Souvenirs d’un homme de lettres/XVII

Marpon et Flammarion (p. 181-190).

LAFONTAINE


Henri Thomas, dit Lafontaine, est né à Bordeaux aux premiers jours de l’hégire romantique. Dans le Midi français, Bordeaux tient une place à part. Ancré aux bords de l’Atlantique, son beaupré tourné vers les Indes, il est le Midi créole, le Midi des îles, exaspéré, qui, à la fougue imaginative, à la vivacité de parole et d’impression des peuples d’outre-Loire, joint un immodéré besoin d’aventures, de courses, d’escampette. Ce Bordeaux-là joue un grand rôle dans l’existence et le génie de notre comédien. « Nous en ferons un prêtre ! » disait sa mère, une vraie maman de là-bas, catholique jusqu’au délire ; mais à peine au séminaire, le Bordelais saute par-dessus les murs, troque sa soutane contre une blouse et commence à travers champs le voyage du Petit Chaperon-Rouge, tout en zigzags et en caprices, jusqu’à ce que le loup, un loup à baudrier jaune et chapeau de gendarme, l’arrête et lui demande ses papiers. Ramené chez lui de brigade en brigade, on veut qu’il rentre au séminaire. « Ça, jamais. — Alors, vaurien, embarque pour les îles ! » Et voilà bien une colère de parents du Midi : « Il ne veut pas être curé… Zou ! Nous allons en faire un mousse. » Trois mois de gourganes et de viandes salées, dans la mouillure et le vent de mer, guérirent le jeune échappé de ses velléités voyageuses, sans lui donner pourtant le goût de la tonsure. À son retour de l’île Bourbon, il essaya de vingt métiers, fut tour à tour menuisier, serrurier, revendeur d’une infinité de choses, coucha sur la dure, se nourrit de vache enragée, allant devant lui au gré de sa jeunesse et du fol instinct bordelais, sans but, mais les yeux ouverts et déjà une mémoire d’artiste. Le voici à Paris, placier chez un libraire, arpentant les rues, grimpant les étages, marchand de littérature et de science, l’esprit meublé de titres et de prospectus, faisant l’article pour des livres qu’il n’a pas le temps de lire, mais qui lui laissent tout de même un peu de phosphore aux doigts ; tenace, insinuant, éloquent, irrésistible, un placier comme la maison Lachâtre n’en avait jamais vu. Puis, un soir il entre à la Porte-Saint-Martin, voit Frédérick et sent ce coup au cœur que connaissent seuls les amoureux et les artistes. Il plante là bouquins et revues, et s’en va frapper chez Sevestre, le gros père Sevestre, gouverneur général des théâtres de la banlieue. « Que sais-tu faire ?… As-tu déjà joué ? — Jamais, patron… mais donnez-moi des rôles, et vous allez voir. » Dans cette belle présomption bordelaise, aux yeux vifs, au geste large, à la voix forte et métallique, Sevestre devina tout de suite un tempérament de théâtre. Ce tempérament est commun au Midi, à sa nature verbeuse, gesticulante, qui met tout dehors, exprime tout, pense à voix haute, la parole toujours au delà de la pensée. L’homme de Tarascon et l’homme de la Porte-Saint-Martin se ressemblent.

Sur ce petit théâtre de la rue de la Gaîté, où plus tard débutait Mounet-Sully, Lafontaine fit son apprentissage ; il joua à Sceaux, à Grenelle, roula dans l’omnibus des scènes de banlieue, une brochure à la main, déclamant Bouchardy sur les routes. Il réussit. Le bruit de son succès passa les ponts, vint jusqu’au boulevard et, quelque temps après, Henry Lafontaine entrait à la Porte-Saint-Martin pour jouer dans Kean à côté de Frédérick qui, tout de suite, l’aima et le fit travailler. « Viens, petit », disait le maître en sortant du théâtre. Et il emmenait chez lui, au boulevard du Temple, l’élève exténué par cinq heures de planches, les yeux pleins de sommeil, la joue brûlée de gaz et de maquillage ; mais il s’agissait bien de dormir ! Le souper était servi, tous les flambeaux du salon allumés. On buvait, on mangeait en hâte, puis le maître donnait un sujet de scène, une situation dramatique à rendre, et, s’allongeant sur son fauteuil, un flacon de vin près de lui : « Maintenant, vas-y ! »

Le bon comédien Lafontaine m’a souvent raconté l’histoire d’un de ces scénarios improvisés. « Voilà, dit Frédérick, vautré sur son divan, tu es un petit employé, marié depuis trois ans… C’est ce soir la fête de ta femme, que tu adores… En son absence, tu lui as préparé un bouquet, une surprise, un bon petit souper comme celui-ci… Et tout à coup, en mettant le couvert, tu découvres une lettre qui t’apprend que tu es indignement trompé… Tâche de me faire pleurer avec ça… Marche. » Vivement Lafontaine se met à l’œuvre, dresse son couvert en conscience, sans tricherie, — car Frédérick ne plaisantait pas sur la question des accessoires, — pose son bouquet au milieu de la table avec des petits rires, des regards mouillés, puis, frémissant d’impatience et de joie, ouvre le tiroir où la surprise est serrée, trouve une lettre, la lit machinalement et pousse un cri terrible dans lequel il essaye de mettre tout le désespoir de son bonheur foudroyé !… « Entre nous, j’en étais assez content de mon cri, me disait le brave Lafontaine s’égayant au souvenir de sa mésaventure, je le trouvais juste, ému, sincère, je m’étais presque fait pleurer en le poussant… Ah ! bien, oui !… Au lieu des compliments que j’attendais, un formidable coup de pied m’arrive au bas de l’échine… Je ne m’en émus pas trop, car j’étais fait aux manières de mon maître ; mais ce fut sa critique qui me frappa surtout… — Comment ! animal, tu aimes ta femme par-dessus tout au monde, tu crois en elle aveuglément, a-veu-glé-ment, et voilà qu’à la première lecture, tu vois, tu comprends, tu crois tout ce que ce papier te raconte… Est-ce que c’est possible ?…

Tiens ! va t’asseoir là-bas, et regarde-moi distiller mon poison. » Là-dessus lui-même recommence la scène, ouvre le tiroir… « Tiens ! une lettre… » Il la tourne, la retourne, la parcourt du bout des yeux sans comprendre, la repousse dans le tiroir et continue à ranger son couvert… « Tout de même, c’est drôle, cette lettre ! » Il y revient encore, la lit plus longuement, puis haussant les épaules, la jette sur la table… « Allons donc, ce n’est pas vrai, c’est impossible… Elle va tout m’expliquer en rentrant… » Mais comme ses mains lui tremblent en achevant de mettre son couvert ! Et toujours les yeux sur la lettre… À la fin il n’y tient plus, il faut qu’il la lise encore… Cette fois il a compris, un sanglot lui monte à la gorge, l’étouffe ; il tombe sur une chaise en râlant… C’était, paraît-il, un spectacle admirable de voir les traits du grand comédien se décomposer un peu plus à chaque nouvelle lecture. On suivait les effets du poison, à mesure que ses yeux l’absorbaient… Puis, une fois saisi par sa propre émotion, Frédérick ne s’arrêtait plus, continuait la pièce. Un tressaut de tout son corps, un regard sanglant vers la porte. Sa femme venait d’entrer. Il la laissait venir jusqu’à lui sans bouger, et soudain se dressait, terrifiant, sa lettre à la main : « Lis ! » Puis, avant qu’elle eût répondu, devinant à l’épouvante de ce visage de femme que c’était vrai, que la lettre n’avait pas menti, il tournait deux ou trois fois sur lui-même comme une bête ivre, cherchait un cri, n’en trouvait pas, et toujours amoureux, même dans sa rage, pour passer sur quelque chose qui ne fût pas sa femme le besoin furieux de massacrer dont ses mains étaient pleines, il prenait la table à poignée et l’envoyait rouler à l’autre bout du salon avec la lampe, la vaisselle, tout ce qu’elle portait…

Ce coup de pied sacra Lafontaine grand acteur, fut pour sa foi de comédien comme une confirmation par en bas. Pourtant, s’il n’avait eu que les leçons de Frédérick, l’artiste bordelais n’aurait jamais pu régler, endiguer son fougueux vagabondage. Son Midi le portait, mais le gênait aussi. Il en avait l’improvisation brillante, mais aussi les emportements, le manque de mesure, tous les heurts de soleil et d’ombre. Si bien doué, il pouvait manquer sa vie, n’être qu’un détraqué sublime comme ce pauvre Rouvière qu’affolait son double tempérament d’acteur et de méridional. Par bonheur Lafontaine entra au Gymnase et eut là, pendant dix ans, un professeur incomparable. Ceux qui ont vu le vieux Montigny dans son fauteuil, à l’avant-scène, bourru, le sourcil froncé, faisant recommencer dix fois, vingt fois le même passage, rompant les plus durs, les plus rebelles, toujours insatisfait, s’acharnant au mieux, ceux-là peuvent se vanter d’avoir connu un vrai directeur de théâtre. Avec lui, le talent de l’artiste se disciplina. À sa verve exubérante, Montigny mit comme une cangue le hausse-col militaire du Fils de Famille, ce même Fils de Famille que Lafontaine a repris il y a quelque temps à l’Odéon, il lui boutonna son geste du Midi dans la redingote en drap fin du mari de Diane de Lys. Le Bordelais se cabrait, avalait son mors ; mais il sortit de là dompté, assoupli, accompli, et aujourd’hui, quand il parle de son vieux maître, il a toujours les yeux mouillés.