, devant le lieutenant et ses gendarmes qui contenaient les prisonnières, un aide-major procéda à une infâme visite……

Les prisonnières soutinrent une lutte si désespérée, qu’après avoir fait subir à deux autres victimes, presque nues, les mêmes outrages, les ignobles bourreaux durent s’arrêter.

Les femmes qui avaient été l’objet de cet odieux attentat n’osèrent jamais se plaindre ; leurs compagnes, dans un sentiment de pudique délicatesse, cachèrent ces monstrueux détails.

Et nous-même, qui les connaissions depuis longtemps, nous avions hésité jusqu’à ce jour à les raconter.

Le Père Parnig, bien que dans une autre intention, n’avait-il pas raison de dire :

« Je vis depuis vingt-cinq ans chez les sauvages ; je n’ai jamais rien vu de pareil aux outrages et aux barbaries dont j’ai été le témoin depuis que je suis revenu en France. »