Souvenirs d’un enfant de Paris, vol. 3/Au Voltaire/IV


IV

LES DÉBUTS D’AUGUSTE RODIN


Sous le premier consulat de l’excellent Edmond Turquet, car il en a fleuri plusieurs aux Beaux-Arts, l’an 1879 de notre ère, l’Espérance et la Joie se disputaient les ateliers d’artistes à coup d’ailes. Non seulement le nouveau surintendant, disait-on, était aimable, mais il vivait entouré déjà de peintres, de statuaires, de musiciens, voire de poètes, et son hôtel de la route de la Révolte, en face de la chapelle du duc d’Orléans, leur renouvelait, à Neuilly, l’hospitalité florentine des Médicis. Or, en ce temps-là, je menais à quatre chevaux le quadrige du périodique illustré, La Vie Moderne, voué intrépidement aux neuf Muses. Avant de devenir un grand de la terre, Edmond Turquet avait dû être de la création de l’organe, et c’est ainsi que s’était nouée notre connaissance terrestre. Elle se resserrera dans le ciel, dont il a pris les voies après la déception boulangiste, car il y atteindra, et saint Pierre lui tendra la main pour en passer le seuil, d’abord à cause de la déception dont je vous parle, et ensuite parce qu’il nous a donné Auguste Rodin.

J’étais allé, un matin, lui rendre visite au sujet d’une reproduction du Marceau de Jean-Paul Laurens, dont il était propriétaire, et je me rappelle qu’en attendant mon tour de réception, je causais avec un sculpteur, familier du logis, nommé Osbach, et le dernier élève de Carpeaux. Sachez qu’à force de ne pas manger tous les jours, il en vient un où l’on meurt de faim tout de même. C’est ce qui devait plus tard advenir au pauvre Osbach que l’on trouva raide, un beau dimanche, sur son grabat, les dents serrées, une boulette de glaise écrasée entre le pouce et l’index. Mais, à cette époque, il connaissait encore le goût du pain, et même du pain gagné, grâce à son hôte. On se demande souvent pourquoi il y a tant de bustes, innombrablement alignés, à nos Salons annuels, et d’où vient que des artistes de talent s’adonnent à l’emmarbrement sans objet des têtes, mâles ou femelles, les plus nulles du Tiers ? « Oui, m’expliquait Osbach, et dites : des plus révoltantes. Mais ces milliers de bustes, c’est la commande, et, la commande, voyez-vous, nous n’avons que ça pour solder nos ardoises à la crémerie. »

À ce moment le cabinet du surintendant s’ouvrit et encadra une barbe — car, en vérité ce n’était qu’une barbe, percée de deux yeux et montée sur pattes, qui s’avançait comme la forêt de Macbeth, dissimulant un homme.

— Rodin, me jeta Osbach à l’oreille.

Le nom ne m’éclairait point la fourrure. Il ne me désignait alors que le personnage de roman, fameux par son radis noir ascétique, où Eugène Sue incarne le jésuite, et je ne me le représentais pas sous des espèces aussi pileuses. « Rodin chez Turquet ? m’exclamai-je, que vient-il y faire ? — C’est pour La Porte de l’Enfer, fit l’élève de Carpeaux », et il me laissa sur cette énigme.

En 1879, l’auteur des Bourgeois de Calais n’avait pas encore écarté de sa route la brume d’obstruction qu’ont d’abord à vaincre tous les maîtres, et, seul, peut-être, Edmond Turquet, un peu guidé par le bon Osbach, voyait-il en cette barbe héroïque le buisson ardent du génie. Auguste Rodin n’avait pas atteint la quarantaine. Visiblement athlétique, piété comme Antée sur le sol, le geste très doux, timide même, le regard à la fois ingénu et visionnaire sous le binocle du myope, des mains larges et affinées de formiste, le front dantesque, large et bas, raviné du sillon vertical qu’y creuse le soc de la pensée, il ressemblait au père François Rude, image lui-même du sapeur légendaire de l’Iliade napoléonienne, et, je le redis, il en doublait la barbe.

On ne l’acceptait guère, dans les ateliers de Vaugirard, que pour praticien consommé, résoluteur des problèmes les plus ardus du métier et virtuose du modelé, sans plus. Tout l’Institut le niait, même Falguière, longtemps, trop longtemps son adversaire militant, et dont il s’est si bellement vengé en nous donnant de lui un buste admirable. Mais à l’avènement d’Edmond Turquet, la lutte battait son plein entre les deux maîtres. Un Saint Jean-Baptiste dans le désert, aujourd’hui au Luxembourg, avait tellement abasourdi, par sa facture prodigieuse, le jury du dernier Salon, qu’il avait accusé l’artiste de l’avoir purement et simplement moulé sur nature. La barbe de Rodin n’en avait fait qu’un tour : « Ai-je aussi moulé le désert ? » s’était-il écrié, et, dans l’indignation, il avait offert au jury de reproduire sous ses yeux, sans modèle et de mémoire, le morceau incriminé de supercherie. « Je ne demande que la glaise ! » écrivait-il à Falguière. — Ils s’en tirèrent par une médaille.

Aujourd’hui encore, au faîte de la gloire, il n’a pas, comme on dit, déragé de l’imputation offensante de ses confrères. Elle lui fut néanmoins propice en ceci qu’elle le détermina à s’évader de cette célébrité étroite de praticien où on l’enserrait et à entreprendre une composition décorative.

À l’heure où j’écris, le monde entier, tant d’Europe que d’Amérique, a défilé, au Dépôt des marbres, devant cette Porte de l’Enfer de Dante, qui est l’un des monuments de l’art français au dix-neuvième siècle et laisse loin derrière l’illustre haut-relief de Lorenzo Ghiberti au Baptistère de Florence. Ce que j’ai à vous en apprendre, c’est qu’Auguste Rodin, très pauvre et chargé de famille, avait commencé à l’établir avec ses propres et uniques ressources, lesquelles consistaient en travaux de « maçon d’art » (c’est son mot) dans des édifices et hôtels de Paris et de Bruxelles. Il m’a montré lui-même, à l’hôtel Païva, sur les toitures, plusieurs de ses motifs d’ornementation exécutés sous le patronage de Carrier-Belleuse, à la tâche. Ceux-ci, et d’autres, le mirent à même de s’attaquer à sa Porte, et, de jeûnes en jeûnes, il atteignit à cet an de grâce 1879 — où Edmond Turquet vint.

Il vint, vit, et d’emblée, sans tergiverser une minute, tel Léon X chez Michel-Ange, il inscrivit l’œuvre ébauchée pour la commande sur son carnet de surintendant. De telle sorte que cette Porte de l’Enfer lui ouvrira, vous dis-je, celle du paradis. Il y faut tout cela, oui, mais pas davantage.

Le propre de Rodin, à cette époque, était de ne pas connaître un seul journaliste. Il n’en avait même jamais vu. Ce fut le peintre Georges Haquette, beau-frère d’Edmond Turquet, qui l’initia à ce phénomène en ma personne. À l’anxiété que je lui inspirai d’abord et que je discernai aux ondulations fluviales de sa barbe, je fus forcé de reconnaître qu’il s’exagérait à la fois nos mérites et l’idée que nous en avons nous-mêmes. Mais un bon déjeuner efface bien des méprises, et l’excellent que nous offrit Georges Haquette venait directement de Dieppe, dont il était le Ruysdaël, comme les « marées » royales de Vatel. Je crois me souvenir, toutefois, que le « maçon d’art » ne dut pas qu’à ma corruption gastronomique le premier article publié sur lui dans la presse et que j’avais repris tout mon sang-froid lorsque l’admiration pour La Porte me le dicta pour Le Voltaire.

Paris est une drôle de ville. Il suffit que quelqu’un y attache le grelot d’une réputation pour que tout le monde tire aux cloches. C’est fort bien fait ainsi, du reste, et si l’on approfondissait la critique, on verrait qu’il n’y a en elle, peut-être, que du courage. Dès 1861, Théophile Gautier prédisait Puvis de Chavannes, couvert de risées, et surtout par les peintres. Les nègres n’eurent plus qu’à continuer.

Grâce au ciel, Rodin n’eut pas à attendre la consécration aussi longtemps que le Fra Angelico français et même en assez peu de temps il devint presque à la mode. De forts beaux écrivains s’attelèrent à son char de gloire ; la protection d’État, que n’incarnait plus Edmond Turquet, car avec lui elle avait pris le voile, s’éveillait au bruit ; les salons s’ouvrirent, si bien, qu’en 1881, Gambetta désira le connaître. La présentation devait avoir lieu pendant une soirée chez Mme Adam, et l’admirable hôtesse, grande dame de la République, y avait convoqué l’élite de la Ville Lumière, exactement, pour neuf heures. À neuf heures tapant, un homme, correctement fraqué d’ébène et chemisé de neige, entre, le tube au poing, dans les salles fleuries et s’y trouve seul, au milieu de glaces qui reflètent à l’infini sa stupeur. Il consulte sa montre. Ni trop tôt ni trop tard, c’est bien l’heure dite. Personne ? Se-serait-il trompé d’étage ou de maison ? « Pardon, fait-il en s’avançant vers un groupe de valets de pied qui l’observent, mais, Mme Adam, s’il vous plaît, est-ce bien ici, suis-je chez elle ? » Les laquais se consultent, sans répondre. Il y a pour eux un quiproquo, en effet, et un invité n’étale pas, ne peut étaler, n’étala jamais, fût-il un artiste, une barbe de cette frondaison antédiluvienne. Tout à coup, l’un d’eux se frappe le front, il a compris. Il prend un plateau et, le tendant au statuaire : « Vous faites les extras, camarade ? » C’est à la suite de cette soirée que Rodin l’a un peu fauchée ; il ne la porte plus que jusqu’aux genoux, dure concession à l’élégance.

Entre-temps, pour se distraire de La Porte, à laquelle il travaille toujours, et qui est sa toile de Pénélope, mon vieil ami s’amusait à modeler des bustes, non pas, comme le malheureux Osbach, pour solder des ardoises à la crémerie, mais pour taquiner Bonnat, qui a le monopole des têtes illustres. C’est ainsi qu’il caressa longtemps le rêve d’obtenir de Victor Hugo quelques séances. Ce n’était pas facile, je vous en réponds. En fait de portrait statuaire, le poète s’en tenait à celui de David d’Angers. Étant l’olympien, il était le définitif, et il n’en admettait point d’autre. Ceci tuait cela et tout le reste. Il fallait biaiser. Par les soins complices de la famille, Rodin fut prié à dîner dans le petit hôtel de l’avenue d’Eylau. Il n’apportait qu’un cahier de papier à cigarettes et un bout de crayon dissimulable. Un jour, on le plaçait à gauche de l’amphitryon, un autre à droite, parfois en face et il dessinait sous son assiette les coupes et élévations du grand Pan. Sur ces renseignements furtifs, le buste fut construit, et il est immortel.

— Ah ! me disait l’artiste, ah ! celui-là, si j’avais pu le mouler sur nature !