Souvenirs d’un hugolâtre
la Génération de 1830
Jules Lévy, 1885 (pp. 23-27)
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VI

Je le déclare hardiment, fièrement, triomphalement : dans notre pension, nous ne nous enflammions que pour la jeune littérature.

Le romantisme nous avait conquis. Des élèves de sixième aux élèves de rhétorique et de philosophie, l’entente était à peu près complète. Nous marchions sous l’étendard de Victor Hugo, comme nous ne jurions, pour les hautes études, que par Villemain, Guizot, Cousin et Michelet, celui-ci étant alors maître de conférences à l’École normale. Michelet faisait du romantisme en histoire.

Stendhal (Henri Beyle), et d’autres écrivains de mérite, encouraient notre haine précoce, parce qu’ils méconnaissaient le génie du poète novateur.

Nous ne pardonnions pas à Stendhal d’avoir dit, en 1829 : « Victor Hugo, ultra vanté, n’a pas de succès réel, du moins pour les Orientales. Le Condamné fait horreur et me semble inférieur à certains passages des Mémoires de Vidocq… M. Victor Hugo n’est pas un homme ordinaire, mais il veut être extraordinaire, et les Orientales m’ennuient. »

Nous ne pardonnions pas à Népomucène Lemercier qui, novateur dans la plupart de ses productions, n’en reniait pas moins la révolution littéraire dont il avait été un des précurseurs, et qui s’écriait :


« Avec impunité les Hugo font les vers. »

Nous ne pardonnions pas à Duvergier de Hauranne cette phrase : « Le romantisme n’est pas un ridicule, c’est une maladie comme le somnambulisme et l’épilepsie. »

Nos « bandes romantiques » croissaient en nombre et en vigueur. Elles s’attaquaient aux « rococos », aux « perruques », et nous nous moquions bien d’être appelés par eux « décousus ».

Bignan, classique pur, maudissant le romantisme, entassait prix sur prix de poésie académique et se montrait digne de partager les couronnes de Baour-Lormian, que les Jeunes-France surnommaient balourd-dormant, et dont la mort inspira cette épigramme à Nestor Roqueplan :


Ne me demandez pas si c’est Baour qu’on trouve

Ne Dans ce sombre caveau ;
On le sait, au besoin de bailler qu’on éprouve

Ne En passant près de son tombeau.

L’apparition d’Hernani, surtout, en février 1830, était pour nous une renaissance. Ce drame pouvait être comparé au Cid de Pierre Corneille, renversait le trône vermoulu de Racine, la froide école de Voltaire, toutes les tragédies des auteurs à la suite ; elle donnait des Shakespeare et des Schiller à la France ; elle confirmait l’opinion de Chateaubriand, qui avait naguère appelé Victor Hugo « l’enfant sublime ».

Nous lisions avec avidité cette production, que les « classiques » regardaient comme « une fable grossière, jouée par des acteurs épileptiques » ; que les romantiques défendaient à outrance. À Toulouse, un jeune homme se fit tuer en duel pour Hernani.

Et nous étions d’autant plus enthousiastes que notre admiration contre-balançait les dédains d’un de nos professeurs.

Ce professeur, un pur soutien du cothurne tragique, et approuvant à peine les tentatives de théâtre mixte osées par Casimir Delavigne, avait des mots tout à fait réjouissants à l’endroit de l’Honneur castillan. Il avait coutume de dire, en classe, lorsque le vent se glissait par une fenêtre entr’ouverte :

« Fermez cette fenêtre. Je n’aime pas l’air… nenni, je n’aime pas l’air ! »

Puis il s’applaudissait pour son atroce calembour, dont l’énoncé nous arrachait une longue suite de murmures, que parvenaient à peine à faire cesser les retenues les plus multipliées.

Je constate la chose, parce que cet homme, écho maladroit des classiques de haut lieu, a contribué au succès de Victor Hugo parmi nous, et parce qu’il rendait ses collègues ridicules en assurant que l’Université n’admettrait jamais le « mauvais français » des romantiques. Victor Hugo, alors, semblait être un barbare, qui écorchait la langue française.

Hernani nous avait portés vers l’héroïsme chevaleresque ; Marion Delorme nous transforma en rédempteurs des filles perdues. Lucrèce Borgia nous fit aimer le beau dans l’horrible ; avec Angelo, nous devînmes des fanatiques de Marie Dorval, cette interprète par excellence du drame moderne.

L’unique et bruyante représentation du Roi s’amuse, en 1832, nous rendit absolument fous de désespoir, — parce que nous n’avions pu y assister, pour soutenir par tous les moyens, fût-ce à coups de poing, cette pièce interdite par les suppôts du pouvoir, et dont la préface proclamait la liberté au théâtre.


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