Souvenirs d’un enfant de Paris, vol. 4/Enguerrande/II


II

UNE PRÉFACE FAMEUSE


« Voici un poème dramatique d’un éclat éblouissant, compliqué et mystérieux, dont le succès est assuré d’avance, parce qu’il répond, non pas à un besoin, mais, ce qui est bien plus, à une aspiration ardente, à un désir effréné. — Oui, empêtrés dans les niaiseries d’un théâtre incolore et d’une littérature vulgaire et mercantile, nous voulons à grands cris une œuvre où se trouve réuni tout ce dont nous avons soif, l’héroïsme, l’idéal, l’outrance (pour nous faire oublier tant de platitudes !) et cette étrangeté troublante sans laquelle comme le dit si bien Edgar Poe, la beauté rajeunie et transfigurée ne saurait nous plaire, et cette modernité que réclame impérieusement le siècle de Balzac.

« Eh bien, cette œuvre si douloureusement réclamée, la voici, étrange, originale, nouvelle, puissamment créée, jaillie comme l’éclair, écrite en vers larges, ingénieux, curieux, étincelants des ors, des pierreries et des inépuisables richesses de la Rime, et en même temps exprimant nos doutes, nos angoisses, notre inextinguible appétit de lumière et de joie, et l’hymne à la Beauté qui, vainement étouffée et comprimée, s’échappe irrésistiblement de nos âmes. »


Qui donc parlait de ce style grandiloquent, à la large ondulation rythmique analogue à celle de la mer montante, aux phrases comparables à ses longues vagues balancées par le vent du large ? Un romantique assurément, et impossible de s’y méprendre. Il disait encore, car je la sais par cœur, cette préface inoubliable :


« Quelles douloureuses et adorables scènes d’amour dans ces forêts où ils s’enfuient ensemble, aux bords de ces flots grondants et sous ces noires ombres, et à travers les frissonnants paysages où les suivent des malédictions qu’ils entendent sans vouloir les comprendre. Ces scènes, coupées par des refrains insultants, par des hymnes désolés, par les plaintes des exilés, par les chansons de ceux qui s’en vont à la mort, ces scènes ardentes, extasiées, lyriques et symétriques parfois, où le mot, avec sa force virtuelle et tous ses artifices, se mêle, se tresse et se retourne en cent façons pour exprimer l’inexprimable, où la magicienne Rime se fait couleur, musique, lumière, caresse, pour éveiller les plus amères, les plus profondes, les plus délicieuses sensations, je n’en sais pas dans aucun théâtre qui soient plus complètes et plus belles.

« C’est pourquoi cette œuvre enchantera les délicats, les penseurs, les chercheurs, les femmes dont l’instinct ne peut être perverti, et tous les artistes, les bons ouvriers, tous les êtres que ravit une idée ouvrant ses ailes, tous ceux à qui plaît un travail fait de main d’ouvrier, enfin toute cette glorieuse élite, plus nombreuse qu’on ne se l’imagine, qui, où qu’elle soit répandue et dispersée, emporte en elle l’âme divine de Paris. » — Théodore de Banville, préface d’Enguerrande.


Quand on reçoit, vivant, sur l’occiput, et d’une telle main de gloire, la charretée de toutes les fleurs de la fête-Dieu littéraire, il ne reste plus qu’à se retirer à la campagne et à y briguer l’écharpe rurale de maire de son village, car on est perdu pour la capitale. La préface d’Enguerrande faillit m’abattre net et du coup. On m’évitait sur les boulevards et je n’osais plus traverser le passage du Pinde, ou de Choiseul, de peur d’être reconduit, comme mon Alphonse XII lui-même, par les camarades de lyre du potinoir de Lemerre. François Coppée, le plus bienveillant d’entre eux, resta quinze ans, il me l’a avoué lui-même, sans lire le poème, ni même en couper les pages. — Je ne pouvais m’y décider, me disait-il, par affection pour vous, autant que par respect pour Banville du reste. Un jour, dans les bureaux du Temps, mon confrère en chronique, Henri Fouquier, à qui l’éditeur avait fait l’hommage d’un exemplaire de l’ouvrage, me jeta, sous ses lunettes, un regard si explicite que je ne pus me tenir de tout lui avouer. — Oui, fis-je, on fait courir le bruit que Théodore de Banville est incorruptible comme Robespierre. C’est une erreur. Propagez-la, Fouquier, mais n’y croyez pas. Le poète des Odes Funambulesques n’a de riche que la rime. Je l’ai eu pour une somme assez minime du reste et que je n’oserais vous offrir. Il y en a pour plus que l’argent, c’est vrai, dans sa préface, mais les poètes ne savent pas compter, voilà pourquoi ils restent toujours pauvres, « quand même », comme dit Sarah Bernhardt.

J’étais donc allé, sur l’ordre formel du maître, lire Enguerrande à l’illustre comédienne (c’était d’ailleurs bien avant la publication et, par conséquent, la préface apologétique), et la lui présenter dans le simple appareil d’un posthume qu’on vient d’arracher au sommeil. Elle l’écouta avec une attention béante et comme écarquillée, où sa sympathie pour mes essais luttait visiblement contre l’envie de crier : À la garde ! Elle habitait alors rue Fortuny cet hôtel de Badroulboudour, ouaté de tapis, de fourrures et de ces peaux d’ours symboliques que l’on vend trop souvent, au théâtre, avant que la bête soit par terre. Elle glissait et serpentait au milieu de ces pelleteries comme une couleuvre dans les tas de feuilles mortes, et cherchait ainsi à échapper à l’averse diluvienne des rimes. J’eus la sensation, à plusieurs reprises, qu’elle y avait réussi et que j’étais seul dans son atelier, avec le roi de Prusse, à jouer pour lui de la carapace de tortue orphique.

Il va sans dire qu’elle me reçut la pièce sur place, d’emblée, avec transport, pour me la jouer tout de suite et toujours, dans le monde entier, y compris Paris et ses banlieues, l’hiver, l’été, en soirée, en matinée, en médianoche, jusqu’à ce que le public lui-même criât grâce et merci, ce qui d’ailleurs, n’était pas possible. Sarah ne les reçoit pas autrement et elle les reçoit toutes. On ne connaît pas d’exemple d’un ouvrage dramatique refusé par elle, ne fût-il qu’à l’état larvaire de plan, et, comme tout lui est papier timbré pour en signer bulletin, engagement ferme et traité, elle vit sur le pied de cent mille francs de dette forfaitaire avec la corporation des syndiqués dramatiques. C’est d’une bonté admirable, songez-y, que de ne pas se reconnaître le droit de priver les poètes d’une illusion, et, pour ma part je lui garde une gratitude sans bornes des cinq réceptions d’ouvrages, écrits pour elle, et que les dieux seuls l’ont empêchée de produire sous le lustre de ses théâtres. Les dieux, les dieux ; il n’y a que les dieux et tout le reste est aventure.

J’en eus bientôt une preuve nouvelle. J’avais reçu à titre de service de presse un fort beau livre intitulé : Aux États-Unis du Brésil, dont l’auteur. M. de Santa Anna Néry, Brésilien lui-même fervent et pratiquant, n’avait rien du rastaquouère de l’opérette, et était un fin Parisien de la décadence. Il vint me remercier de l’article que j’avais consacré à son ouvrage, et m’offrit même, « si ça m’amusait d’émigrer » de m’obtenir le plus aisément du monde, dans l’Amazone, vingt-cinq hectares de forêt vierge abondants en ficus elastica, ou arbres à caoutchouc, d’où il résulterait des rentes. — Le Brésil les donne à l’œil, me dit-il, et n’y mettra qu’une condition. — Laquelle ? — Celle d’enclore la concession, sinon de murs, au moins de palissades, à vos frais, bien entendu. — Il en avait de bonnes, le Brésil ! — Me faites-vous l’avance du prix des clous des palissades ? lui disais-je. Et comme c’était beaucoup de ferronnerie pour vingt-cinq hectares, j’avais délaissé la forêt vierge.

Mais M. de Santa Anna Néry ne se tint pas pour battu et s’ingéniait à vouloir m’être utile ou agréable, non seulement par gratitude pour mon article, mais pour une raison que je ne sais comment dire. Je prie le lecteur de m’en pardonner le ridicule. Il tenait, de sa race portugaise, la coquetterie du petit pied et lui attribuait le signe de sélection intellectuelle. Il avait observé que, par phénomène de nature, je pouvais appuyer sa théorie d’une preuve d’exception qui va jusqu’à me rendre la marche assez pénible pour m’en limiter l’exercice. En un mot, je ne trouve mesure de bas de chausses qu’à la pointure, plus qu’andalouse, des enfants de douze à treize ans, et cette difformité m’avait acquis un zélateur. Maxima in minimis, ce fut ma podométrie qui décida de la publication d’Enguerrande.

M. de Santa Anna Néry connaissait un brave homme venu expressément de Lyon à Paris pour faire de l’édition d’art, et qui cherchait de toutes parts un fort morceau d’écriture propre à lancer son entreprise. Je ne sais ce qu’il s’en alla lui dire de mon poème dont il n’avait vu que le titre sur le manuscrit au coin de ma table, mais quelques jours après l’excellent Frinzine (c’était le nom de l’éditeur), vint me demander de lui vendre Enguerrande en me traitant de : cher maître. Fort interloqué d’une telle requête et plus encore du titre, au moins prématuré, dont il la rehaussait, je ne pus d’abord que lui balbutier : — Mais, monsieur, ce sont des vers, triste marchandise. — Il m’apprit qu’il les adorait et que les éloges qu’il avait entendu Santa Anna Néry faire des miens l’avaient impérieusement décidé à la démarche. J’avais tout vu, comme on dit, dans ma vie, mais un éditeur aimant les vers, je dis : les aimant jusqu’à vouloir en publier, et cela du vivant même de leur poète, c’était un miracle inconnu, une apparition, du pur surnaturel. Il me fit peur. — Est-ce à l’œil ? m’écriai-je. — Au contraire, fut sa bouleversante réponse. À demi terrifié par l’aventure hoffmannesque, et seul avec un homme résolu qui paraissait ne pas devoir reculer devant le crime éditorial d’acheter des vers à un poète et de les lui payer, je m’étais mis à courir en rond autour de ma table et je me rapprochais de la sonnette d’alarme. — Je vous fatiguerai, me criait-il. Cédez et faites votre prix. — Cet animal de Brésilien se vengeait de mon refus de la forêt de caoutchouc aux vingt-cinq hectares de palissades.

Le bon Frinzine emporta sous son bras le manuscrit encore tout illustré du papier de réception de Sarah, et il en fit un quarto prodigieux, digne des plus beaux livres du seizième siècle, sur des papiers immarcescibles. Il y eut, en sus des hollandes, des chines, des japons impériaux, des vélins et des parchemins, un exemplaire sur « peau de bourgeois » qui court le monde et qui, si on le retrouve, sera le monument de la librairie lyrique au dix-neuvième. Auguste Rodin dessina deux hors-texte pour l’ouvrage. Henri Lefort grava un portrait de ma tête stupéfaite. Santa Anna Néry voulait qu’on le remplaçât par un topo, coupe et élévation de mes plantes idiosyncrasiques, « clefs du poème », disait-il. Raoul Pugno et Emmanuel Chabrier bémolisèrent et chérubinisèrent les airs abrupts sur lesquels je leur chantais les chansons qui l’agrémentent, et Théodore de Banville écrivit la préface.

Fameuse et terrible préface, vous dis-je, qui me brouilla mortellement, ou peu s’en faut, avec bien des camarades du Parnasse, les directeurs de journaux sérieux et la majeure partie de la critique militante. Le seul qui me fut indulgent fut Victor Hugo qui, après s’être fait lire Enguerrande par Mme Drouet, m’envoya le lendemain son Théâtre en Liberté qui venait de paraître, et où tout ce que j’avais essayé était réalisé victorieusement et inimitablement depuis quarante ans.