Souvenirs d’un hugolâtre
la Génération de 1830
Jules Lévy, 1885 (pp. 152-164)
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XXIII

À dater de 1842, j’entrai de plus en plus dans la lice littéraire, je cherchai à élargir l’horizon, si longtemps borné pour moi. Plusieurs salons de poètes, plusieurs ateliers d’artistes me furent ouverts, et, malgré ma modique valeur, j’obtins les sympathies des maîtres de ce temps.

J’allai chez Victor Hugo ! À quoi bon décrire son délicieux logis de la place Royale, où tous les hommes les plus en vue — même quelques classiques — se réunissaient le dimanche soir ?

Au milieu de cette famille dont tous les membres possédaient des grâces particulières, on se trouvait transporté dans le domaine de l’imagination. La belle Mme Hugo, ses deux filles charmantes, ses deux fils, qui nous savaient tant de gré de l’admiration que nous avions pour leur père, et tout le cercle d’amis qui se pressaient aux côtés de l’auteur de Cromwell, donnaient aux réunions un caractère à la fois familial et magistral.

Le buste de Victor Hugo, par David d’Angers, semblait, par ses lignes monumentales, nous indiquer prématurément que nous pouvions nous incliner avec enthousiasme devant un génie immortel, et les mille offrandes d’artistes contemporains faisaient de cette demeure, non exempte de simplicité au fond, une sorte de sanctuaire où chacun prenait volontiers l’encensoir.

Des gens que l’on voyait là, le plus grand nombre a été fauché par la mort en laissant de glorieux souvenirs.

Le baron Taylor, commissaire royal de la Comédie-Française, y recevait nos hommages pour avoir ouvert les portes du théâtre à Victor Hugo.

David d’Angers, qui chercha à fondre la forme et l’idée, qui essaya d’inaugurer ce qu’il appelait « de la sculpture morale », avait reçu de son homonyme, le peintre Louis David, des leçons d’art et de républicanisme. Pendant la Restauration, il était sans ressources à Londres, lorsqu’on lui offrit une forte somme pour exécuter un bas-relief de la bataille de Waterloo. Il refusa, vendit ses habits, revint en France. Son ciseau cherchait à faire revivre les héros ; il vouait à la Révolution de 1789 un véritable culte, et dans sa modeste maison de la rue d’Assas il conservait nombre de documents de cette époque.

Victor Hugo dédiait des vers à « son sculpteur », David d’Angers, comme il en dédiait à « son peintre », Louis Boulanger, qui illustra ses œuvres, et dont l’atelier fut parfois un rendez-vous des jeunes romantiques.

À l’apparition d’un volume de poésies signées de Victor Hugo, de Sainte-Beuve ou d’Alfred de Musset, on en faisait la lecture chez Louis Boulanger, pendant que l’artiste travaillait à une de ses toiles, notamment à son Triomphe de Pétrarque, « apothéose du génie », dit Gustave Planche, dont l’opinion différait singulièrement de Chateaubriand qui, en 1802, dans une lettre, appelait Laure « une bégueule » et Pétrarque « un bel-esprit », lesquels lui gâtaient la fontaine de Vaucluse.

C’était un immense tableau que ce Triomphe de Pétrarque. Je l’ai vu plus tard roulé dans un coin de l’atelier du peintre. Boulanger me demandait amèrement :

« Que voulez-vous que j’en fasse ? »

Longtemps prôné outre mesure, — car Théophile Gautier donnait à ses Trois amours poétiques le nom de « Parnasse romantique », — Louis Boulanger commençait à être dédaigné plus que de raison, lorsque Decamps et Delacroix acquéraient une réputation immense.

Sainte-Beuve, auteur des Poésies de Joseph Delorme, livre à propos duquel une dame répondit ce mot : « Werther carabin », devait assez prochainement renier presque le cénacle de la place Royale. Ses Consolations étaient alors dans toutes les mains.

Sainte-Beuve, le même qui, depuis…, ne jurait alors que par Victor Hugo.

Mais, — il l’a dit lui-même, — « en passant par le monde de Victor Hugo, il avait eu l’air de s’y fondre, il avait fait ses réserves », comme il les avait faites en passant par l’école doctrinaire du Globe, où dominait l’École normale ; dont Barthélemy Saint-Hilaire était un des rédacteurs, avant de fonder le Bon Sens, avec Victor Rodde et Cauchois-Lemaire.

Sainte-Beuve cherchait toujours quelque grande âme à épouser ; seulement, il savait ménager ses divorces autant qu’il s’enthousiasmait pour ses mariages littéraires et philosophiques. Il mit toutes ses variations sur le compte de ses désillusions.

En lui, on l’a justement remarqué, le poète mourut jeune, et fut tué par la critique.

De Victor Hugo il passa à Lamennais, à Carrel, puis à Proudhon, enfin à Napoléon III, en se montrant tour à tour mystique, républicain, socialiste, césarien, pour mourir libre penseur, comme il fut « libre mangeur », selon Veuillot, dans les dernières années de sa vie.

Son roman Volupté occupa beaucoup les esprits en 1834. Cette lutte entre la chair et l’esprit, avec accompagnement de tartines pathologiques, séduisait le public. On en a rabattu depuis.

Je me souviens du succès de scandale obtenu par Alfred de Musset, quand il publia les Contes d’Espagne et d’Italie. Nous chantions partout son Andalouse, mise en musique par Hippolyte Monpou, le compositeur léger du romantisme. Musset, lui aussi, ne tarda pas à faire route à part, à montrer une personnalité rayonnante, à rompre avec les principes du « maître », à déserter « la grande boutique… romantique » de la place Royale.

On écrivait que « l’aigle avait couvé un moineau franc » ; mais l’originalité énervante, souvent superbe, de l’auteur de Rolla, résista aux attaques des hugolâtres exclusifs, et l’ancien disciple devint maître à son tour, pour exercer une influence quelquefois pernicieuse sur « les enfants du siècle ».

Avouons que les exagérés de la nouvelle école nuisaient à son entière victoire. Maladroits amis !

Je ne parle pas de Théophile Gautier, placé à la tête des « chevelus », si remarquable par la science et la ciselure de son style, par la richesse de ses expressions, par le bon choix de ses néologismes.

Je rappelle seulement que plusieurs autres combattants pour le romantisme abusaient étrangement de la bizarrerie. Tel Belmontet, disant que les conventionnels étaient des « bronzes vivants de l’enfer » ; tel Amédée Pommier, qui abondait en phrases comme celle-ci : « Flots rumoreux, rocs fluctisonnants, fleurs immarcessibles », et qui écrivait :


… Pour rendre mon vers plus sonnant et plus riche,
Il n’est d’expression que ma main ne déniche.

Dans le salon de la place Royale, dont il serait trop long de pourtraicter tous les hôtes habituels, nous avons connu Delphine Gay (Mme É. de Girardin) qui, vers 1820, se disait Muse de la Patrie, qui vantait à bon escient « le bonheur d’être belle », et réunit longtemps autour d’elle une brillante cour de poètes et de romanciers.

Nous y avons rencontré Alexandre de Humboldt, l’illustre naturaliste allemand, l’ami des Cuvier, des Arago et des Gay-Lussac, savant dont la conversation était des plus intéressantes, et qui daigna me donner quelques conseils pour le plan de mes Mémoires du peuple français.

Un soir, une très nombreuse compagnie était réunie chez le maître des maîtres. Le charmant poète Méry se fit couvrir d’applaudissements en improvisant des vers sur le feu d’artifice que l’on tirait, pour l’anniversaire des « glorieuses », à la barrière du Trône. Ses hémistiches suivaient, avec une surprenante facilité, le bruit des bombes, le petit sifflement des fusées, le crépitement lumineux du bouquet final.

Esquiros venait là : son recueil poétique Les Hirondelles était apprécié par Victor Hugo ; sa douce voix, récitant des strophes, ne pouvait nous faire pressentir qu’il serait, en 1848, un déterminé montagnard.

Paul Meurice ne publiait rien encore, et Auguste Vacquerie composait ses poésies L’Enfer de l’Esprit, vigoureuses de pensée.

Tous deux étaient les lévites préférés du grand Maître, devant lequel, d’après les caricaturistes, ils tenaient incessamment l’encensoir, et dont ils ont été depuis comme les fils adoptifs.

Gérard de Nerval avait déjà, parmi les jeunes, une réputation de fantaisiste et de styliste ; sa traduction de Faust, que Goethe déclarait excellente, et dont les chœurs furent mis en musique par Berlioz, lui avait ouvert les revues, lui avait valu l’amitié d’Alexandre Dumas.

Gérard de Nerval était « l’honneur du collège Charlemagne », dont une foule de littérateurs ont usé les bancs, et qui se ressentait du voisinage de la maison de Victor Hugo. Les professeurs y étaient hugolâtres, les élèves aussi.

Édouard Thierry avait suivi avec succès les cours de ce collège, et il promettait de devenir le critique délicat et fin que nous connaissons.

De Beauchesne, romantique ardent, devait employer, plus tard, une partie de sa fortune à élever, auprès du Madrid du bois de Boulogne, un manoir gothique dont toute la jeune école fit grand bruit.

Ulric Guttinguer, un peu plus âgé que Lamartine, beaucoup plus âgé que Victor Hugo, fréquentait le cénacle, de même qu’il avait collaboré à la Muse française. C’était un des aînés du romantisme, à qui Victor Hugo dédia une ode, à qui Alfred de Musset disait en vers :


Mais laisse-moi du moins regarder dans ton âme,

Comme un enfant craintif se penche sur les eaux…

Moi, si jeune…

Il eut l’amitié des poètes nouveaux, quoiqu’il approchât de la cinquantaine en 1830. Henri Delatouche le rudoyait, — en vers, — mais Hugo, Sainte-Beuve et Musset l’estimaient hautement.

Ulric Guttinguer recevait affablement, dans sa maison de l’avenue Frochot. Il était un des familiers de l’historien Augustin Thierry.

Outre les « suivants familiers » de l’auteur d’Hernani, il existait des romantiques irréguliers, si je puis m’exprimer ainsi, des écrivains qui, comme Charles Nodier, Mérimée et J.-J. Ampère savaient ne pas cesser d’être académiques, tout en s’associant aux efforts de la révolution littéraire.

Quelques personnalités d’ordre très élevé faisaient souche, en demeurant plus ou moins intimes avec Victor Hugo.

Lamartine avait un salon, de Vigny avait le sien, et Alexandre Dumas était un patron pour les romanciers et les dramaturges.

En son logis de l’Arsenal, Charles Nodier avait tenu une cour de peintres et de poètes ; il avait reçu Lamartine, que Fontaney appelait « chantre mystérieux des intimes amours » ; — Victor Hugo « par son génie emporté comme Mazeppa » ; — de Vigny « le frère des anges, dont il a trahi les secrets » ; — Sainte-Beuve, Alexandre Dumas et Alfred de Musset.

Pour ces jeunes littérateurs, Charles Nodier semblait avoir été un précurseur.

Le cénacle de l’Arsenal précéda celui de la place Royale ; les dimanches de l’Arsenal furent très suivis jusqu’au moment où les dimanches de la place Royale leur enlevèrent une notable partie de leur personnel.

Dans l’impasse du Doyenné, qui n’existe plus, Théophile Gautier ouvrit un cénacle tapageur, où se voyaient les romantiques à crinière, parmi lesquels, exceptionnellement, apparaissait le silencieux Gérard de Nerval, qui, d’après Henri Heine, « était d’une candeur enfantine, d’une délicatesse de sensitive… aimait tout le monde et ne jalousait personne ».

Gérard de Nerval, vivant au jour le jour, était déjà connu des lettrés par ses poésies nationales et par sa traduction de Goethe.

On pourrait dire d’ailleurs que vers ce temps les cercles littéraires pullulaient. Pas de petit poète qui ne voulût réunir des prôneurs, afin de passer à l’état de « maître » ; pas de réunion qui ne cherchât à posséder un organe, — journal ou revue ; — pas de feuille périodique, si mince fût-elle, qui n’imprimât sa déclaration de foi classique ou romantique.

Viennet, Ancelot, Baour-Lormian et Hippolyte Rolle trouvaient des journaux, principalement le Constitutionnel, pour insérer leurs articles contre la nouvelle école, et des amis, défenseurs du « bon goût », chez lesquels ils déblatéraient en chœur contre les « barbares ».

Un type étrange, parmi les producteurs de l’époque, c’était le vicomte d’Arlincourt. On peignit son portrait en pied et on l’exposa au Salon du Louvre.

Il se redressait debout sur un rocher, qui s’élevait au-dessus d’un précipice. Son œil fulgurait. Le vicomte tenait à la main des tablettes ; à ses pieds un torrent roulait ses eaux troubles… Il méditait, calme et sublime, sur l’âpre majesté de la nature.

Écrivain hybride, tantôt ultra-romantique, tantôt classique renforcé, il composait des poèmes épiques, tels que la Caroléide, puis Ismalie ou la Mort et l’Amour, roman-poème, puis une foule d’épisodes historiques où fourmillaient les allusions contre la royauté de Louis-Philippe.

Car le vicomte d’Arlincourt était un passionné légitimiste.

En 1825 il donna, dans son château de Saint-Paër, en Normandie, une fête splendide à la duchesse de Berry.

Charmante résidence : au milieu des bosquets du parc serpentait une rivière. La duchesse fut reçue dans une barque pavoisée de drapeaux blancs et de fleurs, bariolée et parfumée. Des dames, en costume de bergères, la menèrent enchaînée de fleurs jusqu’à un temple grec où se trouvait son buste. Les assistants, en grand nombre, chantaient des romances royalistes. Ce fut une succession non interrompue de fêtes pastorales, de banquets, de bals et d’illuminations.

Le vicomte d’Arlincourt, après 1830, ne ménagea pas les visites aux Bourbons exilés. De son château de Saint-Paër, il data la plupart de ses romans, dont quelques-uns acquirent une certaine notoriété. Le Solitaire, très souvent réimprimé, partout traduit, devint populaire. Les lauriers des auteurs en renom empêchaient de dormir notre vicomte, qui obtint deux mémorables chutes sur la scène.

Son imagination était dévergondée, son style ampoulé au suprême degré ; ses conceptions bizarres ne manquaient pourtant pas d’intérêt mélodramatique.

Lorsque j’allai lui rendre visite, avec Émile Deschamps, M. d’Arlincourt, le noble écrivain, me montra une bibliothèque spécialement remplie de ses œuvres, — réimpressions et traductions ; il me parla de ses succès monstres.

Moi, je souris, sans répondre. On prétendait que l’auteur du Siège de Paris, tragédie légendaire, avait dépensé une partie de sa fortune pour se faire jouer, et que Mme d’Arlincourt, en épouse dévouée, achetait secrètement et détruisait une foule d’exemplaires des romans de son mari, pour les « épuiser ».

De là seraient venus les succès des Écorcheurs et des Rebelles sous Charles V, qu’ornaient des vignettes de Tony Johannot.


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