Souvenirs d’un homme de lettres/XXIII

Marpon et Flammarion (p. 235-246).

LES COURSES DE GUÉRANDE


Et d’abord, arrêtons-nous un peu dans cette charmante et rare petite ville de Guérande, si pittoresque avec ses anciens remparts flanqués de grosses tours et ses fossés remplis d’eau verte. Entre les vieilles pierres, les véroniques sauvages fleurissent en gros bouquets, des lierres s’accrochent, des glycines serpentent, et des jardins en terrasse suspendent au bord des créneaux des massifs de roses et de clématites croulantes. Dès que vous vous engouffrez sous la poterne basse et ronde où les grelots des chevaux de poste sonnent joyeusement, vous entrez dans un nouveau pays, dans une époque vieille de cinq cents ans. Ce sont des portes cintrées, ogivales, d’antiques maisons irrégulières dont les derniers étages surplombent les plus bas, avec des lignes dans la pierre, des ornements frustes et rongés. Dans certaines ruelles silencieuses s’élèvent de vieux manoirs aux hautes fenêtres éclairées de vitres étroites. Les portes seigneuriales sont fermées, mais entre leurs ais disjoints on aperçoit le perron envahi de verdure, des touffes d’hortensias à l’entrée, et la cour pleine d’herbe, où quelque puits effrité, quelque débris de chapelle met encore un amas de pierres et de vertes floraisons. Car c’est là le caractère de Guérande, une ruine coquette et toute fleurie.

Parfois, au-dessus d’un marteau usé et vénérable, l’enseigne d’un bureau de poste, des panonceaux d’huissier ou de notaire s’étalent bourgeoisement ; mais, le plus souvent, ces anciennes demeures ont gardé leur cachet aristocratique, et, en cherchant bien, on retrouverait quelques grands noms de Bretagne enfouis dans le silence de ce petit coin, qui est à lui seul tout un passé. Un silence rêveur habite là, en effet. Il rôde autour de cette église du quatorzième siècle, où des marchandes de fruits abritent leurs éventaires et tricotent sans parler. Il plane sur ces promenades désertes, ces fossés d’eau dormante, ces rues calmes que traverse de temps en temps une pastoure conduisant sa vache, pieds nus, le corsage serré d’une corde et la coiffe de Jeanne d’Arc.

Le jour des courses, par exemple, l’aspect de la ville est tout différent. C’est un va-et-vient de voitures amenant des baigneurs et des baigneuses du Croizic, du Pouliguen. Des charrettes chargées de paysans, de grands carrosses antiques qui ont l’air de sortir d’un conte de fées, des carrioles de louage où se juche une vieille douairière des environs entre sa chambrière en coiffe et son page en sabots. Tout cela est arrivé le matin pour l’heure de la grand’messe. Le son des cloches tombe dans les rues étroites, mêlé aux coups de ciseaux des barbiers ; et l’église pleine fait la ville déserte pour deux heures. À midi, au premier coup de l’Angelus, les portes s’ouvrent et la foule envahit la petite place, aux psalmodies des mendiants groupés sous le porche et dont les voix éclatent en même temps. C’est une mélopée bizarre sur toutes sortes de chants d’église : Litanies, Credo, Pater noster ; un étalage de plaies, d’infirmités, une léproserie du moyen âge. La foule contribue à cette illusion d’archaïsme : les femmes ont des coiffes blanches terminées en pointe avec un bourrelet de broderies au-dessus des bandeaux plats, et des barbes flottantes ou de longs bavolets tuyautés pour les pêcheuses et les saunières, des jupes plissées à gros plis, des guimpes rondes autour du cou. Les hommes ont deux costumes bien différents : les métayers portent la veste courte, le col montant et un foulard de couleur posé en jabot qui les crête en coqs de village. Les paludiers sont vêtus de l’ancien costume guérandais, la longue blouse blanche descendant jusqu’à mi-jambe, les braies blanches aussi, serrées de jarretières au-dessus du genou et le tricorne noir orné de chenilles de couleur et de boucles d’acier. Ce chapeau se place sur la tête de différentes façons. Les gens mariés le portent « en bataille » comme les gendarmes ; les veufs, les garçons en tournent les pointes d’autre manière. Tout ce monde s’éparpille dans les vieilles rues et se réunit une heure après au champ de courses, à un kilomètre de la ville, dans une plaine immense que domine l’horizon.

Des tribunes, le coup d’œil est merveilleux. La mer, au fond, toute verte, semée d’écume blanche ; plus près, les clochers du Croizic, du bourg de Batz, et les salines qui brillent et moutonnent au soleil dans les coupures luisantes des marais. La foule arrive de tous côtés à travers champs. Les béguins blancs apparaissent au-dessus des haies ; les gars s’avancent par bandes, bras dessus bras dessous, en chantant de leurs voix rauques. L’allure, la chanson, tout est naïf, primitif, presque sauvage. Sans nul souci des messieurs en chapeau qui regardent, les femmes qui passent devant nous, le fichu de moire croisé sur leurs guimpes, ont la tenue réservée et pas la moindre affectation coquette. On est venu pour voir, dame oui ! mais non point pour se faire voir… En attendant les courses, tout ce peuple se presse derrière les tribunes, autour des grandes baraques où l’on vend du vin et du cidre, où l’on frit des gaufres et des saucisses en plein soleil. Enfin, la fanfare guérandaise qui arrive, entourée de nouvelles bandes bruyantes et chantantes, interrompt pour un moment les buveries. Chacun court se placer pour le spectacle ; et dans ce débordement de gens qui s’éparpillent autour du champ de courses, sur le bord des fossés et des sillons moissonnés, la longue blouse blanche des paludiers, qui les grandit, les fait ressembler de loin à des dominicains ou à des prémontrés. D’ailleurs tout ce côté de la Bretagne vous donne un peu l’impression d’un grand couvent. Le travail lui-même y est silencieux. Pour arriver à Guérande, nous avons traversé des villages muets malgré la grande activité de la moisson, et partout sur notre passage, les batteuses, les fléaux s’agitaient en mesure, sans la moindre excitation de chants ou de paroles. Aujourd’hui, cependant, les gaufres, le cidre et les saucisses ont délié la langue des gars, et tout le long de la piste il se fait un joyeux vacarme.

Les courses de Guérande sont de deux sortes : il y a d’abord la course citadine, un de ces steeple-chases de province comme nous en avons vu cent fois. Des cartes vertes aux chapeaux, quelques rares voitures rangées dans l’enceinte, des effets d’ombrelles et de robes traînantes, le tout à l’imitation de Paris ; cela ne peut être intéressant pour nous ; mais les courses de mulets et de chevaux du pays nous ont singulièrement amusé. C’est le diable de mettre en ligne ces petits mulets bretons doublement entêtés. La musique, les cris, le bariolage des tribunes les effrayent. Il y en a toujours quelqu’un qui emporte son cavalier en sens contraire, et il faut du temps pour le ramener. Les gars qui les montent ont des bonnets catalans de couleur écarlate, la veste pareille, de grandes braies courtes et flottantes, les jambes et les pieds nus ; pas de selles, seulement des brides que les mulets tirent de côté avec un mauvais vouloir remarquable. Enfin les voilà partis. On les aperçoit dans la plaine, lancés au grand galop. Les casaques rouges sont terriblement secouées, et les jambes droites et tendues s’efforcent de maintenir la monture dans la ligne tracée par les cordes. Au tournant surtout, plus d’un cavalier s’en va rouler sur l’herbe de l’enceinte ; mais la course n’est pas interrompue pour cela. Le paludier, propriétaire de l’animal, s’élance aussitôt, laisse son malheureux jockey se relever tout seul et, dans sa grande blouse qu’il n’a pas eu le temps de quitter, enfourche lui-même sa bête. On sourit dédaigneusement sur les tribunes ; mais là-bas, le peuple breton, perché dans les arbres, rangé dans les fossés, trépigne de joie et pousse d’énergiques acclamations. Chacun naturellement prend parti pour les bidets de sa commune. Les gens du bourg de Batz, de Saillé, du Pouliguen, d’Escoublac, de Piriac, guettent les pays au passage, excitent les cavaliers, sortent même des rangs pour taper sur les mules à grands coups de chapeaux et de mouchoirs. Il n’est pas jusqu’aux coiffes blanches qui ne se dressent tout à coup, en papillonnant au vent de mer, pour voir passer Jean-Marie Mahé, ou Jean-Marie Madec, ou quelque autre Jean-Marie. Après les mulets, viennent les chevaux et les juments du pays, un peu moins têtus, un peu moins sauvages, mais pleins d’ardeur tout de même et se disputant vaillamment le prix de la course.

Leur trot retentissant laboure la terre de la piste ; et pendant qu’ils courent, on voit au delà, sur la mer secouée par un vent terrible, une voile de pêcheur qui cingle péniblement vers le Croizic. Le spectacle reçoit de ce voisinage une grandeur extraordinaire ; et les chevaux, les voitures roulant au retour sur la route, les groupes disséminés à travers la plaine, tout se détache sur un fond verdâtre et mouvant, un horizon plein de vie et d’immensité.

Quand nous rentrons à Guérande, le jour commence à baisser. On prépare des illuminations, des lanternes de couleur dans les grands arbres des promenades, un feu d’artifice sur la place de l’Église, une estrade au bas des remparts pour les joueurs de biniou. Mais voilà qu’une méchante petite pluie, aiguë et fine comme du grésil, vient déranger la fête. Tout le monde se réfugie dans les hôtelleries, devant lesquelles, les charrettes, les voitures dételées et ruisselantes, stationnent les brancards en l’air. Pendant une heure, la ville est silencieuse ; puis les bandes de tantôt traversent les rues noires en chantant. Les grandes coiffes et les petits châles verts se hasardent dehors deux par deux. On a parlé de danser un branle, et on le dansera malgré la pluie. Ah dame ! oui dame !… Bientôt toute cette jeunesse s’installe à droite et à gauche dans les salles basses des cabarets. Les uns dansent au son des binious, les autres au « son des bouches », comme ils disent par ici. Les planchers tremblent, les lampions sont épaissis de poussière, et le même refrain lent et mélancolique retentit partout lourdement. Pendant ce temps, les voitures, les carrioles s’écoulent par les cinq portes de la ville. Les vieux manoirs se referment, et les broussailles fleuries qui garnissent les remparts semblent dans la nuit grandir, se rejoindre, se confondre, comme sous la baguette des fées les buissons enchantés qui entouraient le château de la Belle au bois dormant.