Souvenirs d’un hugolâtre
la Génération de 1830
Jules Lévy, 1885 (pp. 165-173)
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XXIV

À propos d’écrivains payant pour se placer au nombre des auteurs dramatiques, je citerai ce mot d’une femme à Mme Eugène Scribe :

« Il faut que M. Scribe soit bien riche, chère madame, pour faire représenter ainsi quatre ou cinq pièces chaque soir. Mon mari n’en a donné qu’une, et elle nous a coûté bien cher. »

Donc, assez souvent, on n’était pas joué sans débourser, sans donner une prime, au lieu d’en recevoir.

J’en fis l’épreuve, au début de ma carrière littéraire. Avant de m’en tenir à l’histoire, je visai au théâtre, comme beaucoup d’autres camarades ; mais je n’ai pas rimé la moindre petite tragédie, si j’ai fort pratiqué les drames.

Permettez-moi de vous offrir le catalogue des pièces que j’écrivis, à peine au sortir du collège :

La Reine Édith, drame en cinq actes, en vers ;

Le Comte Armand, drame en cinq actes, en vers ;

La Béguine de Nivelle, drame en cinq actes, en vers ;

Marceline, drame en cinq actes, en prose ;

La Dame d’Étampes, drame en cinq actes, en vers.

J’en passe… et des plus mauvaises ; je vous fais grâce des œuvres dramatiques par moi commises depuis l’époque où la Dame d’Étampes fut présentée à l’Odéon, lue par mon ami Édouard Thierry, reçue avec acclamations par le comité, et bientôt mise en répétition. Elle avait pour interprètes Louis Monrose, Bignon, Barré, Pierson, Mme Halley, qui avait créé le rôle de Tullie dans la Lucrèce de Ponsard, et Mlle Volet, charmante jeune première dudit théâtre.

Dans ma joie, durant les répétitions, je ne quittais plus les acteurs, j’allais avec eux chez la mère Cadet, rue de la Gaîté, à la barrière du Mont-Parnasse, manger le lapin sauté et boire le petit vin bleu, entre mes heures ordinaires de repas. J’attrapais des indigestions, mais je vivais un peu de la vie du théâtre et je rêvais déjà les applaudissements du parterre.

L’Odéon m’apparaissait comme une terre promise, et je ne manquais pas une représentation, — pas un souper d’artistes, non plus.

Ceux qui ont mené cette existence comprendront l’entraînement qu’éprouva un ancien calicot près d’arriver à la gloire, caressant le doux espoir d’entendre proclamer son nom au milieu des bravos.

Loin de moi la pensée de compter sur les recettes ! Est-ce que la question d’argent me préoccupait ! Mes amis me félicitaient déjà. Louis Monrose avait lu la Dame d’Étampes dans une réunion d’artistes et d’hommes de lettres, — dans un cénacle qui me prônait, qui m’était dévoué, qui se promettait de me soutenir lors de la première représentation.

S’il le fallait, disaient quelques-uns, on livrerait bataille. J’en sortirais triomphant. Plusieurs journalistes annonçaient la nouvelle pièce. Enfin, je nageais dans la pleine eau des illusions, — au point de faire cadeau d’une canne de palmier à Louis Monrose, ardent collectionneur de cannes.

Lireux était alors directeur de l’Odéon. Tout allait convenablement pour mon drame ; les acteurs avaient répété une vingtaine de fois ; Bignon était ravi de son rôle, et Mme Halley comptait sur l’effet du sien, lorsque Lireux me donna rendez-vous dans son cabinet, et me déclara :

« Mon cher, votre pièce est superbe (je cite textuellement)… Il y aura un succès… Seulement, des difficultés surviennent… L’argent me manque pour les décors et pour les costumes, car l’action se passe sous le règne de Henri II, et il faut tout acheter… Six mille francs suffiraient…

— Six mille francs ! m’écriai-je. Où trouver six mille francs, mon Dieu ?

— Demandez à monsieur votre père… qui est rentier.

Je répondis que mon père, peu disposé à favoriser mes tentatives littéraires, refuserait net ; que, moi, je n’avais pas un sou vaillant ; que, d’ailleurs, la Dame d’Étampes était une pièce bonne ou mauvaise ; que si elle était mauvaise, le comité n’eût pas dû la recevoir ; que si elle était bonne, la direction devait la représenter sans exiger de ma part un sacrifice d’argent, etc., etc.

Bref, je fis la sourde oreille. Eussé-je manié des millions, il me semblait que ma propre dignité s’opposait à un pareil marché.

Immédiatement, les répétitions cessèrent, pour une cause ou pour une autre.

Quelques mois après, Lireux cessa de diriger l’Odéon, et il fut remplacé par Bocage, d’acteur devenu directeur.

La Dame d’Étampes dormait profondément dans les cartons.

Bocage m’appela, lui aussi, dans son cabinet, où il trônait comme un ministre.

« Jeune homme, me dit-il en nazillant, votre drame a des qualités, mais vous pouvez faire mieux… Prenez un autre sujet, un sujet moderne, et remplacez la Dame d’Étampes. »

Cette phrase m’anéantit. Toutefois, au lieu de retirer ma pièce, je préférai me soumettre à une nouvelle lecture devant le comité institué par Bocage, et ressaisir ainsi mon droit à être joué.

Mal m’en prit. Peu de temps après, un monsieur qui était chargé de lire préalablement les pièces présentées à l’Odéon, conclut à ceci :

« La Dame d’Étampes, par M. Augustin Challamel, n’est pas digne d’être lue devant le comité. »

Coup de foudre ! Je jurai de ne plus perdre mon temps à écrire pour le théâtre. J’avais été suffisamment joué !

Mais ce fut un serment d’ivrogne. Sans parler de quelques pièces qui parurent devant le public, je devins encore coupable d’une comédie en deux actes, en vers, et d’un drame en cinq actes, en vers, lesquels ont jauni dans mes cartons, au lieu de pourrir dans ceux d’un directeur.

En outre, contrairement à ce qui a lieu souvent, après avoir composé un drame en cinq actes, en vers, intitulé Isabelle Farnèse, je transformai la pièce en roman ; — et je trouvai un éditeur ! L’ours changea de peau : on ne l’accueillit pas trop mal.

Quelle différence, pourtant, si l’on songe que j’avais ambitieusement destiné le rôle d’Isabelle à Mlle Georges, et que, avec une pareille interprète, aussi belle dans le drame que dans la tragédie, j’eusse peut-être attrapé un succès au théâtre !

L’usage de payer pour être joué n’a pas disparu. Sous prétexte de costumes et de décors nouveaux, combien de directeurs ont arraché de grosses sommes aux auteurs !

Frédérick-Lemaître, voyant le marquis de Custine sortir du cabinet d’Harel, à la Porte-Saint-Martin, dit spirituellement au spirituel directeur :

« Il a encore sa montre ! »

Frédérick-Lemaître, le plus grand interprète du drame moderne, acquit une sorte de célébrité pour ses mots et ses audaces. Il avait naguère appartenu quelque temps aux Funambules ; mais, dans un concours, à l’effet d’entrer à l’Odéon, il n’avait obtenu qu’une seule voix, celle de Talma.

Nul plus que lui ne possédait le tempérament des planches, la spontanéité dont l’acteur est trop souvent dépourvu.

En 1834, à la première représentation de Robert-Macaire, joué sur la scène des Folies-Dramatiques le 14 juin, Frédérick-Lemaître annonça :

« Messieurs, la plaisanterie, que nous venons d’avoir l’honneur de représenter devant vous… »

Ici l’on siffla.

« Messieurs, reprit-il alors, cette chose, comme vous voudrez l’appeler, est de M. Frédérick-Lemaître. »

On applaudit à outrance, et la chose triompha au point de créer un type qui nuisit à Frédérick-Lemaître, entré « dans la peau de Macaire ».

Sous la direction d’Harel, le théâtre de la Porte-Saint-Martin ne florissait pas ; mais il s’y trouvait un magasin de costumes assez bien fourni, capable d’habiller tous les personnages historiques.

Sous la direction de Lireux, l’Odéon manquait… de tout, — de décors, de costumes et d’accessoires. Chaque pièce exigeait des dépenses toutes spéciales, et, à moins qu’un auteur n’abordât la scène après une grande agitation organisée dans la presse, Lireux n’osait se risquer. La proposition que me fit ce directeur ne doit donc étonner personne. Lireux avait droit aux circonstances atténuantes. Pauvreté n’est pas vice. Puis, je n’avais pas de notoriété.

Spectateurs assidus, tantôt dans la salle, tantôt au foyer des auteurs, tantôt dans les coulisses, nous connaissions l’indigence du Second Théâtre-Français, avant la Lucrèce de Ponsard.

On en racontait de belles sur les expédients de l’administration, sur l’état délabré de la caisse !

Pour faire croire que le poêle du foyer public était allumé, le feutier, disait-on, s’avisa un soir d’y placer une bougie. Notre ami Bignon joua, un dimanche, le rôle de Gilbert dans Marie Tudor, et, comme il n’y avait pas, au magasin, de souliers à la poulaine qu’il pût chausser, nous lui en fabriquâmes avec des cornets de papier noirci d’encre. Le vieux Rosambeau, acteur d’un certain talent, presque aussi célèbre que Frédérick-Lemaître pour ses mots à citer, était de plus renommé pour ses inventions en fait de costumes ; il s’accoutrait de son mieux avec des pièces et des morceaux ; il était de force à teindre une jambe de caleçon en rouge, l’autre en noir, pour jouer un rôle moyen âge.

Afin d’obtenir une quasi-recette, les dimanches, Lireux imaginait soudainement de représenter quelque vieille tragédie, de ressusciter une pièce oubliée.

« Messieurs, déclarait-il un vendredi, par exemple, on jouera dimanche Abufar ou la Famille arabe (de Ducis). »

Quelques familles bourgeoises du quartier venaient voir la représentation d’Abufar ; et elles assistaient à d’autres résurrections de pièces tout à fait démodées. La caisse, ces soirs-là, s’engraissait de deux ou trois cents francs, — en compensation des recettes de cinquante ou soixante francs, les soirs de semaine.

Lorsque Lireux avait monté une œuvre en dépensant une somme ronde, et qu’il récoltait un fiasco, il ne perdait pas courage, il riait spirituellement de sa male chance ; mais gare au jeune qui voulait se produire en ce moment !

Un auteur dont je ne me rappelle plus le nom, commit un drame inepte. Aucun succès ; trois représentations. Le malheureux se plaignit à Lireux en plein foyer.

« Eh bien, lui dit le directeur, je vous jouerai encore une fois… Ce sera votre châtiment. »

Le mot excita parmi nous des éclats de rire. D’aucuns prétendaient que l’auteur sifflé avait payé pour affronter la rampe et obtenir ce beau résultat.


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