Souvenirs d’un hugolâtre
la Génération de 1830
Jules Lévy, 1885 (pp. 5-10)
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II


La date de 1830 ne sortira pas de ma mémoire. Pour moi, elle se rapporte à un mouvement révolutionnaire coïncidant avec ma jeunesse, et, avant de parler des hommes qui influaient alors sur les destinées du pays, il convient de constater l’impression que je ressentis, à la suite du grand événement de l’année qui vit la famille d’Orléans succéder à la branche aînée des Bourbons.

Le 27 juillet, nous revenions du collège Henri IV à notre pension, située rue des Fossés-Saint-Victor (depuis, rue du Cardinal-Lemoine), lorsque, mes camarades et moi, nous aperçûmes partout, sur notre passage, des rassemblements de Parisiens, — bourgeois et ouvriers, — qui criaient : Vive la Charte ! et dont les gestes animés ne laissaient pas de nous étonner un peu.

Ordinairement, la rue des Fossés-Saint-Victor brillait par son calme, presque par sa solitude.

C’était le matin. Dix heures venaient de sonner. Il faisait une chaleur accablante, un soleil de feu, que Victor Hugo a appelé


Un de ces beaux soleils qui brûlent les Bastilles…

Notre maître de pension et nos maîtres d’études paraissaient fort émus.

Au lieu de faire sonner la cloche pour nous appeler en classe, comme d’habitude, ils déclarèrent aux élèves externes qu’ils pouvaient rentrer immédiatement chez leurs parents, voisins de l’institution ; ils ordonnèrent aux élèves pensionnaires d’écrire à leurs familles ou à leurs correspondants, pour que ceux-ci se hâtassent de les venir chercher.

Un congé ! Tout à coup, et sans qu’on en eût parlé dans le collège, sans circulaire du proviseur ! Cela nous intriguait tous.

Que se passait-il donc ? Nous avions déjà fêté la prise d’Alger : il ne s’agissait plus, évidemment, de cette victoire.

Seulement, la veille, mon père ne prononçait-il pas les mots de fatales ordonnances et de coup d’État ! Ne parlait-il pas de collision imminente ?

J’avais douze ans et demi. Je ne tardai point à comprendre que Paris commençait une insurrection, car je me rappelais certains épisodes de la Révolution de 1789, par moi lus dans quelques ouvrages d’histoire.

J’éprouvais un indéfinissable serrement d’estomac. Pourquoi ne l’avouerais-je pas ? J’avais peur, — et je n’attendis pas un ordre réitéré de nos maîtres pour retourner à la maison paternelle, d’autant plus qu’elle était située tout près du pensionnat, dont deux jardins étroits la séparaient.

Comme je franchissais, en courant, le seuil de la porte cochère de l’institution, je vis des hommes en bras de chemise qui roulaient des tonneaux vides, en les dirigeant vers la rue Saint-Victor ; je vis d’autres gens du quartier qui brouettaient des pavés et du sable ; je vis enfin, distinctement, que l’on élevait une barricade dans le carrefour, au bas de la rue des Fossés.

La curiosité me porta d’abord à examiner de plus près les choses, et je suivais les barricadiers, quand mon oncle, caporal invalide, se présenta à moi.

Il venait me chercher, et il m’emmena sans tarder chez mon père.

Nous allongions le pas. La bravoure chez l’invalide n’excluait pas la prudence.

Au même instant, une détonation se fit entendre.

J’accompagnai mon oncle, sans prononcer une seule parole, et bientôt toute la famille fut réunie, en attendant les événements avec une anxiété à nulle autre pareille.

— Eh bien ! disait mon père, je l’avais prévu. Les ordonnances de Polignac ont amené les coups de fusil. On se bat. Comment cela finira-t-il ? Que de victimes, par suite de l’aveuglement des Bourbons ! Voilà où les mauvais conseils ont conduit Charles X !

Trois jours durant, je restai presque emprisonné dans notre maison, avec mon frère et mes deux sœurs.

Nous éprouvions, petits et grands, des commotions nerveuses, quand les fusillades ou les canonnades retentissaient.

On avait pillé les boutiques d’armuriers. Tout ce qui pouvait servir pour combattre avait été employé soudainement.

Le 27 juillet, Étienne Arago, directeur du Vaudeville, avait fermé les portes de son théâtre afin de protester contre les ordonnances et de donner le signal de l’insurrection. Il avait fait porter et distribuer chez Teste toutes les armes militaires qui se trouvaient dans son magasin. Lui-même, héros de juillet, devenait, deux jours après, aide de camp de La Fayette.

Audry de Puyraveau fit distribuer dix-huit cents baïonnettes qu’il avait chez lui.

Debout sur les barricades, un fusil à la main, Adolphe Nourrit chanta la Marseillaise et dirigea au feu ses auditeurs enivrés.

Le nombre des combattants augmentait chaque jour. Plusieurs grands manufacturiers avaient dit à leurs ouvriers :

« Allez vous battre ; vos journées vous seront payées ! »

La bataille eut des proportions énormes ; le 28 juillet, on prenait et reprenait l’Hôtel de Ville ; le 29, les insurgés parisiens, déjà maîtres d’une bonne moitié de la capitale, s’emparaient successivement du Louvre, des Tuileries et de la caserne de la rue de Babylone, dans le faubourg Saint-Germain.

Les coups de canon, les feux de peloton ne cessaient qu’à de rares intervalles, même pendant la nuit.

Le 30 juillet, la révolution était faite ; le peuple était victorieux ; Charles X tombait de son trône.

Tout Paris se métamorphosait ; on eût dit un changement à vue, — décors et costumes.

Plus de Suisses, plus de garde royale : les troupes s’évanouissaient. Dans plusieurs casernes et sur quelques places, des soldats de la ligne fraternisaient avec les vainqueurs, la crosse en l’air d’abord, puis le verre en main.

Mon oncle me conduisit, à travers les barricades ébréchées, jusqu’à la place Maubert, rendez-vous habituel des commères et des flâneurs du quartier, centre populeux du faubourg Saint-Marceau.


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