Marpon et Flammarion (p. 41-57).

HISTOIRE DE MES LIVRES


NUMA ROUMESTAN


Quand j’ai commencé cette histoire de mes livres, où l’on a pu voir de la fatuité d’auteur, mais qui me semblait à moi la vraie façon, originale et distinguée, d’écrire les mémoires d’un homme de lettres dans la marge de son œuvre, j’y prenais — je l’avoue — beaucoup de plaisir. Aujourd’hui mon agrément est moindre. D’abord l’idée a perdu de sa saveur, utilisée par plusieurs de mes confrères, et non des moins illustres ; puis l’envahissement toujours montant du grand et du petit reportage, le tumulte et la poussière qu’il soulève autour de la pièce ou du livre, sous forme de détails anecdotiques qu’un écrivain qui n’est ni pontife, ni grognon se laisse volontiers arracher. Et voilà ma besogne autohistorique devenue plus difficile ; on m’a éculé des chaussures fines que je me réservais de ne porter que de loin en loin.

Il est bien certain, par exemple, que tout ce qu’ont écrit les journaux, il y a quelques mois, à propos de la comédie tirée de Numa Roumestan et jouée à l’Odéon, cette curiosité et cette réclame ne m’ont guère rien laissé d’intéressant à dire pour l’histoire de mon livre et m’ont mis en danger de rabâchage. En tout cas cela m’a aidé à détruire une bonne fois la légende, propagée par des gens qui n’y croyaient pas eux-mêmes, de Gambetta caché sous Roumestan. Comme si c’était possible ; comme si, ayant voulu faire un Gambetta, personne eût pu s’y tromper, même sous le masque de Numa !

Le vrai est que pendant des années et des années, dans un minuscule cahier vert que j’ai là devant moi, plein de notes serrées et d’inextricables ratures, sous ce titre générique, LE MIDI, j’ai résumé mon pays de naissance, climat, mœurs, tempérament, l’accent, les gestes, frénésies et ébullitions de notre soleil, et cet ingénu besoin de mentir qui vient d’un excès d’imagination, d’un délire expansif, bavard et bienveillant, si peu semblable au froid mensonge pervers et calculé qu’on rencontre dans le Nord. Ces observations, je les ai prises partout, sur moi d’abord qui me sers toujours à moi-même d’unité de mesure, sur les miens, dans ma famille et les souvenirs de ma petite enfance conservés par une étrange mémoire où chaque sensation se marque, se cliche, sitôt éprouvée.

Tout noté sur le cahier vert, depuis ces chansons de pays, ces proverbes et locutions où l’instinct d’un peuple se confesse, jusqu’aux cris des vendeuses d’eau fraîche, des marchands de berlingots et d’azeroles de nos fêtes foraines, jusqu’aux geignements de nos maladies que l’imagination grossit et répercute, presque toutes nerveuses, rhumatismales, causées par ce ciel de vent et de flamme qui vous dévore la moelle, met tout l’être en fusion comme une canne à sucre ; noté jusqu’aux crimes du Midi, explosions de passion, de violence ivre, ivre sans boire, qui déroutent, épouvantent la conscience des juges, venus d’un autre climat, éperdus au milieu de ces exagérations, de ces témoignages extravagants qu’ils ne savent pas mettre au point. C’est de ce cahier que j’ai tiré Tartarin de Tarascon, Numa Roumestan, et plus récemment Tartarin sur les Alpes. D’autres livres méridionaux y sont en projet, fantaisies, romans, études physiologiques : Mirabeau, marquis de Sade, Raousset-Boulbon, et le Malade Imaginaire que Molière a sûrement rapporté de là-bas. Et même de la grande histoire, si j’en crois cette ligne ambitieuse dans un coin du petit cahier : Napoléon, homme du Midi. — synthétiser en lui toute la race.

Mon Dieu, oui. Pour le jour où le Roman de mœurs me fatiguerait par l’étroitesse et le convenu de son cadre, où j’éprouverais le besoin de m’espacer plus loin et plus haut, j’avais rêvé cela, donner la dominante de cette existence féerique de Napoléon, expliquer l’homme extraordinaire par ce seul mot très simple, LE MIDI, auquel toute la science de Taine n’a pas songé. Le Midi, pompeux, classique, théâtral, aimant la représentation, le costume, — avec quelques taches en rigole, — les estrades, les panaches, drapeaux et fanfares dans le vent. Le Midi familial et traditionnel, tenant de l’Orient la fidélité au clan, à la tribu, le goût des plats sucrés et cet inguérissable mépris de la femme qui ne l’empêche pas d’être passionné et voluptueux jusqu’au délire. Le Midi câlin, félin, avec son éloquence emportée, lumineuse, mais sans couleur, car la couleur est du Nord, — avec ses colères courtes et terribles, piaffantes et grimaçantes, toujours un peu simulées même lorsqu’elles sont sincères, — tragediante comediante — tempêtes de Méditerranée, dix pieds d’écume sur une eau très calme. Le Midi superstitieux et idolâtre, oubliant volontiers les dieux dans l’agitation de sa vie de Salamandre au bûcher, mais retrouvant ses prières d’enfance dès que menace la maladie ou le malheur. (Napoléon à genoux, priant, au soleil couché, sur le pont du Northumberland, entendant la messe deux fois par semaine dans la salle à manger de Sainte-Hélène.) Enfin, et par-dessus tout, la grande caractéristique de la race, l’imagination, que nul homme d’action n’eut aussi vaste, aussi frénétique que lui. (Égypte, Russie, rêve de la conquête des Indes.) Tel est le Napoléon que je voudrais raconter dans les principaux actes de sa vie publique et le menu détail de sa vie intime, en lui donnant pour comparse, pour Bompard imitant et exagérant ses gestes, ses panaches, un autre méridional, Murat, de Cahors, le pauvre et vaillant Murat qui se fit prendre et mettre au mur, ayant voulu lui aussi tenter son petit retour de l’île d’Elbe.

Mais laissons le livre d’histoire que je n’ai pas fait, que je n’aurai peut-être jamais le temps d’écrire, pour ce roman de Numa déjà vieux de plusieurs années et où tant de gens de mon pays ont prétendu se reconnaître, bien que chaque personnage y soit de pièces et de morceaux. Un seul, et comme il fallait s’y attendre, le plus cocasse, le plus invraisemblable de tous, a été pris sur le vif, strictement copié d’après nature, c’est le chimérique et délirant Bompard, méridional silencieux, comprimé, qui ne va que par explosions et dont les inventions dépassent toute mesure, parce qu’il manque aux visions de cet imaginaire la prolixité de parole ou d’écriture qui est notre soupape de sûreté. Ce type de Bompard se trouve fréquemment chez nous, mais je n’ai bien étudié que le mien, aimable et doux compagnon que je croise quelquefois sur le boulevard et à qui la publication de Numa n’a pas causé la moindre humeur, car avec le tas de romans en fermentation dans sa cervelle, il n’a pas le temps de lire ceux des autres.

Du tambourinaire Valmajour, quelques traits sont réels, par exemple le petit récit Ce m’est vénu, dé nuit…, cueilli mot par mot sur sa lèvre ingénue. J’ai dit ailleurs la burlesque et lamentable épopée de ce Draguignanais que mon cher et grand Mistral m’expédiait un jour en ces termes : « Je t’adresse Buisson, tambourinaire ; pilote-le », et l’innombrable série de fours que nous fîmes Buisson et moi, à la suite de son galoubet, dans les salons, théâtres et concerts parisiens. Mais la vraie vérité que je n’avais pu dire de son vivant, de peur de lui nuire, aujourd’hui que la mort a crevé son tambourin, pécaïré ! et bouché de terre noire les trois trous de son flûtet, la voici. Buisson n’était qu’un faux tambourinaire, un petit bourgeois du Midi, clarinette ou piston de fanfare municipale, ayant pour se distraire appris et perfectionné le maniement du galoubet et de la massette des vieilles fêtes paysannes de Provence. Quand il arriva à Paris, le malheureux ne savait pas un air du terroir, ni aubade, ni farandole. Son répertoire se composait exactement de l’ouverture du Cheval de Bronze, du Carnaval de Venise, et des Pantéïns de Violette, le tout brillamment exécuté, mais manquant un peu d’accent pour un tambourinaire garanti par Mistral. Je lui appris quelques noëls de Saboly, Saint José m’a dit, Ture-lure-lure le coq chante, puis les Pêcheurs de Cassis, les Filles d’Avignon, et la Marche des Rois que Bizet, quelques années plus tard, orchestrait si merveilleusement pour notre Arlésienne. Buisson, assez adroit musicien, notait les motifs à mesure, les répétait jour et nuit dans son garni de la rue Bergère, au grand émoi de ses voisins que cette musique sûrette et bourdonnante exaspérait. Une fois stylé, je le lâchai par la ville, où son français bizarre, son teint d’Éthiopie, d’épais sourcils noirs, aussi rejoints et drus que ses moustaches, en plus son répertoire exotique, trompèrent jusqu’aux méridionaux de Paris, qui le crurent un vrai tambourinaire, sans que cela fît rien, hélas ! pour son succès.

Fourni tel quel par la nature, le type me semblait compliqué, surtout en figure de second plan ; je le simplifiai donc pour mon livre. Quant aux autres personnages du roman, tous, je le répète, de Roumestan à la petite Audiberte, sont faits de plusieurs modèles et comme dit Montaigne, « un fagotage de diverses pièces ». De même pour Aps en Provence, la ville natale de Numa, que j’ai bâtie avec des morceaux d’Arles, de Nîmes, de Saint-Rémy, de Cavaillon, prenant à l’une ses arènes, à l’autre ses vieilles ruelles italiennes, étroites et cailloutées comme des torrents à sec, son marché du lundi sous les platanes massifs du tour-de-ville, puis un peu partout ces claires routes provençales, bordées de grands roseaux, neigées et craquantes de poussière chaude, que je courais quand j’avais vingt ans, un vieux moulin, et toujours sur le dos ma grande cape de laine. La maison où je fais naître Numa est celle de mes huit ans, rue Séguier, en face l’Académie de Nîmes ; l’école des frères terrorisée par l’illustre Boute-à-Cuire et sa férule marinée dans le vinaigre, c’est l’école de mon enfance, les souvenirs de ma plus lointaine mémoire. « Oiseaux de prime », disent les Provençaux.

Voilà les dessous et praticables, très simples comme on voit, de ce Numa Roumestan, qui me paraît le moins incomplet de tous mes livres, celui où je me suis le mieux donné, où j’ai mis le plus d’invention, au sens aristocratique du mot. Je l’ai écrit dans le printemps et l’été de 1880, avenue de l’Observatoire, au-dessus de ces beaux marronniers du Luxembourg, bouquets géants tout pommés de grappes blanches et roses, traversés de cris d’enfants, de sonnettes de marchands de coco, de bouffées de cuivres militaires. Sa confection m’a laissé sans fatigue, comme tout ce qui vient de source. Il parut d’abord dans l’Illustration, avec des dessins d’Émile Bayard, logé près de moi, de l’autre côté de l’avenue.

Plusieurs fois par semaine, le matin, j’allais m’installer dans son atelier, lui racontant mon personnage à mesure que je l’écrivais, expliquant, commentant le Midi pour ce forcené Parisien qui en était encore au Gascon que l’on menait pendre et aux chansonnettes de Levassor sur la Canebière. N’est-ce pas, Bayard, que je vous l’ai joué, mon Midi, et mimé, et chanté, et les bruits de foule aux courses de taureaux, aux luttes pour hommes et demi-hommes, et les cantiques des pénitents aux processions de la Fête-Dieu ? Et c’est bien sûr vous ou l’un de vos élèves, que j’ai mené boire du carthagène et manger des barquettes rue Turbigo, « aux produits du Midi ».

Publié chez Charpentier, sous une chère dédicace qui m’a toujours porté bonheur et devrait figurer en tête de tous mes livres, le roman eut du succès. Zola l’honorait d’une flatteuse et cordiale étude, me reprochant seulement comme trop invraisemblable l’amour d’Hortense Le Quesnoy pour le tambourinaire ; d’autres après lui m’ont fait la même critique. Et pourtant, si mon livre était à recommencer, je ne renoncerais pas à cet effet de mirage sur cette petite âme trépidante et brûlante, victime elle aussi de L’Imagination. Maintenant, pourquoi poitrinaire ? Pourquoi cette mort sentimentale et romance, cette si facile amorce à l’attendrissement du lecteur ? Eh ! parce qu’on n’est pas maître de son œuvre, parce que durant sa gestation, alors que l’idée nous tente et nous hante, mille choses s’y mêlent draguées et ramassées en route au hasard de l’existence, comme des herbes aux mailles d’un filet. Pendant que je portais Numa, on m’avait envoyé aux eaux d’Allevard ; et là, dans les salles d’inhalation, je voyais de jeunes visages, tirés, creusés, travaillés au couteau, j’entendais de pauvres voix sans timbre, rongées, des toux rauques, suivies d’un même geste furtif du mouchoir ou du gant guettant la tache rose au coin des lèvres. De ces pâles apparitions impersonnelles, une s’est formée dans mon livre, comme malgré moi, avec le train mélancolique de la ville d’eaux, son admirable cadre pastoral, et tout cela y est resté.

Numa Baragnon, mon compatriote, ancien ministre ou presque, trompé par une similitude de prénoms, fut le premier à se reconnaître dans Roumestan. Il protesta… Jamais on n’avait dételé sa voiture !… Mais une légende, retour d’Allemagne, la maladroite réclame d’un éditeur de Dresde eut bientôt remplacé le nom de Baragnon par celui de Gambetta. Je ne reviens plus sur cette niaiserie ; j’affirme seulement que Gambetta n’y croyait pas, qu’il fut le premier à s’en amuser.

Dînant un soir chaise à chaise, chez notre éditeur, il me demandait si le « quand je ne parle pas, je ne pense pas » de Roumestan était un mot fabriqué ou entendu.

« De pure invention, mon cher Gambetta.

— Eh bien, me dit-il, ce matin au conseil des ministres, un de mes collègues, Midi de Montpellier, celui-là, nous a déclaré qu’il ne pensait qu’en parlant… Décidément le mot est bien de là-bas… »

Et pour la dernière fois, j’entendis son grand beau rire.

Tous les méridionaux ne se montrèrent pas aussi intelligents, Numa Roumestan me valut des lettres anonymes furibondes, presque toutes au timbre des pays chauds. Les félibres eux-mêmes s’enflammèrent. Des vers lus en séance m’appelaient renégat, malfaiteur. « On voudrait lui battre l’aubade, — les baguettes tombent des mains… » disait un sonnet provençal du vieux Borelly. Et moi qui comptais sur mes compatriotes pour témoigner que je n’avais ni caricaturé, ni menti. Mais non ; interrogez-les, même aujourd’hui que leur colère est tombée, le plus exalté, le plus extrême Midi de tous prendra un air raisonnable pour répondre :

« Oh ! tout cela est bien ézagéré !… »