Souvenirs d’un enfant de Paris, vol. 4/Six semaines en corse (1887) Le tour de l’île en calèche/Sartène et Bonifacio


SARTÈNE ET BONIFACIO


Et voilà qu’on recommence à monter. L’ascension nous tire à neuf cents mètres, au col de Saint-Georges, d’où la vue est naturellement de premier choix. On découvre d’un coup d’œil la vallée profonde d’Ornano, qu’arrose le Taravo, un beau torrent, aussi sonore que son nom. Qu’est-ce qu’il clame à ces cascades, qui ruissellent parmi les villages blancs ? Et qu’est-ce que les cascades lui répondent ? Le nom de Sampiero, peut-être.

Et voilà qu’on redégringole. On redégringole jusqu’à Olmeto, très intéressante bourgade, dont j’ai encore dans les yeux la physionomie féodale. Olmeto est tapi, c’est le mot, sous des rochers hautains, comme ces panthères de l’Atlas qui dorment en regardant la mer. L’aspect général est sombre, presque rébarbatif, et la vue louche sur la baie de Propriano.

C’est à Olmeto que réside l’antique famille des Galloni d’Istria. Nous ne nous privâmes certes point du plaisir de rendre visite à des personnes de cet ordre, dont la bonté est proverbiale en Corse, et j’ai gardé précieusement un petit bouquet de fleurettes qui me fut offert, dans la jolie maison à terrasse, par une jeune fille à laquelle mon humble nom de poète n’était pas entièrement inconnu.

Elle me cita, en me l’offrant, certain poème intitulé Enguerrande, dont l’action se passe en Corse, une Corse chimérique, il est vrai, et de géographie shakespearienne, mais enfin qu’elle avait lu et dont elle avait retenu ce vers :

Les fleurs de la patrie ont le plus doux parfum.

Son bouquet était de violettes.

On descend à Propriano par une route bordée de tombeaux, comme la via Appia. Ils ont toutes les chances, ces diables de Corses, qui se plaignent toujours ! Ils peuvent garder leurs morts hors des nécropoles communes, où la douleur se banalise. On leur permet de construire des mausolées dans leurs jardins, au bord des chemins, près des fontaines, et toute terre pour eux est terre sainte et bénite. Ils échappent ainsi à la tristesse d’un culte morose, pour lequel le départ de l’âme est tragique, et qui semble se défier trop de la logique de son Dieu.

Oui, j’envie à la Corse ce privilège, et j’aimerais à dormir, moi aussi, lorsque l’heure en sera venue, sur les lieux mêmes où j’ai vécu, aimé et tant travaillé, au bord d’un chemin passager où sonnent des clochettes de mules, que parcourent des couples amoureux, et mon squelette cliquetterait gaiement aux lourds cahots des diligences.

Mais il n’y en a que pour ces satanés Corses !

Propriano.

L’intérêt maritime de la rade de Propriano n’est douteux pour personne, et l’on compte beaucoup, dans l’île, sur le développement futur de ce port.

Outre qu’il est l’abord le plus proche de la station thermale de Baracci — une source presque miraculeuse pour les rhumatisants — qu’on s’efforce de lancer, il est encore l’unique débouché des produits de Sartène et de son riche arrondissement. Déjà un service régulier de paquebots rejoint le port naissant à celui d’Ajaccio, et cela quatre fois par semaine. Le trajet n’est que de trois heures, et c’est une partie de plaisir ravissante, l’excursion en pleine mer, le long des côtes, qu’il faut se payer là, sous peine d’en garder le regret éternel.

Une troupe de thons en belle humeur bondissait autour de la nef, comme les dauphins de Raphaël dans l’enlèvement de Galatée. Le panorama des golfes déployait les changements à vue de son décor mobile, et la mer jetait, comme des tapis d’Orient, ses vagues miroitantes sur notre passage.

À l’intersection de la route que nous gravissions et du chemin de Sainte-Lucie-de-Tallano — jolie bourgade où se trouve l’unique carrière de granit orbiculaire qui soit au monde — nous rencontrons subitement des dolmens !

Oui, des dolmens, comme en Bretagne ! Ils ne se refusent rien, les Corses. Deux pierres druidiques, superposées en autel, au milieu d’un champ, et que l’on nomme ici « les Stantari ». Ces menhirs, cités par Prosper Mérimée dans son Voyage archéologique, sont classés et appartiennent aux monuments historiques. Il en résulte clairement, pour qui sait lire le livre de pierre de la nature, que le culte d’Hercule gaulois a régné dans l’île et que la superbe vallée du Rizzanese, aujourd’hui vignoble immense et prospère d’où nous viennent à Paris presque tous les vins dits de Corse, a entendu les chants des vellédas prophétiques.

Sartène, élevée de trois cents mètres au-dessus du niveau de la grande cuve à bouillabaisse, n’est en somme qu’une longue terrasse qui, au lieu de border la mer, borde une vallée en précipice. Du haut de cette terrasse, ses quatre mille huit cents vignerons regardent pousser le raisin, en fumant leurs pipes, comme on regarde d’un casino passer les petits bateaux.

Ils peuvent même se payer ce spectacle en supplément, puisqu’ils ont vue sur la rade de Propriano, qui n’est qu’à treize kilomètres.

Pour la population, la ville est la quatrième de l’île et ne cède à Corte que d’un millier d’âmes. Encore se rattrape-t-elle sur la qualité peut-être, car les Sarténois sont de rudes gaillards, trempés d’acier, au physique, et de feu, au moral. Ils sont les plus passionnés de tous les Corses.

Je ne sais pas sur quoi il est permis de plaisanter à Sartène, mais ce n’est pas sur la politique, fichtre ! ni sur la question du banditisme. Ces deux thèmes sont interdits à la plus inoffensive ironie du philosophe. Si l’on exerçait les sous-préfets avant de les utiliser, c’est à Sartène qu’il faudrait les envoyer pour faire leur apprentissage ; et les jours de fête n’y sont pas les jours d’élection. Miséricorde ! En voilà un, de municipe, où la vie publique est active !

Sur la grande place de l’église, qui ressemble à la plate-forme d’une tour, à l’heure sainte de l’apéritif, il faut voir les Sarténois se promener par groupes sympathiques et se jeter des regards torves d’un clan à l’autre, pour voir où en est la réconciliation des partis en Corse. Au bout de trois jours, je sentais que je deviendrais enragé rien qu’à traverser cette place de la Discorde.

Elle est bien jolie pourtant, avec sa charmante fontaine publique, qu’animent quelques Nausicaas graves, aux gestes lents, son église, ses cafés à l’italienne et la porte romane qui ouvre là sur la vieille ville. Des balcons ouvragés, enguirlandés de plantes grimpantes, y encadrent des apparitions roses de pimpantes bourgeoises, et parfois des bergers, couverts du « pelone » traditionnel à longs poils de chèvre, la traversent en sifflant des airs de la montagne et nous lancent des regards profonds de sorciers.

L’hôtel où nous prîmes pied est tenu par un chef qui mérite de porter ce nom de César dont tout autre que lui serait écrasé. Il nous traita impérialement et de façon à nous faire regretter que son prénom ne fût pas Lucullus, car il y avait droit aussi, si les noms signifient quelque chose. C’est chez lui que je vis pour la première fois ces nacres splendides, qu’on pêche à foison dans la baie de Porto-Vecchio, dont les coquilles mesurent jusqu’à soixante centimètres et qu’il suffit de prendre à la muraille pour emplir une chambre de pourpre changeante et d’argent miroitant. Une photographie posée, dans son passe-partout, sur la cheminée du salon, avait attiré nos regards et agaçait notre mémoire rebelle. Certainement nous connaissions tous cette tête, mais aucun de nous n’arrivait à en nommer le propriétaire.

« Ne faites pas attention, sourit M. César, c’est mon gendre. Il est dans les lions !

— Dans les lions ! » Et tous de nous écrier à la fois : « Bidel ! »

C’était Bidel en effet, le célèbre dompteur populaire, cher aux titis de la capitale. Quel autre gendre en effet (étions-nous bêtes !) pouvait avoir un homme nommé M. César ? Et voilà ce que c’est que de ne pas réfléchir. Nous adressâmes à notre hôtelier et nos excuses et nos compliments.

Ce qu’il y a de plus curieux à Sartène, c’est la vieille ville. Quoiqu’elle ne date pas de très loin, paraît-il, puisque sa fondation ne remonte qu’au seizième siècle, ce qui, je vous l’avoue, m’étonne : ce quartier donne la sensation la plus franche des choses du moyen âge.

Imaginez un embrouillamini de ruelles entre-croisées, tournantes et zigzagantes, un incroyable labyrinthe de couloirs sombres, s’amorçant les uns dans les autres, et dont l’architecte paraît être un chat travaillant un peloton de fil, des escaliers, des voûtes, des rampes, des passerelles en croix, en losange, en demi-cercle, en trapèze, et larges à peine de deux pieds. Impossible de passer plus d’un à la fois ; et quand on se rencontre, il faut se résigner au saute-mouton, comme les écoliers.

Il ne doit pas faire bon ici d’avoir un ennemi mortel et d’être obligé de sortir. Il est vrai que le rapprochement des murailles est un empêchement sérieux au développement du pugilat. On reçoit tout de suite à l’occiput le contre-coup du sinciput. Et puis, pour séparer les combattants, les femmes ont à leur disposition le moyen facile de les arroser des fenêtres sans perdre une goutte des liquides pacificateurs. Un verre suffit d’ailleurs : il remplit tout l’espace aérien et respirable.

Ce vieux Sartène est extrêmement pittoresque. Je pense qu’il ne voit jamais le soleil, à aucune heure de la journée, et que la lune est le seul astre qui l’éclaire. Les enfants y sont assez pâles, et quand la barbe leur pousse, c’est sans doute la barbe de capucin, amie des caves et floraison des salpêtres. J’imagine encore que lorsque, à l’âge voulu, ils courtisent leur voisine, ils n’ont qu’une chaise à mettre dans la rue pour grimper chez cette fiancée. Ainsi dut faire, dans l’antique Vérone, ce Roméo, amant de Juliette, qu’on nous donne pour un grand gymnasiarque.

Et ici une question se pose. À l’époque du roi Théodore, il n’existait point d’autre Sartène que ce vieux Sartène impraticable où l’on ne peut ouvrir son volet sans boucher la rue. Or l’histoire nous dit que les Sarténois portèrent ce roi en triomphe ! Je voudrais bien savoir comment ils s’y prirent, malgré leur enthousiasme. Il n’y a pas de place, vous dis-je, pour un parapluie ouvert, à plus forte raison pour un roi constitutionnel, que diable !

Ce Théodore, roi légendaire de la Corse, étrange aventurier allemand, dont l’aventure ressemble aux abracadabrances historiques du Tintamarre, on vous montre ici sa maison royale. Mais comme elle est occupée par des locataires, il est bien superflu de la visiter, d’autant plus qu’il n’en reste que les murs, et nous nous en dispensâmes.

Elle n’est pas inscrite d’ailleurs, et pour cause, parmi les curiosités de la ville. Les Corses vous savent gré de ne point leur parler de Théodore. Cette histoire blesse un de leurs sentiments les plus délicats, celui de leur indépendance, dont ils ont toujours le regret au fond du cœur. Ils s’étaient sincèrement donnés à ce baron de Neuhoff, qui débarqua à Aléria le 12 mars 1736 pour les autonomiser et les délivrer de l’oppression génoise. Il eut tout de suite Sartène pour lui, car les esprits brûlants de cette ville sont plus faciles à emballer que ceux des autres montagnards mêmes de l’île. Sartène crut en Théodore la première et la dernière. Aussi lui promit-il de la prendre pour capitale.

Lorsqu’il s’évada de son royaume, sans qu’on ait jamais su pourquoi, Sartène lui resta fidèle et l’attendit. Pouvait-elle deviner, que dis-je ! comprendre le personnage taré, le faiseur de coups, le roi par dettes, que la corruption effrayante du siècle avait jeté dans un pays de pâtres dont le long martyre eût attendri des tyrans d’Asie ? Casanova de Seingalt, Cagliostro ou le mystérieux comte de Saint-Germain seraient débarqués à sa place pour les sauver qu’ils auraient eu foi en eux. Une escapade aussi formidable, un tel coup passait leur philosophie sans scepticisme. Certes ! il n’y a rien de plus lâche que de duper un enfant. La Corse fut cet enfant. Écarquillée, elle crut à Théodore. Elle l’aima pour ses beaux costumes théâtraux, son faste, son apparat, ses vices étalés, pour les joujoux qu’il lui faisait danser devant les yeux. Il la viola et s’enfuit.

Il avait été roi. C’était tout ce qu’il lui fallait pour éblouir ses créanciers. Son crédit y gagna quelque renouvellement illusoire. Perdu de dettes, traqué, étranglé et beau joueur, il finit par se laisser pincer par la police de Londres et mourut à la Tour. Les pauvres Corses l’attendaient toujours. Ils sont encore mortifiés de leurs illusions.

De Sartène à Bonifacio, il n’y a à signaler que le changement graduel du caractère des paysages et quelques cocassités géologiques par où le vent de mer se révèle sculpteur de grotesques.

C’est d’abord le fantoche gigantesque que l’on appelle l’« homme de Cagne ». Il est à douze cent quinze mètres d’élévation, et on l’aperçoit de tout le Sud de la Corse. Vous dire ce qu’il représente, je n’en sais rien, et cela dépend de l’imagination de ceux qui le distinguent. Cet « homme de Gagne » m’a paru, à moi, un vague bonhomme cagneux. D’autres y percevaient une vieille bûcheronne courbée sous un fagot d’épines. Ægri somnia, dit Horace.

Le lion de Roccapina est d’une forme plus nette. L’illusion d’un lion couché sur un pic et surveillant la côte est complète. Mais tromperait-elle un véritable lion ?

Pianottoli. — On fait halte à Pianottoli, où s’embranche la route de Porto-Vecchio par la vallée de Figari. La vallée de Figari, qu’arrose et féconde un torrent, qui devrait s’appeler le Figaro, est la Beauce de la Corse. Elle abonde en céréales et fournit du froment réputé au marché de Marseille. Elle est semée de hameaux pittoresques qui m’ont rappelé la vallée de Chevreuse. C’est à Pianottoli que nous connûmes l’horreur des omelettes à l’huile ! Comme le point est très fréquenté et croît chaque jour en importance, j’espère que dans quelque temps elles y seront au beurre.

Du col d’Arbia, qu’on atteint ensuite, la vue s’étend sur un large et beau spectacle de nature, qui se développe encore et devient plus large et plus beau du haut de certain couvent situé à droite et dédié à la Sainte Trinité. La fantaisie nous prit d’y monter et d’y suivre un vénérable Père capucin que nous apercevions sur son âne au milieu des cactus et des figuiers d’Inde d’un chemin sinueux. Or, bien nous prit de cette fantaisie.

Le couvent de la Trinité m’a laissé une impression profonde : j’y ai compris pour la première fois les délices de la vie monastique, telle, il est vrai, que la conçoivent les Italiens, c’est-à-dire dans une retraite enchantée, où tout concourt à la pacification de l’âme et au farniente mystique des sages.

Un grand jardin de pins, d’oliviers et d’orangers séculaires, aux frondaisons épaisses, aux lignes nobles comme une vision arcadienne du Poussin ; des bancs de marbre blanc, des eaux chantantes qui « ne se taisent ni nuit ni jour » et de larges pelouses de mousse vertes pour jouer aux boules, un cloître souriant et pareil à une ferme, une églisette voluptueuse où la prière sent bon, des nids d’oiseaux dans toutes les fentes de rochers, des lapins sous tous les myrtes, un air chargé d’effluves marins, une vue incomparable sur la plaine blanche et calcinée de Bonifacio, la ville au fond et, plus loin, dans les vapeurs dorées, cette améthyste, la Sardaigne ! Voilà cette Trappe !

Ah ! égrener là le rosaire d’un poème en vingt-quatre chants, ou plutôt n’y rien égrener du tout ; se laisser mollement vivre et mollement mourir et se draper, comme l’autre en son étendard, dans les pourpres du soleil couchant ! Quel rêve !

Ils le réalisent pourtant, ces heureux coquins de Capucins, tandis que nous trimons pour élever des familles ? Et je pensais… (vous permettez ?) je pensais, dis-je, dans ce maquis pieux, qu’ils étaient des bandits, eux aussi, des bandits de Dieu, oui certes, mais des bandits et que nulle gendarmerie pourtant ne les inquiète.

Bonifacio est la ville la plus originale de la Corse et peut-être de l’Europe méridionale.

Mais elle a été tant de fois décrite et elle change si peu, que je n’arriverais qu’à ressasser ce qu’en ont écrit les voyageurs, tous unanimes dans leurs transports. Il est singulier que leurs récits n’aient déterminé aucun peintre à venir exploiter la mine inépuisable de ses thèmes décoratifs ; il y en a pour toutes les palettes. Lorsque ma colonie de l’Algajola sera installée, je l’emmènerai à Bonifacio prendre un air de ballade, et je crains bien que quelques-uns n’y restent.

Bonifacio est ciselé dans un bloc de craie.

C’est un promontoire calcaire que la mer ronge tous les jours par sa base et qui s’avance au-dessus des îlots furibonds comme un éperon de navire.

Il est inconcevable que cette presqu’île friable attienne encore à l’île de Corse, et l’un de ces quatre matins on entendra dire qu’elle s’en est détachée et que la ville s’est effondrée dans l’eau. Ce jour-là Sartène deviendra port de mer.

La falaise terrifiante qui supporte, on ne sait par quel miracle, les maisons, d’ailleurs abandonnées par ordre, du quartier de la Citadelle, ouvre sur l’abîme des gueules de cinquante mètres de profondeur, dont les dents sont d’énormes blocs modelés en molaires, et bavant l’écume éternelle.

Il y a une certaine terrasse surplombante où, dans une guérite, claque des dents une sentinelle que je ne voudrais pas être. Le sol tonitrue sous ses pieds, et il vit proprement sur un tremblement de terre continuel. Il vous montre, tout pâle, un escalier taillé au fil à beurre, qui descend dans le gouffre par cent soixante-quatre marches dont je ne vous parle qu’en fermant les yeux, et qui suffirait à me guérir du vice de contrebande, si j’étais contrebandier. Il paraît que c’est par là qu’ils montent leurs cigares ! Je n’en crois pas un mot, s’il faut vous dire toute ma pensée.

J’oppose la même incrédulité à la légende qui veut que, pendant l’épouvantable siège de 1420, où les héroïques Bonifaciens affamés se nourrirent de fromage fait avec du lait de femme, le roi Alphonse d’Aragon ait espéré escalader la ville par cette échelle de pierre ponce suspendue. Ça, jamais ! Je le donne à des singes. C’est un escalier pour colimaçons.

On entre à Bonifacio par une descente assez rapide encaissée entre deux murailles de marne blanche, et l’on débouche tout de suite sur la Marine. Cette Marine est un long bassin, assez semblable à la pièce d’eau des Suisses à Versailles, merveilleusement abrité de tous les vents de la rosace, mais dont l’entrée est trop étroite pour que les vaisseaux de haut tonnage consentent à se risquer dans son goulet. Cet inconvénient sera la fortune de Porto-Vecchio peut-être, car là, la rade est également admirable, mais l’abord est pratique, même pour des bateaux de guerre.

Un petit fortin génois orne le bassin de Bonifacio et découpe sa gentille silhouette au pied de la citadelle. Il m’a paru que la Marine était un grand entrepôt de liège, et j’en ai vu des piles notables sur le quai. On y fait aussi, paraît-il, l’importation du bétail. C’est par Bonifacio qu’entrent en Corse les bœufs et les moutons que la Sardaigne lui envoie.

Le port mesure quinze cents mètres. On vient d’y installer une station de torpilleurs.

De la Marine on atteint la ville haute par une large rampe, dallée d’un côté pour les piétons, et macadamisée de l’autre pour les voitures ; on traverse un pont-levis, on passe deux vieilles portes de bon style, et l’on pénètre dans la palla civitas de Ptolémée.

Si les statistiques n’affirmaient point que trois mille deux cents habitants peuplent ce château du vent, j’estimerais sa population à cent âmes, car je n’en ai pas rencontré davantage, encore comptai-je ceux que j’ai vu au café prendre l’absinthe, et les militaires de la garnison.

On ne fait pas beaucoup d’enfants dans cette antique cité bonifacienne, sans doute parce que le sol y remue trop. Il y a pourtant de jolies filles.

L’hôtel auquel nous demandâmes l’hospitalité est une maison toute nouvelle qui semble avoir à cœur d’effacer des Guides le renom assez mauvais dont jouissent ici les auberges. Nous y fûmes plus qu’honorablement traités. Bon souper, bon gîte et le reste.

Le « Torrione » est la seule qui subsiste des trois tours qu’on voit dans les armes de la ville. Elle en avait trois, sous le comte Boniface, qui la fonda en 833, ce qui n’est pas d’hier. Ce comte, enchanté d’avoir flanqué une pile navale aux Sarrasins dans les eaux du détroit, commémora sa jubilation en taillant une ville dans la craie du promontoire qui rimait avec sa victoire.

On travaillait ferme, lors de notre passage à Bonifacio, en octobre 1887, aux fortifications nouvelles de la ville, dont on veut faire un petit Gibraltar corse à cause de certaine île italienne située en face et nommée Magdalena, que le brave roi Humbert arme à tour de bras pour prouver ses intentions pacifiques à notre égard. Nous visitâmes les travaux du génie militaire et nous descendîmes dans des tranchées ayant bon air et qui sont de belles tranchées. Le prince, qui s’y connaît, les admira fort.

Pour moi, profane, qui n’entends goutte à l’art des contrescarpes, j’étais remonté sur la terrasse, et je contemplais, dans la transparence de l’air, le splendide panorama des Bouches de Bonifacio. Un aimable citadin, qui nous escortait par la ville, me désigna l’îlot de Lavezzi, écueil granitique, où naufragea La Sémillante avec ses douze cents passagers, dont pas un n’échappa à la mort. « Pendant un mois, me disait-il, on ne fut occupé à Bonifacio qu’à recueillir les cadavres de ces infortunés, dans les grottes, sur les bords, jusque dans le port même. On en retrouva plus d’un millier. Ils ont un cimetière à eux tous seuls.

Puis il me montra la Sardaigne, dont on pouvait distinguer avec la lorgnette la première ville blanche sur un fond de montagne sombre.

« Encore un beau pays à visiter pour vous ! Quel dommage qu’il soit impraticable !

— Pourquoi impraticable ?

— À cause du brigandage effréné qui y règne. Ah ! monsieur, on parle de nos bandits corses ! Qu’est-ce auprès des brigands sardes ? Je possède, moi qui vous parle, aux environs de la ville blanche que vous avez en ce moment dans votre lorgnette, je possède, avec mon frère, une ferme d’assez bon rapport et d’où je tire de l’huile et des céréales. Nous avons été obligés de la fortifier. De deux nuits l’une, à tour de rôle, chacun de nous fait la veillée, le fusil chargé et les chiens lâchés, et le mercredi personne ne dort chez nous, ni maîtres ni serviteurs.

— Le mercredi ? Pourquoi le mercredi ?

— Le mercredi, au coucher du soleil, les paysans sardes de notre canton se payent une nuit de vol et de pillage, comme les marins se payent une bordée. Ils battent les chemins, dévalisent les passants, saccagent les vergers, et s’en fourrent jusque-là. C’est l’usage. On le sait, et on a le droit de se défendre. Mais le jeudi, dès l’aube, tous ces coquins papelards ont repris leurs outils de travail, et ils ont l’air de petits saints près de la herse ou de la charrue. On les prendrait pour des agriculteurs de Virgile !

— Le mercredi, dis-je, est le jour de Mercure. »

À Bonifacio, les personnes obligeantes vous font généralement visiter trois choses :

La maison Cattacciolo où habita Charles Quint ;
L’église des Templiers ;
Les grottes marines.

La maison Cattacciolo n’offre d’autre intérêt que sa légende. Elle est située auprès d’un marché couvert, non loin de l’église de Sainte-Marie. On y remarque une inscription en lettres gothiques et les armes de Gênes.

L’église des Templiers, ou Saint-Dominique, est un édifice du treizième siècle, gothique, avec des traces de roman. Son clocher à huit pans et crénelé est fort curieux. Telle est bien l’architecture conforme au génie à la fois guerrier et religieux de cet ordre puissant, dont les chevaliers ont laissé une réputation si étrange qu’on ne sait encore que penser de leur rôle dans la chrétienté.

C’est en cette église des Templiers que j’ai vu le plus admirable petit chemin de croix du monde. Quatorze panneaux de bois de trente centimètres, d’une peinture si libre, si délicieusement conduite par touches lumineuses et d’un art de composition tellement saisissant, que s’ils ne sont pas de Watteau je ne sais pas de qui ils peuvent être. On est sûr d’ailleurs que le maître en a exécuté quelques-uns pour son professeur Gillot et qu’il gagna d’abord sa vie avec des tableaux de sainteté. Est-ce un de ses chemins de croix qui est venu échouer à Bonifacio, dans l’église des Templiers ?

Les grottes de Bonifacio sont entre les plus célèbres de l’Europe. Il y en a trois, auxquelles on n’aborde que par mer. Le mauvais temps nous priva du plaisir de les voir, et nous ne trouvâmes point de batelier qui consentît à nous y conduire, tant la vague déferlait sur le promontoire et tant le vent y faisait rage. C’est le seul regret que j’aie laissé en Corse. On trouvera des descriptions magnifiques de ces églises de mer dans les ouvrages relatifs à l’île, et notamment dans Gregorovius, qui y épuise son enthousiasme.

Notre excursion de six semaines en Corse s’est terminée à Porto-Vecchio.

Porto-Vecchio, dont j’ai déjà célébré plus haut les étonnantes nacres et qui s’enrichirait rien qu’en les exploitant, est un bourg de près de trois mille enragés qui ne s’occupent que de politique et oublient de jouir des biens dont la nature les a comblés. Le plus rare de ces biens est un golfe magnifique, disposé pour devenir une rade de premier ordre et une station navale sans égale dans la Méditerranée.

Il est vrai que cela ne dépend pas d’eux et que leurs six mille bras ne suffiraient point, avec la meilleure volonté, à transformer ce fiord désert en une autre Marseille.

Pour le quart d’heure, ils n’y ont que des salines.

Est-ce assez pour un golfe de douze cents mètres de large, où toute une flotte tiendrait à l’aise ?

En attendant, les Vecchiens se contentent de se manger le nez, avant, pendant et après les temps d’élections, au sujet de ce gouvernement qui les délaisse.

Comme ils ont reçu notre petite caravane de façon à lui laisser les meilleurs souvenirs, ceux de la bonne bouche, nous leur souhaitons de tout notre cœur le bon avenir que les ingénieurs leur assurent. Hourra pour Porto-Vecchio, Marseille future de la Corse !

Et maintenant en route pour le bagne parisien, et au « hard labour » de la copie !