Souvenirs d’un enfant de Paris, vol. 4/Herminie/I


HERMINIE



I


Il serait presque insolent de dire à des liseurs français que La Princesse de Clèves est un chef-d’œuvre de notre langue. C’est même un classique du roman et le premier du genre psychologique par ordre de date et de valeur aussi peut-être. Pour mon compte, je lui donne le pas de gloire sur l’Adolphe de Benjamin Constant, fort morceau, j’en conviens, d’autobiographie passionnelle, mais d’une intellectualité moins haute et un peu suisse, disons, pour rire un peu, mon cher Bourget, suisse de nymphe émue, si j’ose risquer cette rapinade. La Princesse de Clèves se signale par une tenue de race dans le style, attendrie d’une pudeur d’âme dans l’analyse, où s’unissent les deux génies antagonistes du couple de la pomme. On ne trouve que là, en art littéraire, cette impossible fusion des génies des deux sexes, rêve de l’amour même, que la nature refuse à la société et qu’invoque en vain l’utopie poétique. Le mâle y parle femelle et la femelle y parle mâle, et tel est l’attrait de ce livre unique qu’il faut appeler : le roman de l’honnête femme moderne.

Quoi qu’il en soit, à tort ou à raison, je lui ai toujours attribué cette portée philosophique. Cet extraordinaire La Rochefoucauld, dont l’œuvre contient, en cent pages à peine, tous les Schopenhauer et les Nietzsche de la terre, se démasque à chaque tournant de page de l’étude, et le peintre, pour ainsi dire, collabore, de touche en touche, au portrait qu’il pose à son illustre maîtresse sous le nom de duc de Nemours.

J’avais toujours été tenté de porter La Princesse de Clèves à la scène, étant ainsi fait, pour mon malheur, que rien ne m’apparaît d’aussi tragique que l’état de la femme chrétienne dans le mariage monogamique, tel que les lois l’imposent à la famille occidentale. Il y a là une réglementation arbitraire des choses de l’amour que tout dément sous le soleil et qui fait de ce qu’on entend par : l’épouse fidèle, la plus douloureuse des martyres. Aimer ailleurs que devant prêtre et notaire, lorsque l’on y est contraint par la force obscure qui mène le monde et les espèces, c’est recevoir de la fatalité le plus rude coup qu’elle assène sur les douces nuques chevelues. Le roman de Mme de Lafayette exhale immortellement la plainte de la fille d’Ève à ce sujet et les fils d’Adam n’en ont pas encore entendu une plus profonde ni une plus fière.

C’est ainsi que j’avais écrit Herminie, et pour me soustraire à cette plainte aux retours tendres, car cette pièce n’est autre, pour le thème et les personnages, que La Princesse de Clèves deux siècles après. Comme aucun critique ne parut s’en douter, je dois croire que j’y ai trahi bien fâcheusement Mme de Lafayette, La Rochefoucauld et même Segrais puisqu’on veut qu’il y ait collaboré.

Tel ne fut pas, pourtant, l’avis de La Rounat qui, au cours même de ces répétitions affolantes de Le Nom, voulut connaître mon nouvel essai et le reçut séance tenante en me traitant de : Dumas fils, injure délicieuse. Il va sans dire qu’après la tatouille odéonique reçue sur ma pièce normande, je lui épargnai le regret de me le rendre. Il m’en eut d’ailleurs un gré infini et il me citait parmi les gens courtois de son temps. — Caractère atroce, l’animal, oui, disait-il, mais un gentilhomme. Il m’a retiré l’autre de lui-même.

Le rôle de la princesse (Herminie) avait été tracé pour Sarah Bernhardt qui, avant son exode en Amérique, m’avait engagé à travailler pour elle. C’était le temps héroïque de sa brouille avec Émile Perrin et elle voulait chiper les poètes à la Comédie-Française. — Je serai votre muse à tous, disait-elle, suivez-moi !

Comme elle se trouvait alors à Vienne, je lui écrivis que j’avais un ouvrage à son service. Elle me répondit aussitôt par dépêche :

« Accepte de tout mon cœur. Serai à Lyon le 15, resterai trois jours, envoyez-moi rôle à lire ou pièce, si possible. »

Ce télégramme dans la poche, j’allai d’abord au Vaudeville et j’y trouvai son directeur sous le péristyle, au bureau de location à laquelle il présidait en personne. C’était Raymond Deslandes. Il est dans le Larousse.

Raymond Deslandes ne me connaissait pas, même de nom. Il voulut bien m’en assurer du ton paternel dont Royer-Collard disait aux candidats à l’Académie : — Je ne lis pas, je relis. — Et, sans m’arrêter à cette circonstance que j’avais eu déjà deux pièces sur l’affiche de son propre théâtre, je le priai de m’accorder un rendez-vous pour lier connaissance, « fût-ce nuitamment », ajoutai-je. Il me le fixa au 26 janvier (1882), à neuf heures du soir, dans la rotonde directoriale où, pendant les soirées d’Ange Bosani, nous nous étions tant amusés, Armand Silvestre et moi, à voir Carvalho dégainer contre le « fascino » par la fenêtre.

Je ne sais si vous vous souvenez que ce 26 janvier 1882 est la date où le Grand Ministère tomba avec son chef, Léon Gambetta, comme à peu près l’Incorruptible au 9 thermidor. Herminie aussi. Un malheur n’arrive jamais seul. Pourquoi la Convention requigna Robespierre, le Parlement Gambetta et Raymond Deslandes Herminie, c’est ce dont les dieux décident après boire, quand ils sont un peu saouls, dans l’Olympe. Les mortels n’y comprennent rien, car ils ne savent si une pièce est bonne ou mauvaise que sur constat de représentation, et encore, dit la Sagesse — L’affaire réglée ainsi sur place par les codirecteurs — car ils étaient deux, le frère cadet d’Eugène Bertrand, des Variétés, et celui qui est dans le Larousse, je leur demandai, pour dire quelque chose, s’ils n’attendaient pas une pièce de Sardou pour leur hiver ? Ils me l’avouèrent à l’envi, et debout, comme on chante La Marseillaise. Surpris de ma sagacité ils me pressaient de leur dire comment je l’avais deviné. — En vous voyant, fut ma réponse souriante. Tous les directeurs-nés, et de tous les temps, ont le profil schématique de l’industriel qui attend une pièce de Sardou. Vous le dessinez à gauche et à droite. Mais de dos, c’est l’occiput de l’imprésario caractéristique qui, pour la pièce de Sardou, rêve d’avoir Sarah Bernhardt. — Nous l’avons, firent-ils à l’unisson. — Moi de même, — et j’exhibai ma dépêche de Vienne. Ils en furent troublés et tout « choses », ayant, eux aussi, des dépêches similaires sur lesquelles ils paraissaient compter comme La Châtre sur le billet de Ninon. Je dois dire que, s’excusant sur des préoccupations politiques qui les avaient empêchés, peut-être, de comprendre l’ouvrage, ils me prièrent de le leur laisser quarante-huit heures. Mais j’avais écopé pour Père et Mari de la même manière et dans le même bureau, et je ramenai mon ours à la longe au bruit de l’écroulement du Grand Ministère.

Entre le 26 janvier et le 15 février, date de l’arrivée de Sarah à Lyon, il s’ouvrait encore un laps de vingt jours que je résolus d’utiliser au placement de mon travail et je rendis visite à « celui » du Gymnase. C’était Victor Koning. Il est aussi du Larousse à titre de « collaborateur célèbre ». Je crois qu’il venait de la Bourse, grande ou petite. Il lui était impossible, à lui, de m’ignorer, car nous avions collaboré à plusieurs papiers publics et notamment au Paris-Journal d’Henry de Pène où il tenait la rubrique de soiriste. Je lui rappelai une pelisse magnifique où il s’enfouissait à cette époque, et qui le parait des apparences d’un boyard ou d’un samoyède, ad libitum. Il me répliqua par le souvenir de « la tête de loup » que j’arborais romantiquement à cette époque, et nous fûmes tout de suite camarades.

— Je ne vous cache pas, lui dis-je, en lui remettant le rouleau, que la pièce vient d’être refusée au Vaudeville.

— Par Raymond Deslandes, hein ? Alors revenez dès demain matin, je l’aurai lue ce soir. Fichtre, vous vous prémunissez tout de suite de la recommandation la plus imposante ! Quel malin vous êtes !

Le lendemain donc, après m’avoir fait civiliser ma tête de loup par le propre coiffeur de Victor Koning et aromatisé d’essences élégantes, je me présentai à son huis. — À la bonne heure, s’écria-t-il, vous avez la tête à succès !

— J’avais oublié de vous dire honnêtement que si la pièce a été retoquée par Raymond Deslandes, elle a été reçue par Charles de La Rounat.

— Ça, c’est embêtant. Mais ça ne fait rien. J’ai lu, je vous l’avais promis, quoique ce fût parfaitement inutile. Un bon directeur ne doit jamais lire un manuscrit. Les pièces ne valent que par l’interprétation. La vôtre s’adapte à ma troupe, tout est là. J’ai pour ses divers rôles les comédiens qui leur conviennent, Saint-Germain, Marais, Guitry, Marie Magnier, qui est si belle ; on pourrait lire demain aux artistes, si…

— Si ?

— Si j’avais la créatrice idéale, nécessaire, indispensable, sine qua non, de l’héroïne.

— Existe-t-elle ? fis-je, l’œil ouvert à la méfiance.

— Oui, elle existe.

— C’est Sarah Bernhardt, n’est-ce pas ?

— Vous le reconnaissez vous-même. Sans Sarah, point d’Herminie ; avec elle, on répète tout de suite.

— Alors, voici. Et je lui tendis le télégramme.

— C’est bien joué, applaudit-il ; c’est du théâtre. Je ne m’en dédis pas. Je vous prends l’ouvrage. À présent, allez me la chercher.

— Qui ?

— Mais Sarah Bernhardt. Et surtout ne perdez pas de temps. Je n’ai à vous donner que la place libre en ce moment sur ma scène. Tout le reste de ma saison est promis.

— À Sardou, n’est-ce pas ?

— Naturellement. Vite, courez à Lyon et revenez par le rapide. Il y a un restaurant dans le train. Je vous attendrai à la gare, tous les deux. Nous marchons à une centième.

Je le regardai, et regarder Koning c’était le comprendre. Il ne trompait pas. C’était bien de la petite Bourse qu’il venait, le célèbre collaborateur. Il avait la gaieté féroce de ce ghetto d’affaires. Le type était nouveau alors en direction et, auprès de lui, le brave Raymond Deslandes n’était plus qu’une mazette de vieux jeu à demi culotté de grègues du père Montigny.

— Soit, relevai-je, j’y vais.

— Où ?

— À Lyon.

— Ça tient. Un conseil d’ami avant votre départ. Si le rôle d’Herminie doit être joué par Sarah Berhardt, il faut modifier le dénouement de la pièce. Dans votre version, c’est le mari qui meurt, n’est-ce pas ?

— Oui, comme dans le roman.

— Quel roman ?

La Princesse de Clèves, de Mme de La Fayette.

— Possible, mais je m’en fous. Nous sommes au théâtre, et, au théâtre c’est Sarah qui doit mourir. Du reste, elle vous le dira elle-même. Depuis La Dame aux Camélias et Froufrou, elle meurt elle-même dans tout son répertoire et elle n’en laisse le soin à personne. Tuez Herminie, l’affaire n’est faite qu’à ce prix, de mon côté comme du sien. Quand partez-vous ?

— Dans trois jours, selon la dépêche.

— Mais vous avez le temps de m’apporter un autre cinquième acte. Trouvez une jolie mort pour elle. À bientôt, mon cher, et merci d’avoir pensé au Gymnase.

J’avais dans Le Nom marié des immariables, je tuai la Princesse de Clèves, et son cadavre déposé chez le jeune et intelligent directeur — c’était son épithète homérique — je pris le rapide de Lyon.