Souvenirs d’un enfant de Paris, vol. 4/Enguerrande/I


ENGUERRANDE



I

GENÈSE DU POÈME


Le 29 septembre 1883, le jeune « roi des Espagnes », comme on chantait dans les lieds romantiques, Alphonse le douzième, venant d’Allemagne à Paris pour voir sa mère, la reine douairière Isabelle, fut, à son arrivée en gare, violemment reconduit et, disons tout, Histoire, vertement engueulé par la population parigote. J’en puis témoigner, j’y étais, par aventure du reste. Je m’étais réfugié à la terrasse d’un café, rive propice à la contemplation des flots irrités de la mer populaire, et je vis passer dans sa calèche protocolaire encadrée des cuirassiers nitescents de papa Grévy, un jeune homme de vingt-cinq à vingt-six ans, impassible au vent des huées, mais très pâle aussi, qui vraiment n’avait à saluer personne. Ce qu’on lui criait à droite et à gauche, pour sa bienvenue, c’était des aménités dans le goût de celles-ci : « Mort au uhlan !… Oh ! c’te tête d’Alphonse !… À bas le môme à Marfori ! » J’en entendis d’autres encore, intraduisibles en espagnol, surtout en vers de cantates. C’était l’héritier de Charles Quint.

Ce que Paris lui reprochait, non sans quelque logique peut-être, c’était de s’être laissé nommer par Wilhelm II colonel du régiment de Schleswig-Holstein et de venir exhiber son uniforme bismarckien tout battant neuf dans la ville bombardée par Wilhelm 1er , aïeul du précédent susnommé. Le jeune prince était mal conseillé, cela ne faisait pas l’ombre d’un doute, et l’excellent Cánovas del Castillo, son Mentor, eût été plus sage de l’inviter diplomatiquement à rentrer tout droit de Berlin à Madrid sans passer par nos petits théâtres.

J’ai su depuis, par un vieil ami, retiré au Val d’Andorre, et qui y fait de l’élevage, que l’éclat de rire de don Carlos au sujet de cette gaffe du cousin régnant avait empli toute la Navarre.

Par une règle divine qui place toujours les poètes au bon endroit, soit dans le coin philosophique des événements, j’étais assis de telle sorte, à ma terrasse, que le regard du gaffeur royal croisa le mien et que j’y lus, comme vous lisez ces lignes, une pensée digne de la cellule de Charles Quint lui-même au monastère de Saint-Just : « On ne sait pas à quel point il peut être embêtant d’être roi sur la terre ! »

Ce ne fut qu’un éclair, mais quel éclair ! Le Sinaï n’en projetait point de plus illuminants sur les tables de bronze mosaïques.

Car c’était un charmant jeune homme, pas méchant, ni bête pour un sou, le plus libéral de son royaume, peut-être, cet Alphonse XII, et qui aurait bien donné un million de la poche de ses sujets pour être l’un d’eux. Mais il en va ainsi de nos destinées en conflit constant avec nos tempéraments, et la vie, dit Schopenhauer, est un éternel dévoiement au propre et au figuré. La monarchie héréditaire relève d’un principe qui est assurément le plus antiscientifique de tous les dogmes, puisqu’il se base sur l’atavisme de la faculté directrice et en suppose la transmission régulière de père à fils par voie du sang dans une seule et même famille. Tout César crée lignée de Césars, hors forlignement, disent, sans le croire, d’ailleurs, les royalistes, et, pour l’accréditer, ils mettent Dieu dans le paradoxe.

Que la théorie en vaille une autre, même celle du gouvernement de tous par tous, ni la nature, ni l’histoire n’en ont encore décidé, et notre misère terrestre est toujours la même ; — mais ce n’est qu’une théorie et ses zélateurs eux-mêmes accordent qu’elle n’est que cela du fait de ces croisements politiques par lesquels ils mêlent diplomatiquement les races des derniers porte-houlettes, pour en garder la graine et le gruau.

Rien n’est plus drôle à lire dans les annales des peuples monarchistes que le récit de leurs perplexités pendant la gésine d’une reine en mal de Dauphin. Ils ont peur de manquer de tyrans-nés, bien authentiques et signés de la Providence. La mise au monde du roi de Rome qui promettait encore aux grand’mères françaises le massacre national de deux ou trois millions de leurs petits-fils et leur suspendait une folle espérance à l’angoisse de la parturition deux fois césarienne, est la scène historique à faire de cette tragi-comédie où la raison perd ses droits et arbore la marmotte de la folie. Mais, hélas, qu’elle devient désopilante si on la rapproche de cette déclaration du Mémorial de Sainte-Hélène où Napoléon fait assavoir à la postérité qu’il avait complètement raté sa vie et qu’il était fait pour manger des châtaignes, en paissant les chèvres, dans son île odorante de Corse.

Le regard d’Alphonse XII m’avait dit tout cela d’un clin d’œil. « Oui, Sire, lui répondait le mien, quel sale métier que le vôtre, et quelle position sociale, , pour une distraction d’équilibriste européen, on est en butte à la litanie de gueule poissarde de cette chienlit dont Vadé nous a laissé le lexique hallo-central. Comme vous seriez mieux à prendre avec moi un bock de trente centimes sur la terrasse de mon estaminet, et pourquoi faut-il que ce soit vous, et non tout autre, que la reine Isabelle ait déposé, le 28 novembre 1857, sur les marches du trône oscillant des Espagnes ? »

Et sur le coin de ladite table de terrasse je notai, selon mon habitude la sensation immédiate reçue de l’événement. Voici cette notation.

« Oh non, et pas même de Béotie !… Quel métier, bonté divine !

« Mais, c’est-à-dire qu’on se demande ce que certaines familles, élues de la fatalité, ont fait aux royalistes, légitimistes, restaurationistes et autres gens cruels, pour mériter d’être ainsi empalées, à petit pal, sur le paratonnerre du trône et de l’autel. Admirons à jamais feu Chambord, singe inouï de malice, qui seul sut échapper au supplice et déjoua les pièges horribles des quinquistes méchants. Mais ce pauvre Alphonse numéro douze !…

« Je comprends qu’un épicier subisse en rechignant, mais enfin subisse la loi qui veut que le café soit dosé de Bourbon autant que de Martinique. Le café sans Bourbon, quel café serait-ce ? En est-il donc de même d’un peuple civilisé et ne pouvez-vous point vous représenter l’Espagne toute en moka, par exemple, et sans mélange ? Moi, oui. Vous, non. De là tous les malheurs du jeune Alphonse. Car dire et avancer que ce jeune homme est à la noce, c’est proprement prendre une blague à tabac pour une lanterne.

« Malheureux jeune homme, à peine sorti de sa jeunehommière, et déjà pareil aux princes les plus pitoyables de la Tragédie. Il est Bourbon, il faut qu’on le mélange. Qu’est-ce qui vous dit qu’il veuille être mélangé ? Hélas ! rien. Dans ses rêves d’écolier heureux, il désirait peut-être, et probablement, être homme libre, gagner sa vie avec honneur par son travail et se faire un nom dans la haute industrie. Peut-être a-t-on de lui des aquarelles, luisantes de promesses. Est-ce qu’on sait ? Il donnait sans doute des espérances sur le piano. Sort amer, qui d’un bon serrurier fait un Louis Seize, sorte de roi sans tête.

« La pitié m’empoigne. Si j’étais Roy !… » Broumm ! Pas de mauvaise charge. L’hypothèse est abominable. Il y a même une sérénade qui chante : « Ah ! si j’étais le Roy d’Espagne ! » C’est purement de l’insolence. Tais-toi, autre guitare.

« Ce que c’est que d’être Roy d’Espagne ? Je passe sur les années d’apprentissage. On sait de quelles douceurs elles sont pleines. Une partie s’écoule dans l’exil et l’autre dans les révolutions. Vous êtes tranquillement en train de téter votre nourrice, lorsque tout à coup les vitres de la nursery volent en éclats. On vous roule dans une couverture de laine et l’on vous emporte, par la nuit noire, à travers des sierras beaucoup plus nevadas que la cantatrice du même nom.

« Vous vous réveillez dans une ville inconnue, parmi des gens qui baragouinent un langage composé de sonorités étrangères, et là vous recevez l’aumône. Un jour, un monsieur grave et cravaté de blanc se présente de la part de trente-sept compatriotes et, de but en blanc, se met à vous enseigner l’art d’accommoder les restes des vieux principes et celui d’élever des lapins qui fuient comme des lièvres et qu’il qualifie de fidèles sujets !

« Enfin, un beau matin, on vient vous chercher. Le bruit s’étant répandu que vous montiez assez proprement à cheval, on vous juge mûr pour l’entrée triomphale dans votre bonne ville. On s’y égorge depuis quinze jours, entre fidèles lapins des principes nouveaux. Mais ça ne fait rien, du moins le vieux monsieur l’affirme. Votre premier soin est de faire remettre les vitres de la nursery, brisées il y a vingt-cinq ans. Huit jours après, elles jonchent le plancher de leur poudre micateuse. À cheval, mon garçon, et au pays d’escampativos, par delà les monts. Ah ! si j’étais le Roy d’Espagne ! Et ça ne fait que commencer.

« Vous arrivez dans un pays prospère et tranquille comme Baptiste, précisément parce qu’il n’a pas de roi, et vous en admirez les institutions. En outre vous y retrouvez madame votre mère, bien portante, et ravie de l’hospitalité dont elle jouit. Le bonheur est là. Tiens, parbleu ! Sans compter un tas de jolies filles, faciles comme tout, et accoutumées aux rois par l’usage des réussites. Drelin, drelin. C’est un télégramme. Le vieux monsieur vous mande en toute hâte pour le fameux mélange. L’Espagne n’a plus de Bourbon, et elle en veut. L’eau bout.

« Vous sautez dans le train de sept heures cinquante et vingt-quatre heures après vous exercez votre désolant métier, votre fonction navrante, votre art de paître les lièvres en fuite. Autre révolution. Les vitres pètent. Il faut fuir encore. Non pas. Un roi voisin vous fait dire que si vous consentez à insulter le pays où se goberge madame votre mère, il se charge de vous maintenir dans votre sinécure. Le sang ne vous fait qu’un tour. Pourquoi insulter ce pays bienveillant et hospitalier, où tous les siens ont été chaleureusement reçus et vivent libres et contents ? Le vieux monsieur surgit, un doigt sur la bouche, et il vous emmène. Vous voilà chez le roi voisin, vieillard chrétien, bardé de fer. Buvons, dit le vieillard, à la ruine du peuple qui héberge votre mère et tous les vôtres. Et vous y buvez. Ah ! si j’étais le roi d’Espagne !… Et le vieillard vous incorpore dans ses régiments, et vous endossez l’uniforme de vassalité et d’ingratitude. Quel métier ! quel affreux métier ! Ô jeune sire, que je vous plains ! Tout cela serait-il arrivé, si vous étiez simple professeur d’espagnol à Genève, quai du Mont-Blanc ?

« Il s’agit maintenant de venir embrasser maman. Le voilà, le hic. Avec l’inconscience du jeune âge, vous déballez gare Saint-Lazare, et là vous êtes engueulé par soixante mille hommes, en un seul cri, expression du même sentiment. C’est le métier qui veut ça évidemment, mais aussi quel métier ! Il n’en est pas de plus infâme. »

Je n’ai pas beaucoup, en vieillissant, changé d’idée sur le négoce du droit divin. Il se périme de plus en plus dans l’Europe moderne et il rentre dans la catégorie des nécessités dont le besoin ne se fait pas sentir. C’est un « cessé de plaire » qui touche à son : « On rend l’argent ». Sans se targuer du don de vaticination et par simple calcul de probabilités, on peut prédire que, déjà fortement déverni de sa légende théocratique, le pasteur de peuples aura disparu de l’État civilisé avant la fin du siècle et que l’on aura des sceptres au rabais dans les ventes publiques. On voit de toutes parts que leurs ayants droit de tout âge y renoncent dès qu’ils savent en quoi le vieux jeu du bâton consiste. Quelques-uns les portent chez ma tante pour avoir de quoi faire danser ses nièces, ainsi qu’il appert de certains romans vécus tels que Les Rois en exil, pour ne citer que le meilleur. D’autres signes des temps illuminent encore, et comme des éclairs de chaleur, le dernier nuage où l’Odin germanique malaxe le salpêtre féodal de ses foudres. Je le sentis si vivement le 29 septembre 1883 que, la foule écoulée et mon bock soldé, je rentrai chez moi pour le dire, soyons franc, pour le chanter.

Depuis l’expulsion du couple ancestral du jardin édénique, dont l’emplacement même est perdu pour la géographie, il ne reste pas beaucoup de joies dignes du nom aux tireurs d’épreuves de l’image de Dieu. Celle même de tirer de ces épreuves est assez controversable, si l’on s’en rapporte aux aèdes érotiques qui la couvrent d’autant d’imprécations que d’éloges lyriques. Mais il y a une allégresse sûre et qu’on peut se payer à peu de frais puisqu’il n’y faut qu’une rame ou deux de papier, une bouteille d’encre de petite vertu et un calame, et puis voici la recette.

Vous appelez votre bonne et vous lui tenez environ ce langage : « Marie, à partir de tout à l’heure, je n’y suis, pendant un mois, deux mois, trois peut-être, pour âme qui vive sur la terre, cette âme fut-elle chevillée au corps d’un créancier, que dis-je, d’un ange qui m’apporterait le gros lot d’un million dont la menace est ce que je crains le plus en ce moment. Comprenez-moi bien, ma servante, je m’abstrais des contingences. Tout en y demeurant, je quitte la planète. Je n’y vivrai plus qu’en rêve, et cela, non seulement du lever du soleil à celui de la lune, mais encore et souventes fois, du lever de la lune à l’aube rose. Quelque bruit que vous entendiez dans ma chambre, fût-ce celui de la lyre éolienne, des cris inarticulés, des soupirs, des jurons même, ne montez pas, n’entrez pas, car vous recevriez à la tête plus d’in-folios que le glorieux saint Étienne, de lapidaire mémoire, n’écopa de cailloux pendant son martyre. De temps en temps, à des heures indécises, je vous aviserai par un coup de talon sonore sur le parquet, que j’éprouve l’un ou l’autre des trois besoins vitaux de manger, de boire ou de fumer une pipe, et vous me glisserez sous la porte de quoi les satisfaire. Adieu, Marie, portez-vous bien et priez pour moi à la messe, quoique ce soit tout à fait inutile puisque je vais en paradis. »

Et si la brave fille inquiète de l’état de grâce dont vous rayonnez vous demande ce que vous allez faire :

— Je vais travailler pour moi-même, ô ma fidèle familière, c’est-à-dire sans souci d’être lu ou non lu, inédit ou édité, payé ou impayé de ma copie, loué ou dénigré, et délicieusement semblable au poirier sauvage des solitudes et des friches, semant dans l’herbe haute les fruits de sa maturité inutile. Vous représentez-vous, Marie, cette bénédiction, connue seulement des moines en cellule et des nobles bêtes dans les bois, de se laisser être ce qu’on est, tel qu’on est, pour l’honneur de l’être, de parler ce qu’on pense, de penser ce qu’on parle et de gueuler à sa manière la chanson qu’on a dans la gorge ? Hélas non, vous ne vous la figurez pas, et, bonne cuisinière que vous êtes, vous ne fricotez que pour le salaire. Eh bien, il y a un labeur qui est le labeur enchanté, le seul qui vaille la peine de la vie et n’en appelle aucune rédemption, c’est le labeur gratuit et perdu, sans gain ni gloire et face aux dieux.

Lorsque le poème fut fini, Alphonse XII était depuis longtemps retourné à sa fatalité royale et il égrenait vainement sur les Espagnes des libertés d’un rosaire progressiste qui n’avait plus de dévots. Après s’être déguisé en uhlan, il se costumait en toréador patriotique et restait monarque comme devant sans pouvoir remonter ni descendre le cours des âges. Je ne sais si M. de Morphy, son secrétaire intime et qui avait connu Théophile Gautier, lui fit lire Enguerrande quand, à mon grand regret, le poème parut en librairie, mais ce jeune roi malgré lui avait droit au premier exemplaire, car il me l’avait inspiré d’un regard.

J’ai gardé plusieurs années, volontairement cette fois, Enguerrande sous scel et cachets de cire dans un coffre secret dont le mot était : post mortem, et je me suis souvent reproché la pusillanimité littéraire qui m’a empêché d’en brûler le manuscrit. Il faut être Virgile pour juger de l’intérêt de pareils sacrifices et je n’étais fichtre pas Virgile, ni d’une façon ni de l’autre, je rougis de le reconnaître. Et puis trois mois, les plus heureux que j’aie vécu, étaient enclos dans cette boîte à ressorts, sous les fleurs fanées d’un doux commerce avec la Muse.

Ce fut Théodore de Banville qui, de son autorité paternelle, toujours humblement obéie, m’induisit à violer le post mortem de la cassette. Il me contestait le droit à l’inédisme et semblait le tenir à lâcheté professionnelle. Je succombai au doute que cette opinion du plus brave des maîtres soulevait dans ma conscience, et j’allai, rue de l’Éperon, lui soumettre entre quatre-z-yeux l’ouvrage posthume. Pendant la lecture, il n’émit pas un son et calcina un nombre infini de cigarettes. Il y avait sous la table, dans une corbeille, une portée de petits chiens qu’il se baissait pour caresser machinalement en ramassant sa calotte. Ce qu’il pensait du travail de joie, je ne le sus que par la préface magnifique qu’il écrivit ensuite pour l’édition, mais son opinion ne se manifesta ce jour-là que par l’ordre qu’il m’intima en me reconduisant. « Mon cher ami, il faut aller tout de suite, et même de ce pas, lire ça à Sarah Bernhardt. »