Marpon et Flammarion (p. 59-68).

LES FRANCS-TIREURS


Écrit pendant le siège de Paris.

On prenait le thé l’autre soir chez le tabellion de Nanterre. J’emploie avec plaisir ce vieux mot de tabellion, parce qu’il est bien dans la couleur Pompadour du joli village où fleurissent les rosières, et de l’antique salon où nous étions assis autour d’un feu de racines, flambant dans une grande cheminée à fleurs de lis… Le maître du logis était absent, mais son image bonasse et fine, suspendue dans un coin, présidait à la fête et souriait paisiblement, du fond d’un cadre ovale, aux singuliers convives qui remplissaient son salon.

Drôle de monde, en effet, pour une soirée de notaire ! Des capotes galonnées, des barbes de huit jours, des képis, des cabans, de grandes bottes ; et partout, sur le piano, sur le guéridon, pêle-mêle avec les coussins de guipure, les boîtes de Spa, les corbeilles en tapisserie, des sabres et des revolvers qui traînaient. Tout cela faisait un étrange contraste avec ce logis patriarcal où flottait encore comme une odeur de pâtisseries de Nanterre, servies par une belle notaresse à des rosières en robe d’organdi… Hélas ! il n’y a plus de rosières à Nanterre. On les a remplacées par un bataillon de francs-tireurs de Paris, et c’est l’état-major du bataillon — campé dans la maison du notaire — qui nous offrait le thé ce soir-là…

Jamais le coin du feu ne m’avait paru si bon. Au dehors, le vent soufflait sur la neige et nous apportait, avec le bruit des heures grelottantes, le qui-vive des sentinelles et, de loin en loin, la détonation sourde d’un chassepot… Dans le salon on parlait peu. C’est un rude service que celui des avant-postes, et l’on est las quand vient le soir. Puis, ce parfum de bien-être intime, qui monte des théières en tourbillons de fumée blonde, nous avait tous envahis et comme hypnotisés dans les grands fauteuils du tabellion.

Soudain des pas pressés, un bruit de portes, et, l’œil brillant, la parole haletante, un employé du télégraphe tombe au milieu de nous :

« Aux armes ! aux armes ! Le poste de Rueil est attaqué ! »

C’est un poste avancé établi par les francs-tireurs à dix minutes de Nanterre, dans la gare de Rueil, comme qui dirait en Poméranie… En un clin d’œil tout l’état-major est debout, armé, ceinturonné, et dégringole dans la rue pour réunir les compagnies. Pas besoin de trompette pour cela. La première est logée chez le curé ; vite deux coups de pied dans la porte du curé.

« Aux armes !… levez-vous ! »

Et tout de suite on court chez le greffier, où sont ceux de la seconde

Oh ! ce petit village noir avec son clocher pointu couvert de neige, ces jardinets en quinconces qui, en s’ouvrant, sonnaient comme des boutiques, ces maisons inconnues, ces escaliers de bois où je courais en tâtonnant derrière le grand sabre de l’adjudant-major, l’haleine chaude des chambrées où nous jetions l’appel d’alarme, les fusils qui sonnaient dans l’ombre, les hommes lourds de sommeil qui gagnaient leur poste en trébuchant, tandis qu’au coin d’une rue cinq ou six paysans abrutis se disaient tout bas, avec des lanternes : « On attaque… on attaque… » tout cela sur le moment me faisait l’effet d’un rêve, mais l’impression que j’en ai gardée est ineffaçable et précise…

Voici la place de la Mairie toute noire, les fenêtres du télégraphe allumées, une première salle où les estafettes attendent, le falot au poing ; dans un coin, le chirurgien irlandais du bataillon préparant flegmatiquement sa trousse, et, silhouette adorable au milieu de ce branle-bas d’escarmouche, une petite cantinière — habillée de bleu comme à l’orphelinat — qui dort devant le feu, un chassepot entre les jambes ; puis enfin, dans le fond, le bureau du télégraphe, les lits de camp, la grande table blanche de lumière, les deux employés courbés sur leur machine, et derrière eux le commandant qui se penche, suivant d’un œil anxieux les longues banderoles qui se dévident et donnent, minute par minute, des nouvelles du poste attaqué… Décidément il paraît que ça chauffe là-bas. Dépêches sur dépêches. Le télégraphe affolé secoue ses sonnettes électriques et précipite à tout casser son tic-tac de machine à coudre.

« Arrivez vite… » dit Rueil.

« Nous arrivons… » répond Nanterre.

Et les compagnies partent au galop…

Certes, je conviens que la guerre est ce qu’il y a de plus triste et de plus bête au monde. Je ne sais rien, par exemple, de si lugubre qu’une nuit de janvier passée à grelotter comme un vieux loup dans une fosse de grand’garde ; rien de si ridicule qu’un quartier de chaudron qui vous tombe sur la tête à huit kilomètres de distance ; mais — un soir de belle gelée — s’en aller à la bataille le ventre plein et le cœur chaud, se lancer à fond de train dans le noir, dans l’aventure, en compagnie de bons garçons dont on sent tout le temps les coudes, c’est un plaisir délicieux, et comme une excellente ivresse, mais une ivresse spéciale qui dégrise les ivrognes et fait voir clair les mauvais yeux…

Pour ma part, j’y voyais très bien cette nuit-là. Il n’y avait pourtant pas gros comme ça de lune, et c’est la terre blanche de neige qui faisait lumière au ciel ; lumière de théâtre froide et crue, s’étalant jusqu’au bout de la plaine, et sur laquelle les moindres traits du paysage, un pan de mur, un poteau, une rangée de saules, se détachaient secs et noirs, comme dépouillés de leur ombre… Dans le petit chemin qui borde la voie, les francs-tireurs filaient au pas de course. On n’entendait que la vibration des fils télégraphiques courant tout le long du talus, la respiration haletante des hommes, le coup de sifflet jeté aux sentinelles, et de temps en temps un obus du mont Valérien passant comme un oiseau de nuit au-dessus de nos têtes, avec un formidable battement d’ailes… À mesure qu’on avançait, devant nous, au ras du sol, des coups de feu lointains étoilaient l’ombre. Puis, sur la gauche, au fond de la plaine, de grandes flammes d’incendie montèrent silencieusement.

« Devant l’usine, en tirailleurs !… » commanda notre chef d’escouade.

« On va rien écoper !… » fit mon voisin de gauche avec un accent de faubourg.

D’un bond l’officier arriva sur nous :

« Qui est-ce qui a parlé ?… C’est toi ?…

— Oui, mon capitaine, je…

— C’est bon… va-t’en… retourne à Nanterre.

— Mais, mon capitaine…

— Non, non… va-t’en vite… je n’ai pas besoin de toi… Ah ! tu as peur d’écoper… file, file ! »

Et le malheureux fut obligé de sortir des rangs ; mais, au bout de cinq minutes, il avait repris furtivement sa place et ne demandait qu’à écoper dorénavant.

Eh bien, non. Il était dit que personne n’écoperait cette nuit-là. Comme nous arrivions sur la barricade, l’affaire venait de finir. Les Prussiens, qui espéraient surprendre notre petit poste, — le trouvant sur ses gardes et à l’abri d’un coup de main, — s’étaient retirés prudemment ; et nous eûmes juste le temps de les voir disparaître au bout de la plaine, silencieux et noirs comme des cancrelats. Toutefois, dans la crainte d’une nouvelle attaque, on nous fit rester à la gare de Rueil, et nous achevâmes la nuit debout et l’arme au pied, les uns sur la chaussée, les autres dans la salle d’attente…

Pauvre gare de Rueil que j’avais connue si joyeuse, si claire, gare aristocratique des canotiers de Bougival, où les étés parisiens promenaient leurs ruches de mousseline et leurs toquets à aigrettes, comment la reconnaître dans cette cave lugubre, dans ce tombeau blindé, matelassé, sentant la poudre, le pétrole, la paille moisie, où nous parlions tout bas serrés les uns contre les autres et n’ayant d’autre lumière que le feu de nos pipes et le filet de jour venu du coin des officiers ?… D’heure en heure, pour nous distraire, on nous envoyait par escouades tirailler le long de la Seine ou faire une patrouille dans Rueil, dont les rues vides et les maisons presque abandonnées s’éclairaient des froides lueurs d’un incendie allumé par les Prussiens au Bois-Préau… La nuit se passa ainsi sans encombre ; puis au matin on nous renvoya…

Quand je rentrai à Nanterre, il faisait encore nuit. Sur la place de la Mairie, la fenêtre du télégraphe brillait comme un feu de phare, et dans le salon de l’état-major, en face de son foyer où s’éteignaient quelques cendres chaudes, M. le tabellion souriait toujours paisiblement…