Souvenirs d’un hugolâtre
la Génération de 1830
Jules Lévy, 1885 (pp. 11-14)
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III


Ô surprise ! Des hommes sans uniforme, voire en haillons, y montaient la garde, et semblaient très sévères sur la consigne.

Au-dessus du poste flottait un drapeau tricolore.

La vue de ces trois couleurs, remplaçant le drapeau blanc, le seul que je connusse jusqu’alors, me fit une impression profonde.

Je lançai quelques phrases interrogatives, très pressantes.

Mon oncle m’expliqua bien vite, presque en pleurant de joie, que le drapeau tricolore était celui du régiment dans lequel il avait servi, sous la République et l’Empire ; que le drapeau tricolore, toujours victorieux, avait fait le tour de l’Europe, etc., etc.

Ai-je besoin d’en dire davantage ? Le vieil invalide m’apprenait ce que tous ses anciens compagnons répétaient comme lui…

Il confondait la République avec l’Empire, Hoche avec Napoléon, la liberté avec la gloire ; il parlait comme une chanson de Béranger, lui qui m’avait appris le Soldat, t’en souviens-tu ! d’Émile Debraux, auteur de la Colonne, du Prince Eugène, de Marengo, de Mont-Saint-Jean, et d’autres rimes qui lui avaient valu « les persécutions du pouvoir » pendant la Restauration.

On vendait dans les rues, par milliers, des cocardes nationales.

Mon oncle et moi, nous en achetâmes avec enthousiasme, pour les attacher à notre vêtement, sur le cœur, en « bons patriotes ».

Comme nous rentrions à la maison, je rencontrai un vieil ami de mon père, un royaliste désolé, qui, apercevant ma cocarde tricolore, me dit moitié avec amertume, moitié avec colère :

« Tu portes là une jolie chose, va ! Avant six mois, le drapeau blanc et la cocarde blanche auront reparu. »

Le vieillard qui parlait ainsi était M. Delvincourt, ancien doyen de la Faculté de droit de Paris, qui mourut en 1831, « fidèle à son Dieu et à son roi », mais qui n’avait pas vécu en trop bonne intelligence avec les étudiants.

Notons, à ce propos, que, pendant plus de vingt années, une bonne dame de nos connaissances, non moins légitimiste que M. Delvincourt, nous a imperturbablement annoncé, en tirant les cartes devant nous, la rentrée du duc de Bordeaux (Henri V) dans le royaume de ses pères.

Henri V devait toujours revenir demain.

Les partisans d’un souverain tombé se bercent tous de ces illusions respectables ; mais, depuis 1789, aucun roi déchu, aucun prétendant n’est remonté en personne sur le trône de France.

Il n’y a eu d’exception que pour Napoléon Ier, à l’époque des Cent-Jours, — pendant laquelle s’opéra une réapparition fantastique du prisonnier de l’île d’Elbe, dirigé quelques mois après sur l’île de Sainte-Hélène.

Quoi que prétendit le vieux jurisconsulte, je portais fièrement ma cocarde, et je croyais, comme mon oncle et mon père, que tout était changé, puisqu’on avait « secoué la poussière qui ternissait ces nobles couleurs ».

Mon père applaudissait au triomphe des 221 députés opposants au ministère Polignac, et dont la réélection décida Charles X à violer la Charte ; il était heureux des ovations obtenues par La Fayette pendant son voyage dans le Midi, tandis que le duc d’Angoulême avait été accueilli froidement en Normandie.

Il était de l’avis du vieux général de 1789, disant à un ami, en mai 1830 : « Que voulez-vous ? Ils sont en arrière de trois siècles ; ce sont des fous : Charles X se fera renvoyer, et avec un peu de bon sens, il aurait pu être heureux comme une souris dans un pâté. »

Mais, bah ! les royalistes surnommaient La Fayette Gilles César.

Ainsi que beaucoup d’anciens soldats, mon oncle n’avait point d’opinion politique définie ; mais mon père était un libéral, un abonné du Constitutionnel, lequel était alors le grand électeur ; il redisait fréquemment cette phrase du Journal des Débats : « Malheureuse France ! Malheureux roi ! » pour laquelle Bertin aîné avait été condamné à six mois de prison par le tribunal correctionnel, et absous par la cour royale.

Somme toute, la révolution de 1830 ne déplaisait à aucun membre de ma famille, qui, sans faire la moindre politique active, s’associait de cœur aux efforts tentés par les libéraux depuis l’avènement de Charles X.


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