Souvenirs d’un enfant de Paris, vol. 4/Six semaines en corse (1887) Le tour de l’île en calèche/Cargèse


CARGÈSE


Cargèse est une des curiosités de l’île corse. Les ethnographes ne manquent point au devoir physiologique de venir y étudier le résultat de la fusion des races.

Cargèse a été fondée le 14 mars 1676 par Jean Stéphanopoli, Grec du Taygète (aujourd’hui Maïna) et descendant des Comnènes, empereurs de Byzance. Après une lutte sanglante soutenue contre Amural IV et ses musulmans dans les montagnes du Péloponnèse, ce chef de haute lignée et de grand courage résolut de soustraire les Maïnotes, ses compatriotes, aux représailles impitoyables du vainqueur. Il alla demander à la république de Gênes de lui céder un territoire en Corse. Elle lui donna celui qui est compris entre le bourg de Vico et le golfe de Sagone.

C’est là qu’à la tête de douze cents Klephtes, Stéphanopoli s’installa et créa Cargèse. Il en fit bientôt une ville prospère, légiférée par le propre code de Lycurgue. En dix années, la piève était devenue la plus fertile en cultures de toute la Corse. La vigne, le figuier, les céréales et leur commerce avaient enrichi ces habiles et laborieux agriculteurs, héritiers des principes de Cadmus et de Deucalion. Jalousés par leurs voisins de Vico et du Niolo, les Maïnotes eurent à essuyer plusieurs agressions de leurs compatriotes d’adoption, et, notamment, à l’époque de Paoli, la fidélité bien naturelle qu’ils avaient gardée à Gênes, leur bienfaitrice, ruina à moitié leur colonie. On les brûla, on les pilla, et ils ne durent qu’à M. de Marbeuf de pouvoir reconstruire la ville.

Ils se résignèrent alors à contracter des unions fusionnistes avec les Corses, ce à quoi ils avaient toujours été jusque-là rebelles, et aujourd’hui leur sang hellène est si bien mêlé avec le sang sarrasino-cyrnéen, que les ethnographes en sont pour leurs peines.

Ce mélange, d’ailleurs, ne paraît pas leur avoir beaucoup réussi ; car ils ne sont plus que neuf cent trente. Toujours industrieux d’ailleurs, et laborieux, ils continuent à donner aux Corses l’exemple des vertus pastorales, et leur commune est une véritable ferme modèle.

Le golfe de Sagone oppose une antithèse assez violente à celui de Porto. C’est une anse fertile, verdoyante, où la Liscia dépose des vases et des limons gras que les bruyères, les amandiers et même les cerisiers couvrent de leurs feuillages. Il semble que l’on élèverait là à miracle des moutons de présalé.

À Sagone, la vue se repose et l’esprit s’apaise. Le golfe est d’ailleurs magnifique, deux fois plus large que le golfe rouge, et on y ferait un port de premier ordre. Il est très sûr. C’est le seul de toute la côte occidentale où j’aie vu un bateau. Ah ! la vie maritime n’est guère développée en Corse.

Calcatoggio est la dernière station où on laisse souffler les chevaux avant d’arriver à Ajaccio. Le pays a une réputation douteuse au point de vue de l’« aubergerie ». Elle est certainement imméritée, et nous y avons bu, sur l’étrier, d’excellent vin blanc, servi avec beaucoup de bonne grâce et de cordialité par un cabaretier très aimable. On venait de terminer la vendange et tout le village empoisonnait la vinasse.

Mezzavia. — Ajaccio.