Souvenirs d’un membre de la Commune/La Mort de Delescluze

Souvenirs d’un membre de la Communelibrairie contemporaine de henri kistemaeckers (p. 73-84).

LA MORT DE DELESCLUZE

Croyez-vous donc que tout le monde approuve tout ce qui se fait ici ? Eh bien, il y a des membres qui sont restés et qui resteront jusqu’à la fin, et si nous ne triomphons pas, ils ne seront pas les derniers à se faire tuer, soit aux remparts soit ailleurs. Nous sommes pour les moyens révolutionnaires, mais nous voulons observer la forme, respecter la loi et l’opinion publique.
(Discours de Delescluze. Séance de la Commune du 22 avril.)




Depuis trois jours les soldats de la réaction étaient entrés dans Paris. La trahison avait vaincu la ville invincible. La Commune expirait dans une agonie pleine de grandeur donnant, pour les gloires de la défaite, le plus pur et le plus généreux de son sang.

Qui donc songeait à vaincre dans la semaine sanglante ?

La Révolution voulait mourir héroïque et tomber ensevelie dans les plis de son drapeau.

L’avenir, encore une fois, allait être écrasé par le passé. Qu’importait aux champions du Progrès et de la Justice ? La chute même ne serait-elle pas un enseignement, un exemple, un encouragement pour la génération du lendemain ?

La Commune de Paris n’était-elle pas le glorieux soldat d’avant-garde, le d’Assas de la Révolution ?

Frappée à mort, elle avait encore le temps de crier aux peuples asservis : « Prenez garde, frères, ce sont les ennemis ! Je péris sous les coups du privilège, du clergé, de la magistrature inamovible, de l’armée permanente ; je succombe sous les efforts puissants des ennemis de l’émancipation humaine. Que de luttes encore à soutenir, que de défaites à essuyer, peut-être ! Mais après tant de sacrifices, après les sanglantes répressions d’une réaction victorieuse affolée par son triomphe, quelle aurore se lèvera au jour du triomphe définitif ! Ce jour, encore éloigné, vous en préparerez l’avènement en prenant pour guides la raison, la science et la solidarité. Vous vaincrez sûrement en réunissant vos efforts en un faisceau indestructible dans lequel vous grouperez, forces irrésistibles, toutes les bonnes volontés, tous les courages, tout ce qui, en un mot, veut résolument, sincèrement le triomphe de la vérité sur l’erreur, de la science sur la foi, de la lumière sur les ténèbres, tous ceux qui veulent la liberté assurant à l’homme la plénitude de ses droits. »



L’heure des grands dévouements, des morts héroïques avait sonné.

Les soldats de l’humanité luttaient encore, disputant pied à pied, un contre dix, le sol de la grande cité.

D’immenses lueurs éclairent le champ de bataille. Les Tuileries brûlent ! La Préfecture de police, la Cour des Comptes, le Conseil d’État, la Légion d’honneur incendiés étendent sur la ville vaincue un suaire de flammes et de fumée.

Partout le crépitement incessant de la fusillade mêle ses sifflements au grondement formidable des canons.

Paris semble un immense bûcher dressé pour anéantir les apôtres et les défenseurs de l’idée révolutionnaire.

Tous sont là, réunis. En ce moment suprême, les divisions ont cessé. Un même cœur bat dans toutes ces poitrines, un seul sentiment anime ces vaincus : ils veulent rester dignes de la grande cause pour laquelle ils ont combattu.

Trente membres de la Commune sont assemblés à la mairie du XIème arrondissement. Au milieu d’eux, Delescluze, donne l’admirable exemple de son indomptable énergie.

Quarante ans il a lutté pour la justice et la liberté ; pendant quarante ans il a tout sacrifié à sa foi républicaine.

Entré en 1830 dans la mêlée révolutionnaire, il n’en sortira plus ; sa mort même restera comme le symbole du dévouement aux principes pour lesquels il a toujours combattu et souffert.

La prison, l’exil, Cayenne se le disputeront tour à tour. La monarchie de Juillet, la seconde République, le régime du 2 Décembre épuiseront contre lui toutes leurs rigueurs. Delescluze restera l’inflexible soldat du devoir.

Aux dernières heures de la lutte géante que sa mort va couronner, son vaillant esprit jusque là hésitant s’est éclairé aux lumières de la science nouvelle. Il a compris que la liberté politique doit avoir pour conséquence l’émancipation économique des travailleurs. Il entrevoit dans un lointain rayonnant la société future accomplissant sa mission de paix, de travail et de justice.

Delescluze donnera sa vie pour affirmer la grandeur des principes que la Commune représente.

Devant les conseils de guerre, un Gaveau accusera les chefs de la Révolution du 18 mars d’avoir déserté le combat. Ce furieux de réaction, mort plus tard dans une camisole de force, savait bien qu’il mentait.

Duval et Flourens n’étaient-ils pas morts glorieusement ?

Franckel, tout à l’heure, va tomber blessé derrière une barricade.

Raoul Rigault, fusillé la veille, ne s’est-il pas livré aux soldats pour épargner la vie d’un innocent ?

Varlin, cette rare intelligence, cette admirable figure du parti socialiste, après avoir cherché la mort en défendant les dernières barricades, sera lâchement assassiné par les « honnêtes gens » en délire.

Plus tard, au poteau de Satory, Ferré, Rossel, Philippe tomberont, au cri de « vive la Commune ! » sous les balles du peloton d’exécution.

Hier, Dombrowski, de qui Versailles essaiera de flétrir la mémoire, a trouvé une fin digne de lui. À la tête des hommes qu’il a si souvent entraînés par ce courage froid qui affrontait, dédaigneux, les plus grands périls, Dombrowski a reçu une balle en pleine poitrine.

Édouard Moreau, le sympathique membre du Comité central, périra victime de son courage et de son patriotisme.

Et combien d’autres.



Nous sommes au jeudi 25 mai, tout espoir de vaincre est perdu. La Commune et le Comité central se sont mêlés à leurs derniers défenseurs. Delescluze l’a dit dans sa proclamation : « Place au peuple, aux combattants aux bras nus ! Citoyens, vos mandataires combattront et mourront avec vous s’il le faut. »

Les élus du peuple de Paris ont pris place dans les rangs des combattants. Tous lutteront jusqu’à la dernière heure.

Les uns, quand tout sera fini, pourront échapper à leurs adversaires. D’autres mourront sur le champ de bataille ou au poteau de Satory, ce Calvaire de la Révolution du 18 mars. D’autres enfin expieront, dans les prisons, à l’île des Pins, à la presqu’île Ducos, au bagne, leur dévoûment à la cause révolutionnaire. La Commune, qui comptait soixante-dix membres, laissera trente des siens tués, blessés ou prisonniers entre les mains de ses vainqueurs.

Qu’importent donc les injures, les calomnies, les ignobles accusations de la réaction. Qu’importent les réquisitoires mensongers d’un Gaveau.

Tous les soldats du 18 mars, chacun au poste que lui assignaient ses facultés, ont dignement servi et défendu ce drapeau de la Commune de Paris, qui deviendra un jour le drapeau de l’humanité.



Dans cette journée du jeudi, Delescluze avait visité les barricades de la Bastille et du XIe arrondissement. L’heure de la chute approchait. Malgré leur héroïsme, les fédérés ne pouvaient retarder que de quelques heures la victoire d’un ennemi nombreux et formidablement armé pour triompher de la résistance qu’on lui opposait.

La Commune avait perdu quarante mille de ses défenseurs tués, blessés et prisonniers. Quinze arrondissements étaient occupés par une armée de cent mille hommes. Cinquante mille hommes opéraient contre les bataillons décimés, exténués qui luttaient encore.

Delescluze avait pris une résolution suprême. Le délégué à la guerre de la Commune ne voulait pas, ne devait pas survivre à la défaite.

A six heures, on vint lui apprendre que la barricade du Château-d’Eau, en avant du boulevard Voltaire, était menacée.

La caserne du Château-d’Eau, la rue du Temple, le théâtre Dejazet, le cirque Napoléon étaient au pouvoir des troupes de M. de Mac-Mahon.

Derrière la barricade, les fédérés n’étaient plus abrités. Une pluie de balles et de mitraille les inondait. Réfugiés dans les maisons à droite et à gauche, ils résistaient encore aux efforts impuissants de leurs adversaires. Fauchés par la mort, ils étaient bientôt remplacés par de nouveaux combattants.

Sur ce point, il fallait arrêter l’ennemi et lui faire payer cher un triomphe qu’il avait cru facile. Il avait compté sans l’indomptable énergie des débris de la Commune.

L’armée de l’ordre, les troupes abusées par le gouvernement de Versailles devaient contempler, hélas ! sans le comprendre, ce grand spectacle d’une population qui succombe pour la défense de ses droits, et dont l’agonie terrible dispute six jours durant une défaite inévitable.

Delescluze, debout sur les marches de la mairie, demanda cent hommes de bonne volonté. Il y avait là deux cents fédérés qui, depuis soixante jours, se battaient aux avant-postes. À l’appel du délégué à la guerre, tous se levèrent pour le suivre.

Delescluze, que je rencontrai à ce moment, me permit de l’accompagner.

Je fus frappé de l’aspect calme, sévère, du vieux révolutionnaire. Sa mise correcte tranchait sur le désordre des vêtements de ceux qui l’accompagnaient.

Frais rasé, il portait une chemise éclatante de blancheur, retenue par trois boutons en or ; son chapeau de soie noire était irréprochable. Un pardessus de demi-saison recouvrait une redingote noire, boutonnée soigneusement dans toute sa longueur. Les bottines étaient fines et élégantes.

Il marchait impassible sur le côté gauche du boulevard Voltaire ; sa démarche crâne et décidée ne sollicitait que par saccades régulières l’appui d’une canne à pomme d’or, qui servit plus tard à le faire reconnaître.

Pour mourir, Delescluze avait retrouvé toute sa force, toute sa virilité ; il avait fait soigneusement, coquettement sa dernière toilette.

Sur notre route, dans une petite charrette traînée à bras, nous reconnûmes Lisbonne, ce fou de courage et de témérité, que l’on rapportait les deux cuisses broyées par un éclat d’obus.

Plus loin, nos collègues Theisz et Avrial ramenaient, sanglant, blessé à mort, le brillant publiciste, notre cher et courageux Vermorel, qui n’avait pas voulu, non plus, survivre à la chute de la Commune, et répondait par cette fin volontaire aux attaques et aux calomnies dont il avait été l’objet. Deux jours auparavant il avait prononcé sur la tombe ouverte de Dombrowski un éloquent discours d’adieu.

Après avoir franchi le boulevard Richard-Lenoir, les hommes qui nous suivaient durent marcher en tirailleurs sur les trottoirs. Les balles sifflant avec rage balayaient la chaussée. En approchant de la barricade, la fusillade redoublait d’intensité.

Pour traverser les petites rues qui aboutissent au boulevard Voltaire, les fédérés devaient courir pour éviter le feu de l’ennemi qui occupait les flancs de notre dernière position de ce côté.

La barricade Richard-Lenoir, élevée à 400 mètres en arrière du Château-d’Eau, nous protégeait contre nos adversaires et les empêchait de nous tourner complètement.

Delescluze, du même pas grave et mesuré, marchait, sans se soucier des projectiles qui éclataient autour de lui, dans la direction de la barricade. De chaque côté de celle-ci les maisons d’angle brûlaient ; leurs débris s’écroulaient dans un crépitement sourd, dans une gerbe de flammes, sur la barricade abandonnée. Dans les maisons voisines, les fédérés soutenaient, contre un régiment de ligne, une lutte désespérée ; véritable duel. D’un côté, le nombre, la force inconsciente ; de l’autre, une poignée d’hommes résolus à mourir.

Nous étions arrivés à vingt mètres de la barricade. Je suppliai Delescluze de s’arrêter, mais en vain. Ceux qui voulurent le suivre tombèrent autour de lui.

Sans hésitation, sans précipitation, Delescluze s’engagea dans le chemin couvert de la barricade.

Il avait écarté son pardessus. Sur sa poitrine découverte, l’écharpe rouge à frange d’or de membre de la Commune le désignait, comme une cible, à l’ennemi massé à deux cents mètres.

Le feu des Versaillais redoubla d’intensité.

Delescluze put faire quelques pas encore sur la place du Château-d’Eau.

Devant nous le soleil disparut, se voilant dans des nuages d’or et de pourpre.

Quelque chose comme un déchirement immense, lugubre, se fit entendre……

Delescluze venait de tomber foudroyé !