Souvenirs d’un enfant de Paris, vol. 3/Au Voltaire/III


III

HISTOIRE D’UN « CLOU »


Au cours de la deuxième semaine de juillet, en 1880, Le Voltaire publia en tête de l’un de ses numéros le petit boniment d’estrade ci-dessous :

LE CHANT DES DRAPEAUX

« Le très curieux chant populaire que nous donnons aujourd’hui aux lecteurs du Voltaire, a pour origine un enjeu.

« Dans notre salle de rédaction, il y a quelques jours, on causait de cette grande fête nationale du 14 juillet, quinze août de la République, qui doit être, cette année, et sera celle de la concorde et de l’apaisement des partis. On se demandait pourquoi notre durable enthousiasme pour la prise de la Bastille n’avait pas encore suscité son nouveau Rouget de Lisle ou son nouveau Méhul et si la Liberté ne clamerait pas enfin cet hymne populaire moderne dont le Tyrtée se fait trop attendre.

« — Jamais, disaient ceux-ci, nous n’aurons cette Marseillaise de la paix que Lamartine lui-même a manquée en 48.

« — Parce qu’on aime la République sans y croire, disaient les autres.

« Et quelques-uns criaient à la pénurie de bardes, simplement.

« Le reproche piqua au vif deux de nos collaborateurs, bardes eux-mêmes, qui se concertèrent un moment et disparurent sans mot dire. Une heure après ils rentrèrent, requirent le silence et entonnèrent à l’unisson, l’un baryton, l’autre ténor, ce « Chant des Drapeaux » dont nous offrons la primeur à nos fidèles lecteurs et abonnés.

« — C’est du Pierre Dupont, fut le jugement unanime de la rédaction qui, dès le deuxième couplet, reprenait en chœur le chant, rythmé comme une marche, et en acclamait les auteurs.

« Ajoutons que le « Chant des Drapeaux » sera exécuté à l’orchestre par deux cents choristes, en gala populaire, au Théâtre du Château-d’Eau, le quatorze juillet, gratuitement, par les soins du Voltaire. »

Beaucoup moins réclamière et plus amusante peut-être, voici quelle était la vérité vraie sur cette tyrtéenne. Le directeur du Voltaire, ce Jules Laffitte, que je vous ai portraituré, homme cocasse et frénétique, s’était, à la suite du succès de l’Homme masqué, pris pour mon écriture d’une passion implacable, voire persécutrice. Il n’en voulait plus que de mon encre. Il avait fallu, bon gré mal gré, que je prisse non seulement la férule des beaux-arts, mais encore celle de la critique dramatique que Zola venait d’abandonner, et si je l’avais voulu, il m’aurait flanqué à la politique, où je n’entendais goutte. C’était beaucoup de besogne pour une seule plume, mais alors j’étais jeune et solide et j’avais de chères bouches à nourrir.

Un matin je vis arriver mon Jules Laffitte. Il était très embêté. Tous les journaux annonçaient un « clou » pour le 14 juillet et il venait me demander une idée pour le Voltaire. En fait d’idées de clous, j’avais épuisé toute ma serrurerie à La Vie Moderne, et ma boîte était vide. Il allait s’en retourner bredouille et sans honneur, lorsque, dans ma petite rue solitaire, un orgue de Barbarie se mit à moudre l’insupportable Marseillaise. — Ah ! fis-je, qui nous délivrera de cette scie nationale ! Depuis le temps que le sang impur abreuve nos sillons, ils doivent en être saturés jusqu’à l’épandage. Tenez, Laffitte, offrez cent mille francs et un abonnement d’un an au Voltaire au Rouget, à l’Abbé ou au Leconte de Lisle, qui nous remplacera l’hymne à Barbaroux de cet orgue de barbarie. Le voilà le clou de l’idée avec l’idée du clou, je vous la donne.

— Et je la prends, fut sa réponse, moins les cent mille francs, bien entendu, mais il les gagnera lui-même par l’immense succès de sa chanson. — Qui, il ? — Le poète musicien. — En fait de poète musicien, depuis Orphée, je ne sais que Richard Wagner qui cumule. Cherchez. — J’y vais.

Et il y alla, comme il allait à tout, en Guzman, avaleur d’obstacles.

Deux heures après il me télégraphiait : — « Ai le poète, Jean Richepin. À tantôt. »

Il faut avouer qu’il avait la main heureuse, et que d’un seul coup il boutait sur le bon barde. L’auteur de La Chanson des Gueux, s’il n’était pas encore maître de toute sa renommée éclatante, marchait à elle déjà par grandes enjambées, lancé d’ailleurs par cette excellente Justice, dont le sens du vrai talent est immortellement infaillible. Entre-temps Richepin collaborait au Voltaire, car il faut bien le dire, toute l’élite des Lettres y collaborait, à ce diable de Voltaire, et ce fou de Jules Laffitte a mené là trois ou quatre ans la ronde des Muses.

À sa prière donc, le touranien lui avait improvisé sur un coin de table l’hymne demandé par la France, lasse d’admirer tout le temps le haut-relief de Rude. Il avait adopté pour thème la distribution des nouveaux drapeaux qui devait être, elle aussi, le clou de la fête publique et il l’avait traité avec cette verbalité sonore qui lui est propre. Ses vers chantaient tout seuls.

Aux champs pleins de joyeux échos
Flambent les vives étincelles
Des bluets, des coquelicots,
Des papillons aux blanches ailes.
Ces fleurs des blés, ces papillons
Que la nature fait éclore
Semblent dans les rangs des sillons
Planter le drapeau tricolore.

Comme le poète n’a pas recueilli l’ode dans son œuvre, je ne m’accorde pas le droit d’en publier moi-même les cinq couplets et je laisse aux « curieux » le plaisir de la retrouver dans les collections du Voltaire.

Rien de plus lyrique, que d’associer le travail éternel de la Nature à la glorification de la République, et de rendre les trois couleurs du drapeau à la flore de messidor. Pindare eut signé la broderie de coquelicots, de bluets et de papillons blancs dont Richepin parait l’étendard de Marianne la Troisième. Mais la musique ?

À défaut de Camille Saint-Saëns, notre collaborateur, qui, selon son pli d’ailes, voltigeait déjà de ville en ville, Laffitte aurait pu la demander au poète lui-même, car il tient l’archet de sa lyre, et je ne sais pourquoi ni l’un ni l’autre ne s’avisa de résoudre ainsi le problème. Toujours est-il que, la conque obsédée par le rythme intérieur des strophes que le directeur m’avait convulsivement apportées, je me mis à les « marcher » autour de mon jardin et que l’air pindarique m’en vint comme de lui-même au pas de la déambulation.

Je vous donne ma parole d’honneur que je ne suis pas un Beethoven. Je vous le dirais. Les flatteries que ce farceur de Massenet m’adresse dans les dédicaces de ses partitions et où il me donne du : cher confrère, me laissent aussi modeste devant la fugue que terrifié par le contrepoint, et quant aux clefs d’ut, j’en décède ! Si, dans quelques-uns de mes ouvrages, je me suis diverti à des versions musicales des chansons que l’on y rencontre, c’est que, pareil en cela à de meilleurs jongleurs que moi, les paroles de mes sirventes ne me naissent guère sans leur mélodie connexe. Mais je me hâte de dire que leur publication est toujours surveillée par des amis, indulgents ensemble et sévères, que la savante Euterpe endoctrine. Si Raoul Gunsbourg croit me faire la pige là-dessus, il se trompe. Dieu est pour tout le monde, et, dans mes chansons d’Enguerrande, Raoul Pugno fut son prophète. Mais revenons au « Chant des Drapeaux ».

Adonc lorsque Jules Laffitte eut ouï, de ses oreilles, les sons mariés aux mots que l’hymne m’avait inspirés, son admiration s’exprima par des petits cris à la créole, — il était de la Guadeloupe — soulignés d’une béance auprès de laquelle celle de la famille Dietrich, à Strasbourg, autour de Rouget de Lisle n’est plus qu’un écarquillement vulgaire. Il se saisit de ma composition et s’enfuit sans se retourner. Je l’avais fixée d’une écriture malhabile, sur du papier écolier dont j’avais tracé les portées avec le crayon et la règle, et harmonisée, comme pour la guitare à usage de main droite seulement. C’était tout ce que je savais faire.

Personne n’ignore que Pierre Dupont n’allait même pas si loin que moi en technique musicale et que c’est Ernest Reyer qui, de auditu, lui écrivait ses chansons pour les éditeurs. En l’absence de Saint-Saëns, il y avait au Voltaire un théoricien nommé Roux, qui était, je crois, le mari de Mme Brunet-Lafleur, et rédigeait les comptes rendus des concerts. C’était un bémoliste consommé. Laffitte l’avait mandé en toute hâte et lui avait remis mon monstre musicographique. Il s’était déclaré incapable de le « traduire » sans l’entendre de la bouche même de l’auteur, afin de savoir au moins ce qu’il avait voulu faire. Il va sans dire que je me prêtai à l’humiliation, comptant sur le prestige de cette voix de ténor dont Théophile Gautier m’avait conseillé, à mon mariage, d’exploiter le diamant au juste dam de l’ingrate littérature.

Après avoir rallié Georges Charpentier et Jules Laffitte lui-même, je me rendis donc chez cet excellent Roux, rue Richer, où par chance et décret des dieux, Gaston Salvayre, pendu par les mains à un piano terrible, était en train de lui disputer sa vie. — Voilà, fit Roux, en lui plaçant sous les yeux le palimpseste. Te charges-tu de t’y reconnaître ? C’est pour le 14 juillet, un clou du Voltaire, ici présent.

Et Salvayre dit : — Comme chant, ce n’est pas mal, outrageusement du moins, mais pour ce qui est de l’harmonisation, c’est à renverser une seconde fois la Bastille ! — Jaloux ! lança Laffitte. — Et je chantai, d’abord debout et face à l’Érard mugissant puis en marquant le pas autour du salon, comme un régiment de Detaille. Laffitte me suivait en brandissant le simulacre de cent drapeaux en faisceau et Zizi, derrière lui, râlait, aux rimes, des gutturalités de serpent d’église.

— Diable ! fit Salvayre, il y a quelque chose. Donnez-moi ça et annoncez demain le « Chant des Drapeaux » au Voltaire.

Ce fut sur sa mise au point que le morceau fut donné, doctement « chérubinisé », si Cherubini est le maître de la doctrine. Le plus étonné fut Jean Richepin, je le présume, de voir, en développant son numéro, à quel Méhul l’associait le génie directorial de notre Jules Laffitte, qui, pour comble de civisme, avait magnifiquement dédié le tout, vers et musique à Léon Gambetta. — Et allez donc !

Telle est l’histoire de ce clou, la vraie, s’entend, car celle du boniment n’était faite que pour tromper le monde et elle sent trop sa grosse caisse pour que je la laisse s’accréditer dans les âges futurs et la postérité frémissante. Rendons à Salvayre ce qui est à Salvayre, dit le Juste des Évangiles.

Ce qu’il y eut de plus drôle, après le succès toutefois, de l’hymne, c’est que, revenu à de meilleurs sentiments, l’excellent Roux, exalté à son tour par la foi de notre ouistiti de directeur, fit, selon le programme, exécuter le « Chant des Drapeaux » au Théâtre du Château-d’Eau, le 14 juillet, par les deux cents choristes promis. Il leur battit même du bâton la mesure, qui n’était pas de moi. J’avais frété un carrosse tricolore, bluets, papillons blancs, coquelicots, pour emmener les miens à ce jour de gloire qui, hélas ! ne devait point arriver, car la foule était telle sur la place de la République qu’il nous fut impossible d’atteindre au théâtre et que les sergots me renvoyèrent, gens sages, à mes chères études, au nom sacré de la Circulation.