Souvenirs d’un enfant de Paris, vol. 4/Henry Becque/II


◄  I.
III.  ►

II


Avant la guerre, et même après encore, lorsqu’on prononçait le nom de M. Henry Becque dans un milieu je ne dis pas littéraire, mais parisien : « Ah ! oui, disait-on, l’un des trois de l’École Brutale. » L’École Brutale avait été découverte et baptisée par M. Francisque Sarcey. M. Barbey d’Aurevilly avait repris le mot, on ne sait trop pourquoi, et l’avait consacré ; et la désignation avait fait fortune. Or, il n’y avait certainement point école s’il y avait brutalité, car aucun des trois jeunes gens groupés littérairement de la sorte ne se connaissait, ne s’était vu ni parlé, et chacun d’eux travaillait isolément, selon une esthétique propre.

Ces trois débutants étaient Alfred Touroude, auteur du Bâtard, mort depuis à Alger, de la phtisie ; Henry Becque, auteur de Michel Pauper, et enfin votre serviteur. Notre brutalité, selon Francisque Sarcey, consistait en ceci que, étant donnée une situation scabreuse, nous nous plaisions à l’attaquer de face et résolument, ainsi que faire se doit. Grâce à cette horrible accusation, nous fûmes tenus à distance par les directeurs comme de simples lépreux de la vallée d’Aoste. Touroude mourut, Becque se ramassa dans son coin et, moi, je passai à d’autres exercices. Mais le temps marcha et le naturalisme vint : nous avions joué les Saint Jean-Baptiste de M. Émile Zola. Toutefois si l’on reprenait aujourd’hui l’un ou l’autre des ouvrages incriminés et taxés de brutalité, ce serait Dorat lui-même qui descendrait du ciel, une couronne de roses à la main pour les désigner à M. de Montyon.

Il n’est pas douteux cependant que, sur ces trois « jeunesses », deux au moins étaient nés pour le théâtre et très richement doués. Je ne vois pas qu’aucun des nouveaux venus ait signé de meilleures promesses de talent que le Bâtard de Touroude, et le Michel Pauper de Becque. C’était fougueux, hardi et brave, et cent qualités y crépitaient dans le dialogue. Les Corbeaux sont encore de ce temps-là, puisque Becque les traîna douze ans, de théâtre en théâtre, sans qu’un seul ait eu le courage de braver la critique de Sarcey et de casser son jugement. Dix ans d’attente, de lutte, de démarches sans nombre, de tristesse et de misère peut-être, pour arriver à produire en France, dans le pays des lettres, une œuvre d’art ! Ô puissance des mots ! Becque était un brutal.

Je n’avais vu, de ma vie, mon confrère en brutalité lorsqu’un jour je reçus sa visite à La Vie Moderne. Harassé de cette joute de dix ans, mais non découragé, car Becque était d’une trempe d’hercule, il venait me parler de ses Corbeaux. « Je suis décidé à les publier dans un journal, me dit-il. Mais quel directeur voudra assumer cette responsabilité de prendre du Becque à son rez-de-chaussée ? Tous les directeurs sont les mêmes, soit qu’ils mènent une scène ou une feuille. » — « J’en sais un pourtant, fis-je, qui n’a pas peur des braves et même des téméraires. » Et je l’envoyai au Voltaire. Le lendemain, l’affaire était conclue entre M. Jules Laffitte et l’auteur, et c’est le journal qui aurait eu la primeur des Corbeaux si, par une coquetterie de noyé, Becque n’était allé déposer son manuscrit dans le seul théâtre dont il n’eût pas courtisé le concierge et son petit chien depuis douze ans.

Miracle inouï, prodige sans précédents, fait hyperbolique et fabuleux, Henry Becque fut admis à lire Les Corbeaux devant les huit grands prêtres de Scribe et leur Sarastro : et les huit grands prêtres et leur Sarastro le reçurent à corrections. Becque unissait à la force d’Hercule la ruse de Mercure : il fit semblant d’obtempérer à ces corrections, obtint qu’on les lui désignât, et revint deux mois après soumettre son travail à ses juges. À certains passages il enflait la voix et clignait de l’œil pour leur faire comprendre que là il avait modifié, coupé, ou allongé selon le dogme de Scribe et obéi aux injonctions du collège. Il fut reçu : ces grands prêtres étaient flattés de tant de déférence. Becque n’avait pas changé un iota de son premier texte, ce par où il démontre qu’il était aussi bien doué pour la comédie que pour le drame.

Mais sa malice ne lui servit à rien, et pendant les répétitions les sacro-saints gardiens du feu prirent leur revanche par ce que l’on appelle : des coupures de théâtre. Les Corbeaux n’arrivèrent au public que déplumés et le bec rivé. Voici comment je protestai dans Le Voltaire au nom des lettres contre cet attentat subventionné.