Souvenirs d’un homme de lettres/XXII

Marpon et Flammarion (p. 225-234).

EN PROVINCE


UN MEMBRE DU JOCKEY-CLUB


Après dîner, ces braves Cévenols avaient tenu à me montrer leur cercle. C’était l’éternel cercle de petite ville, quatre pièces en enfilade au premier d’un vieil hôtel qui avait vue sur le mail, de grandes glaces passées, du carrelage sans tapis, et çà et là sur les cheminées — où traînaient des journaux de Paris, datés de l’avant-veille — des lampes de bronze, les seules de la ville qu’on ne soufflât pas au coup de neuf heures.

Quand j’arrivai, il y avait encore très peu de monde. Quelques vieux ronflaient, le nez dans leur journal, ou jouaient au whist silencieusement, et sous la lumière verte des abat-jour, ces crânes chauves penchés l’un vers l’autre, les jetons entassés dans leur petite corbeille en chenille, avaient le même ton mat, jaune, poli du vieil ivoire. Dehors, sur le mail, on entendait sonner la retraite, et le pas des promeneurs qui rentraient, dispersés par les rues en pente, les marches de niveau, les rampes de cette ville montagnarde à plusieurs étages… Après quelques derniers coups de marteau jetés aux portes dans le grand silence, la jeunesse délivrée des repas et des promenades de famille monta bruyamment l’escalier du cercle. Je vis entrer une vingtaine de solides montagnards gantés de frais avec des gilets échancrés, des cols ouverts et des essais de frisure à la russe, qui les faisaient ressembler tous à de grosses poupées fortement coloriées. C’était ce que vous pouvez imaginer de plus comique. Il me semblait que j’assistais à une pièce très parisienne de Meilhac ou de Dumas fils jouée par des amateurs de Tarascon et même plus loin. Toutes les lassitudes, les airs ennuyés, dégoûtés, ce parler veule qui est le suprême chic du cocodès parisien, je les retrouvais à deux cents lieues de Paris, exagérés encore par la maladresse des acteurs. Il fallait voir ces gros garçons s’aborder d’une mine languissante : « Comment va, mon bon ? » s’allonger sur les divans dans des poses accablées, s’étirer les bras devant les glaces et dire avec l’accent du cru : « C’est infect… C’est crevant… » Chose touchante ! ils appelaient leur cercle le clob, qu’en bons méridionaux ils prononçaient clab. On n’entendait que cela… Le garçon du clab, les règlements du clab

J’étais à me demander comment toutes ces démences parisiennes avaient pu venir là et s’implanter dans l’air vif et sain de la montagne, quand je vis paraître la jolie tête pâlotte et toute frisée du petit duc de M***, membre du Jockey-Club, du Rowing-Club, de l’écurie Delamarre et de plusieurs autres sociétés savantes. Ce jeune gentilhomme que ses extravagances ont rendu célèbre sur le boulevard, venait de croquer en quelques mois l’avant-dernier million de la succession paternelle, et son conseil épouvanté l’avait envoyé se mettre au vert dans ce coin perdu des Cévennes. Je compris alors les airs alanguis de cette jeunesse, ses gilets en cœur, sa prononciation prétentieuse : j’avais maintenant son modèle sous mes yeux.

À peine entré, le membre du Jockey-Club fut entouré, fêté. On répétait ses mots, on imitait ses gestes, ses attitudes, si bien que cette pâle image de gandin, tirée, maladive, mais distinguée en dépit de tout, semblait reflétée tout autour dans de grossières glaces de campagne qui exagéraient ses traits. Ce soir-là, sans doute pour me faire honneur, M. le Duc parla beaucoup théâtre, littérature. Avec quel dédain, quelle ignorance ! Il fallait l’entendre appeler Émile Augier « ce M’sieu !… » et Dumas fils « le petit Dumas ». C’était à propos de tout des idées très vagues flottant dans des phrases inachevées où les machin, chose, machin remplaçaient les mots qu’il ne trouvait pas, et tenaient lieu de ces petits points dont abusent les auteurs dramatiques qui ne savent pas écrire. En somme ce jeune gentilhomme ne s’était jamais donné la peine de penser ; seulement il avait frôlé beaucoup de monde et de chacun emporté des expressions, des jugements gardés à fleur de tête et qui faisaient partie de lui-même comme les boucles de frisure ombrant son front délicat. Ce qu’il connaissait à fond, par exemple, c’était la science héraldique, les livrées, les filles, les chevaux de courses, et là-dessus les jeunes provinciaux dont il faisait l’éducation étaient devenus presque aussi savants que lui.

La soirée se traîna ainsi dans les bavardages de ce palefrenier mélancolique. Vers dix heures, les vieux étant partis et les tables de whist désertées, la jeunesse à son tour s’attabla pour tailler un petit bac. C’était de règle depuis l’arrivée du duc. J’avais pris place dans l’ombre sur un coin du divan, et de là je voyais très bien tous les joueurs sous la lueur abaissée et restreinte des lampes. Le membre du Jockey trônait au milieu de la table, superbe, indifférent, tenant ses cartes avec une grâce parfaite et s’inquiétant peu de perdre ou de gagner. Ce décavé de la vie parisienne était encore le plus riche de la bande. Mais eux, les pauvres petits, quel courage il leur fallait pour demeurer impassibles ! À mesure que la partie s’échauffait, je suivais curieusement l’expression des visages. Je voyais les lèvres trembler, les yeux se remplir de larmes, et les doigts se crisper rageusement sur les cartes. Pour dissimuler leur émotion, les perdants jetaient au travers de leur déveine des « je m’emballe, je m’embête », mais dans ce terrible accent du Midi, toujours significatif et inexorable, ces exclamations parisiennes n’avaient plus le même air d’aristocratique indifférence que sur les lèvres du petit duc.

Parmi tous les joueurs il y en avait un surtout qui m’intéressait. C’était un grand gars, très jeune, poussé trop vite, une bonne grosse tête d’enfant à barbe, naïve, inculte, primitive, malgré les frisures Demidoff, et où toutes les impressions se lisaient à visage ouvert. Ce garçon-là perdait tout le temps. Deux ou trois fois je l’avais vu se lever de la table et sortir vivement ; puis, au bout de quelques minutes, il revenait prendre sa place, tout rouge, tout suant, et je me disais : « Toi, tu viens de raconter quelque histoire à ta mère, à tes sœurs pour avoir de l’argent. » Le fait est que chaque fois, le pauvre diable rentrait les poches pleines et se remettait au jeu avec fureur. Mais la chance s’acharnait contre lui. Il perdait, il perdait toujours. Je le sentais crispé, frémissant, n’ayant plus même la force de faire bon visage à la mauvaise fortune. À chaque carte qui tombait, ses ongles s’enfonçaient dans la laine du tapis : c’était navrant.

Peu à peu cependant, hypnotisé par cette atmosphère provinciale d’ennui et de désœuvrement, très las aussi de mon voyage, je n’aperçus plus la table de jeu que comme une vision lumineuse très vague, très effacée, et je finis par m’endormir à ce murmure de voix et de cartes remuées. Je fus réveillé tout à coup par un bruit de paroles irritées, sonnant haut dans les salles vides. Tout le monde était parti. Il ne restait plus que le membre du Jockey-Club et mon grand garçon de tout à l’heure, tous les deux attablés et jouant. La partie était sérieuse, un écarté à dix louis ; et rien qu’à voir le désespoir qui gonflait cette bonne grosse face de boule-dogue, je compris que le montagnard perdait encore.

« Ma revanche ! » criait-il de temps en temps avec colère. L’autre, toujours calme, lui faisait tête ; et à chaque nouveau coup il me semblait qu’un méchant sourire dédaigneux, presque imperceptible, plissait sa lèvre aristocratique. J’entendis annoncer « la belle ! » puis un violent coup de poing sur la table ; c’était fini, le malheureux avait tout perdu.

Il resta un moment atterré, regardant ses cartes sans rien dire, avec sa redingote en cœur toute remontée, sa chemise froissée, mouillée comme s’il venait de se battre. Puis tout à coup, voyant le duc ramasser les pièces d’or dispersées sur le tapis, il se leva avec un cri terrible : « Mon argent, N. de D. ! rendez-moi mon argent ! » et aussitôt, comme un enfant qu’il était encore, il se mit à sangloter : « Rendez-le-moi,… rendez-le-moi ! » Ah ! je vous réponds qu’il ne zézayait plus. Sa voix naturelle lui était revenue, navrante comme celle des êtres très forts chez qui les larmes arrivent par paquets et sont une vraie souffrance. Toujours froid, toujours ironique, son partenaire le regardait sans sourciller… Alors le malheureux se mit à genoux, et tout bas, d’une voix tremblante : « Cet argent n’est pas à moi… Je l’ai volé… Mon père me l’avait laissé pour payer une échéance. » La honte l’étranglait, il n’acheva pas…

Au premier mot d’argent volé le duc s’était levé. Un peu d’animation montait à ses joues. La tête avait pris une expression de fierté qui lui allait très bien. Il vida ses poches sur la table, et, quittant lui aussi pour une minute son masque de gandin, il dit d’une voix naturelle et bonne : « Reprends donc ça, imbécile… Est-ce que tu crois que nous jouions sérieusement ? »

J’aurais voulu l’embrasser, ce gentilhomme !