Souvenirs d’un enfant de Paris, vol. 2/Trois maîtres ès lettres/III


III

GUSTAVE FLAUBERT


Ainsi donc, il y a trente et un ans, plus de trente et un ans, qu’il dort, là-bas, sans se réveiller, dans sa terre normande, le bon géant aux yeux d’enfant ! Est-ce donc vrai, cela ? Hélas, je viens de vérifier : 8 mai 1880 — telle est la date de sa feuille de route.

Alors c’est en rêve, qu’en écrivant son nom, j’entends son pas bruire sur le gravier de mon jardinet de l’Enclos des Ternes et que dans mon oreille hallucinée vibre la voix du grand « gueuloir ».

— Ohé, là-haut, descends un peu de ta soupente. On a à vous parler, monsieur.

Miséricorde, mais c’est Flaubert ! Et je dégringole mon échelle de meunier. — Vous, chez moi, patron ! Qu’est-ce qu’il y a ?

— D’abord comment va Estelle ? C’est pour elle que je viens, bien entendu, et que je te fais l’honneur !… J’espère que tu ne la trompes pas avec des filles ? Tu aurais affaire à moi. Je l’ai vu naître. À présent où sont tes documents ?

— Quels documents ?

— Sur le duc d’Angoulême ? Il « paroit » que tu en as, toi ? Comme il n’y en a nulle part, vu et attendu que le duc d’Angoulême est spécial en ceci qu’il n’a rien fait et que c’est par là qu’il se détache sur l’histoire, je l’ai mis dans mon roman entre Bouvard et Pécuchet. Il est l’Ajax de cette Iliade des ganaches.

— Eh bien ?

— Comment : eh bien ? Si le duc d’Angoulême a fait quelque chose, et quoi que ce soit, l’Ajax f… le camp. Son entité est d’être nul, d’esprit et de corps, l’époux impuissant de « la planche de Salut » (style du temps), de la monarchie. Ah ! j’en ai du tintouin pour ce malheureux livre !

— Quel tintouin ?

— D’abord Zola, qui m’avait pris ce nom de Bouvard pour sa série. Il m’a fallu le lui arracher. Il y tenait. Et moi donc !… Enfin il me le cède. Je n’aurais pas pu finir. Un nom, c’est tout, dans les romans, pour ta gouverne. À présent c’est toi, avec tes documents sur le duc d’Angoulême ! Que le diable t’emporte si tu en as ! Où sont-ils ? Je te les rendrai, parole, sur la tête de ta chère femme, je te le jure.

Et je lui réponds : — Mon cher maître, si j’en avais, nous les brûlerions à jamais ensemble. Bouvard et Pécuchet avant tout. Mais on vous a induit en erreur, je n’en ai pas et j’ajoute que le duc d’Angoulême m’indiffère passionnément, que dis-je, outre mesure.

— Que sais-tu de lui par tradition orale ? Peut-être en parlait-on dans ta famille ? Les bourgeois, qui furent tes aïeux, ont dû croire à la prise du Trocadéro ? C’est la meilleure blague de la Restauration. Enfin, parle ? Il n’y a pas de fumée sans feu, pas plus que de feu sans fumée du reste, et le bruit court que tu caches, par respect pour Vaulabelle, des choses décisives pour la gloire du Duc d’Angoulême.

— Puisque je suis trahi, voici. Il est notoire que s’il n’a pas été le dernier des Bourbons ce ne fut pas sa faute.

— Oui, mais comment ?

— Il se livrait dans l’ombre aux pratiques bibliques d’Onan ou mythologiques de Narcisse. Mes aïeux ne m’en ont pas dit davantage.

— Tu sais tout alors. Me voilà tranquille, mais j’ai eu peur. Mon duc d’Angoulême était fait, et ce n’est pas mal, tu verras.

Et le bon géant me serre la main et s’en va. Le sable du jardinet craque sous ses pas. Il enfile l’allée sans pousser la porte, je l’entends, je le vois… Il y a trente et un ans qu’il est parti pourtant. Oh ! que les glas sonnent longtemps dans la sonorité profonde de ma mémoire !

Voici comment je connus Flaubert. Lorsqu’à la mort de son « daron » Georges Charpentier eut hérité de la célèbre Bibliothèque du Quai de l’École, son premier souci fut de l’enrichir des plus beaux écrivains de l’époque. L’auteur de Salammbô tenait le haut rang de l’élite. Or son œuvre se trouvait être disponible. Georges, sachant l’affection qu’il portait aux enfants de Théophile Gautier eut l’idée de prier sa fille cadette de lui obtenir cette œuvre pour son catalogue ; l’affaire fut faite dès la première requête. Le bon géant était accouru de Croisset nous apporter lui-même sa réponse.

— C’est comme si ton père me le demandait, avait-il dit à Estelle en l’embrassant, rabats chez moi ton jeune négrier.

Tous les éditeurs étaient à ses yeux des trafiquants de chair humaine. C’est la doctrine romantique, l’auteur et l’éditeur s’entre-dévorent. Aussi la surprise de Flaubert s’était-elle exaltée jusqu’à la stupeur lorsque le négrier lui était apparu sous les espèces d’un jeune homme, écarquillé d’admiration, qui lui avait signé tout ce qu’il avait voulu, bouche bée. — C’est l’éditeur des anges et l’ange des éditeurs, nous disait-il en piquant le sol de l’index, selon son geste familier. Pourvu qu’on ne nous déplume pas ce merle blanc !…

Et il était reparti travailler à ce Bouvard et Pécuchet qu’il ne devait pas finir, et modeler dans le néant son prodigieux Duc d’Angoulême. Je ne le revis que l’année suivante, au théâtre du Vaudeville, au cours des répétitions du Candidat.

Il y était venu assister aux dernières études de cette « farce » qu’il croyait désopilante. Flaubert n’avait certainement aucune conscience critique de son génie. Il se croyait doué du don de bouffonnerie de haute graisse et il se faisait fort de faire sauter de rire les ceintures aux bedons des badauds par des turlupinades de Pont Neuf. Son chef-d’œuvre était pour lui la pantalonnade furibarde dénommée : « Le Pas du créancier » qu’il avait apprise à Gautier et qu’ils dansaient ensemble à Neuilly avec des contorsions d’Aïssaouas et de derviches tourneurs.

— Ça, c’est du théâtre, s’écriait-il en s’effondrant, ruisselant, sur les divans, et du vrai !

Quand il vit à quelle mise en scène Carvalho avait accommodé son pauvre Candidat, il sortit de sa stalle navré, et me rencontrant dans le couloir, il me prit le bras et m’entraîna dans la rue. Marchons un peu, fit-il, et nous fîmes cinq ou six fois le tour du théâtre, sans mot dire. Il était écarlate, sa couperose faciale fleurissait mille pivoines. Je le décidai à s’asseoir un instant à la terrasse du Café Américain et à se rafraîchir de quelque limonade. Il ne voulait pas rentrer dans le coupe-gorge. Il retirait la pièce. Il intentait une action à Carvalho.

— Une farce, jouée comme une tragédie, les misérables. Il n’y en avait qu’un, un seul qui eût compris son rôle et la pièce, c’était Delannoy, oui, celui-là, à la bonne heure, un grand artiste. Il avait en lui du Frédérick de Robert Macaire. Mais les autres !…

Ce Delannoy était un grand escogriffe, de la taille même de Flaubert, à la voix de Polichinelle, au geste de fantoche mécanique, qui rappelait beaucoup moins Frédérick que Louis Monrose, de démente mémoire. Il était bonnement exécrable dans son personnage, qu’il massacra du reste à la première, au milieu de la consternation générale.

L’auteur du Pas du Créancier ne reparut plus qu’une fois aux répétitions. Il était flanqué ce jour-là d’un autre géant à la crinière argentée que l’on prit pour Cernuschi, le directeur du Siècle à qui il ressemblait comme le reflet à l’image. D’une toute petite voix de pipeau lointain sur la colline, il prophétisait à Flaubert un succès sans précédent et s’il lui écrasait les mains c’est qu’il n’osait pas les lui baiser. Ce fanatique était Ivan Tourgueneff. Ah ! le bon Slave !

Et la première vint — 11 mars 1874. Les rumeurs de théâtre vaticinaient une déconvenue douloureuse. Car Flaubert était aimé plus encore qu’admiré de tout le monde. Alphonse Daudet et Edmond de Goncourt s’efforçaient de l’illusionner sur le plateau par des pronostics favorables dont ils étaient les tables tournantes. Zola battait les couloirs comme pour lui-même. Maupassant avait amené des ateliers une légion aux rudes battoirs. Je me rappelle que la consigne était de tuer Sarcey à la sortie, « s’il le fallait », pour apaiser les dieux et plaire aux Muses. Le rideau se leva.

Le Candidat était précédé d’un petit acte joué par Saint-Germain qui justifiait de ma présence aux répétitions d’abord et, ce soir-là, derrière la toile. C’était ce « Séparés de Corps » que Dumas n’avait pu imposer à Montigny et qui avait trouvé asile au Vaudeville. Flaubert en écouta un instant les dernières répliques, et comme le succès se déterminait assez nettement : — De qui est-ce, cette petite machine, me demanda-t-il, — Ma foi, mon cher maître, Saint-Germain va vous l’apprendre, — et, selon l’usage, le comédien me nomma au peuple.

— Comment ?… tu ne m’avais rien dit ?

— Mon bon maître, comme tous ceux qui vous aiment, je ne pensais qu’au Candidat et je cours à mon poste dans la salle.

Et c’est de ce jour-là qu’il me tutoya.

Bien avant qu’Edmond de Goncourt ouvrît, à Auteuil, ce « grenier » où se mijotait une académie, Gustave Flaubert eut le sien au parc Monceau, à ce cinquième étage de la rue Murillo qui fut d’abord son pied-à-terre parisien. Ce « grenier » s’était formé de lui-même, autour de lui, par cette nécessité, pour ainsi dire professionnelle, qu’éprouvent les artistes d’un même art à se grouper autour d’un maître. Plus que tous les autres, les gens de lettres, je crois, ont cette humeur hiérarchique. Ils font volontiers salon à leur chef de file et puis, du salon naît l’École, qui souvent n’a pas d’autre origine.

Les dimanches de Flaubert semblent prouver la remarque ou plutôt la ratifier. Nul ne fut moins naturaliste, dans le sens dont Émile Zola affubla le mot, que le styliste de Salammbô, hugolâtre intransigeant et exécrateur de l’écriture bourgeoise. C’est de lui cependant que se réclama longtemps la poignée de réalistes turbulents qui avait à Médan-sur-Oise son Vieux de la Montagne. Ils avaient besoin d’un prince, comme les poètes et les grenouilles. Madame Bovary était le chef-d’œuvre où ils pouvaient planter leur hampe ; il était trois fois consacré par le public, la critique et la justice. Ce fut la « Préface de Cromwell » de la manifestation documentaire. — S’ils ne veulent pas de moi, disait Victor Hugo, pourquoi n’arborent-ils pas franchement Henri Monnier ? Le père de Joseph Prudhomme est leur Shakespeare naturel.

Cette consécration à Flaubert offrait ceci de paradoxal qu’elle l’étonnait d’abord plus que personne, pour n’en pas dire davantage, et, ensuite, que, sauf Edmond de Goncourt, tous les « dimanchiens » du grenier étaient, de bon gré ou non, des idéalistes, sans en excepter Zola, ne vous déplaise, poète mort jeune et romantique défroqué, à qui le lyrisme repoussait sous le rasoir même. Tourgueneff, le bon Slave, ne démarrait pas de Pouchkine, et Alphonse Daudet, bon provençal, de Mistral. Catulle, Heredia et Coppée, du « Salon » de Leconte de Lisle, n’apportaient rue Murillo que des bruits du Parnasse. Il n’était pas jusqu’à Guy de Maupassant, disciple direct de l’hôte, qui ne se réclamât de la filiation pindarique. Il venait de débuter par un recueil intrépidement intitulé : « Des Vers », — Et allez donc ! faisait Flaubert en sabrant du bras les Philistins imaginaires, « Des Vers » !… Ça, c’est crâne !… — Oui, marmonnait Georges Charpentier, l’éditeur, un peu pensif. De telle sorte que ce sanctuaire du naturalisme naissant était plein de prêtres du vieux culte idolâtre des muses.

Le pied-à-terre de la rue Murillo eût mérité le beau titre de rez-de-chaussée si l’on comptait les étages en venant du ciel, car il était de plain-pied avec l’espace. Il dépassait même les cimes vertes du parc Monceau sur lequel il prenait vue, et il était si bas de plafond que du balcon on pouvait cracher dans la gouttière. Il faut croire que Flaubert avait un faible pour les soupentes aériennes, car plus tard, faubourg Saint-Honoré, l’appartement qu’il habita était encore inscrit dans ce style des combles auquel l’architecte Mansard doit son renom culminant. Il eût été impossible au bon géant de s’y pendre et à Tourgueneff moins encore, même à genoux peut-être, et quand le chorégraphe du « Pas du Créancier » commençait l’une de ces gesticulations oratoires afférentes au tonnerre de son « gueuloir », Edmond de Goncourt lui criait : — Prenez garde à la toiture ! Vous allez desceller les ardoises !…

De l’un et de l’autre appartement je n’ai jamais vu que le cabinet de travail où le maître recevait ses visiteurs dominicaux. Le bureau, une simple table d’architecte, occupait le centre de la pièce, entre la porte et la fenêtre toujours grande ouverte, mais où l’ascète terrible du verbe ne s’accordait aucune distraction de la vue ou de l’ouïe. Il était là comme sur le préau crénelé de sa tour d’ivoire, entre le Livre et le Papier, et l’on y cherchait la tête de mort des antres cénobitiques. Point de feuilles errantes, ces jours-là du moins, sur la table où régnait un ordre bureaucratique. — On me demande souvent pourquoi je ne me suis pas marié, disait-il. Eh bien voici. Je ne me suis pas marié parce que ma femme aurait rangé, c’est-à-dire dérangé, mes paperasses, jeté mes vieilles plumes d’oie peut-être !… — Et il les montrait dans leur vase, vénérables flèches de la chasse au mot, ébarbées, hérissées, culottées d’encre, tout le carquois de la semaine.

Mais la pièce d’art de l’établi c’était le presse-papier légendaire dont l’histoire formait le thème favori de ses gaudrioles bousingotes. Il ne se lassait pas de la conter et si je ne l’ai pas entendue vingt-cinq fois je ne l’ai pas entendue une. Ce presse-papier, souvenir héréditaire du docteur Flaubert, son père, était un morceau de mât de navire dont l’aventure plus que scabreuse défiait jusqu’au latin même, et c’était probablement la difficulté de la conter qui l’excitait au tour de force réitéré jusqu’à l’abus.

— Un jour, à l’hôpital de Rouen, où, comme vous savez il était chirurgien, mon père, à la fin de sa consultation, avise un matelot collé dans un coin et tournant dans ses doigts boudinés son béret comme un rosaire. — Asseyez-vous, mon brave. — C’est que je ne peux pas, Monsieur le docteur. — Comment, qu’est-ce qu’il y a ? — Je ne sais comment vous dire, mais ça me gêne là où tout passe, sans compter que rien n’y passe plus, sauf le respect, et à votre service. — Depuis combien de temps, cet état ? — Depuis notre retour de Terre-Neuve sur la goëlette — Voyons ça, dit mon père, qui le fait mettre sur le ventre dans la position fondamentale et propice à l’inspection. — Oh ! sacrebleu, jure le praticien en se relevant, c’est ce que j’ai vu de plus fort dans la marine, soit d’État, soit de commerce !

— Et, saisissant ses fers d’accoucheur, il extrait des reins du morutier ce que nous appellerons l’enfant de la goëlette. Et le voici, concluait Flaubert en montrant le bout de mât d’artimon, c’était le presse-papiers de mon père… — Un document, marquait Zola. — S’il en fut, confirmait Daudet. — J’espère, soulignait Tourgueneff, que vous l’avez fait baptiser avant de vous en servir ?

Dans un autre pot conforme à celui des plumes d’oie, il y avait, sur la cheminée, à la disposition des fumeurs, un faisceau de pipettes en terre émaillées et festonnées de lierre dont la capacité ne dépassait pas celle d’un dé à coudre. On les appelait les pipes Flaubert, mais il était rare qu’on en usât et je n’ai vu que Heredia recourir à ce calumet lilliputien de fumeur d’opium. Enfin, dans la ruelle formée par l’avancée de l’âtre, s’étendait un divan à l’orientale, propre aux siestes et méditations horizontales, dénommé : « le vachoir », qui constituait toute la décoration de la cellule.

Aux murs, tendus d’étoffe claire et tout unie, pas un tableau, peint ou gravé, et de photographies moins encore. Je n’ai souvenance que d’une reproduction d’une toile de John Everett Millais, le préraphaëlite anglais, reléguée d’ailleurs dans l’antichambre ; c’était un présent de sa chère nièce Caroline, aussi le laissait-il là par tendresse pour elle mais il ne l’avait certainement jamais regardé. Flaubert avait l’horreur de la peinture. Peut-être l’affectait-il plus qu’il ne l’éprouvait en réalité, et en écartait-il systématiquement la joie. — En fait de paysages j’opère moi-même, déclarait-il, et il ne se vantait pas, il faut en convenir.

Un jour, et si rebelle qu’il fût aux indiscrétions bêtes du reportage, il s’était laissé aller à recevoir chez lui l’un de ses jeunes compatriotes rouennais, son zélateur passionné du reste, mon camarade Pierre Giffard. Or dans le compte rendu de son exploration, le journaliste, croyant plaire au maître, l’avait enrichi d’une collection de tableaux rothschildienne où les anciens disputaient aux modernes les centimètres de ses lambris. La fureur de Flaubert, à la lecture de l’article, était montée à la congestion. — Des tableaux chez moi !… Il en a vu !… Oh ! le scélérat !… Et c’est un « pays ! »… La haine de la littérature !… M’accuser de galerie de peinture ? Que lui ai-je fait ? — Et il resta longtemps convaincu que c’était un coup de la municipalité de Rouen, dont le petit Giffard était le spadassin breveté, à moins que Villemessant n’en fût l’instigateur, ce qui était encore bien possible !…

Personne n’ignore qu’il n’existe et ne reste aucun portrait peint de Gustave Flaubert. Il s’est toujours refusé à toute pose, obstinément, en dépit des instances des êtres les plus chers et des admirateurs les plus sincères. Il garda jusqu’à la fin le secret de ce refus inexpliqué qui ne fut peut-être qu’une coquetterie. Il avait été dans sa jeunesse d’une beauté merveilleuse, et telle, me contait Gautier, qu’à Rouen lorsqu’il entrait au théâtre, avec sa sœur, toute la salle se levait pour les applaudir. De cette beauté il ne lui restait que les yeux, seuls indemnes du ravage d’un mal mystérieux qu’il parvint à celer aux plus intimes. L’icône unique que nous ayons de cet homme aimé des dieux est le dessin à la plume d’Ernest de Liphart, reproduit dans les éditions posthumes de son œuvre. C’est à moi qu’on en doit l’aubaine, voici comment.

Je passais un jour, rue Drouot, devant la boutique d’un bric-à-brac, lorsqu’à la porte j’avisai une boîte à dix centimes, où, parmi maints objets de rebut, il y avait de vieilles cartes photographiques. Elles provenaient à peu près toutes du fonds Carjat, et, quoique la plupart fussent des portraits d’homme, diversement célèbres, aucune ne portait d’indication nominative. Je ne m’expliquais que par cette raison le dédain des passants et du marchand lui-même pour ces documents iconographiques, lorsque l’une des cartes m’arracha un cri de joie tempéré de stupeur. Une photographie de Gustave Flaubert !…

Ainsi donc, la légende était fausse. Quand il se défendait de toute portraiture, il avait posé chez Carjat. Et non seulement il avait posé chez Carjat, mais il lui avait consenti trois poses. Les trois portraits étaient là, en trois épreuves, dans le tas à deux sous. Vous pensez si je m’en enrichis sans marchander, et je ne crois pas avoir besoin de vous dire si je les ai gardées ! Elles sont uniques, tout simplement.

Certes, il n’y avait pas lieu de les utiliser pour convaincre le bon géant de blague. Je suis de ceux qui tiennent pour des lois les caprices mêmes des maîtres. S’il voulait que la postérité fût privée de ses traits, c’était ne pas l’aimer que le trahir, et je l’aimais de tout mon cœur. Les trois photographies sont demeurées invisibles chez moi jusqu’à sa mort.

Il me démangeait toutefois de savoir si le veto était vraiment irréductible et j’eus recours, pour l’apprendre, à un moyen de comédie. Après avoir exécuté tant bien que mal une copie à l’huile de la plus ressemblante des trois photos et l’avoir poncée à sec pour la glacer de la patine du temps, je l’apportai un dimanche, sous le bras, au « grenier » de Flaubert.

— Voici ce que j’ai déniché, fis-je, à l’hôtel Drouot, à une vente par autorité de justice, ou après décès, je ne sais plus, car le possesseur est ou était un malheureux peintre normand, et même de Rouen, si j’ai bien entendu le commissaire-priseur qui bredouillait. J’ai pensé bien faire en acquérant la toile, soit pour la supprimer, soit pour l’offrir au modèle.

— Oui, dit Edmond de Goncourt, c’est de la fichue peinture, mais il n’y a pas à dire, voyez donc, Flaubert, c’est vous ?

— Pas si mauvaise, la peinture, releva Émile Zola, que j’aurais embrassé pour ce jugement, mais la ressemblance, selon moi, est plus douteuse.

— Il y a quelque chose, équilibra Tourgueneff, comme d’un frère… mais naturel… à l’imaginer… par exemple.

Daudet avait ensourcillé son monocle et me regardait en dessous. Maupassant m’aurait dévoré tout cru.

— Je te l’achète, me cria Heredia, toujours enthousiaste.

Flaubert prit la croûte, s’assit, la contempla en silence, et, me la rendant assez nerveusement :

— Ça, c’est la gueule au père Sandeau. Tu peux la garder, si tu aimes cet auteur.

Or, ce fut cet « agrandissement » qui, six ans plus tard, lorsque le maître s’en alla, servit à Ernest de Liphart pour le superbe portrait à la plume que je publiai dans La Vie Moderne et qui reste le graphique unique à la fois et définitif de la tête auguste du grand artiste de lettres. Quant aux trois photographies, il y a cas de reliques ; je ne les montre qu’aux initiés du verbe.

À ce titre déjà, le poète Raoul Ponchon aurait droit à un tirage particulier des icônes, mais il le mérite en sus pour la joie romantique dont plusieurs de ses poèmes comblaient le maître. C’était François Coppée qui les lui avait révélés. Il y avait une parodie de l’Orientale de Victor Hugo, sur laquelle Flaubert tonitruait du « gueuloir » et crevait le plafond des ailes. Elle est établie sur le thème :

En venant du golfe d’Otrante
En vNous étions trente.
Mais en arrivant à Cadix
En vNous étions dix.

que le disciple développe ainsi pour l’allégresse des rimeurs :

V’là qu’en arrivant à Melun
En vNous n’étions qu’un.
Mais en sortant de Carcassonne
En vZut, plus personne !…

— C’est gigantesque, clamait Flaubert en fichant l’index en terre comme un hydrographe qui marque l’emplacement d’une source. Un autre distique encore le jetait en pure pâmoison, et il en déclarait l’ellipse « l’une des merveilles de la langue française » :

Je hais les tours de Saint-Sulpice :
Aussi, quand j’y passe, j’y pisse.

— Oh ! ces deux « j’y » !… C’est du génie. Coppée, je vous en prie, amenez-moi cet homme-là. Il est des nôtres.

Il va sans dire que Raoul Ponchon a fait d’autres poèmes et que sa Muse abondante et charmante ne s’en est pas tenue à ces exercices facétieux. Mais le bon chantre des vins de France apprendra peut-être ici de quelle admiration il était l’objet pour l’auteur du Pas du créancier, au grand scandale d’ailleurs d’Ivan Tourgueneff, long Tartare mélancolique, à la voix de gosse, qu’effarouchait la gauloiserie. Je vous ai dit la raison que Flaubert donnait de sa terreur du mariage.

— « Elle » rangerait mes papiers ! vociférait-il.

Mais il masquait de ce prétexte la vraie cause de son célibat volontaire. Ce bûcheron fantastique de la forêt du verbe qui restait des mois entiers à Croisset, sans sortir de son antre, à abattre du bois, était un aimant et un tendre. Il avait beau professer sur les choses de l’amour la philosophie décevante et déçue qu’il prête à son héros de L’Éducation sentimentale, l’amertume n’en trompait ni ses amis ni les siens.

— Vous feriez un excellent mari, lui lançait Daudet, et un père meilleur encore.

Et il ne disait pas toujours non. Voici comment me fut révélé le secret, scrupuleusement gardé par tous d’ailleurs jusqu’à sa mort, de son abstention matrimoniale.

Je tenais du vieux Robelin, l’ami de Victor Hugo et l’habitué fidèle de la maison de Théophile Gautier, à Neuilly, le récit d’une « chose vue » fort singulière. En traversant le pont des Arts, il avait été arrêté, un soir, par un groupe de passants entourant un convulsionnaire. Il s’était approché du malheureux, qui, l’écume aux lèvres et renversé, se roulait dans le cercle des badauds, et il avait reconnu le malade.

— Je hélai un fiacre, contait le père Robelin, et je transportai Alfred là où il demeurait, rue du Mont-Thabor. Puis, je courus prévenir son frère.

— Qui, son frère ?

— Mais Paul de Musset.

— Que me dites-vous là ? Le poète des Nuits tombait du haut-mal ?

— Oui, et c’est pour cela qu’il se grisait, non pour autre chose. Mais, cette fois, il n’avait pu dissimuler, et la crise l’avait terrassé dans la rue. Heureusement que j’étais seul, sur ce pont, à le connaître. Il n’a jamais su qui l’avait ramené chez lui, cette nuit-là. Il ne me l’aurait pas pardonné.

Le récit du vieil architecte romantique m’était toujours resté dans la mémoire. Il me révélait un Rolla insoupçonné, plus digne que l’autre assurément, puisqu’il expliquait par la honte d’un mal organique terrible l’avilissement de la fin de sa vie. Il voulait que l’on mît sur le compte de l’ivresse les accès inopinés où l’on pouvait le surprendre.

Or, un dimanche que l’Enfant du Siècle était, avec son œuvre, sur le tapis, chez Flaubert, et que l’un et l’autre écopaient, défendus, je dois le dire, énergiquement par Émile Zola, l’idée me vint de jeter dans le débat la confidence du père Robelin, et jamais je n’en eus de plus malencontreuse. Le silence glacial au milieu duquel on m’écoutait aurait dû m’avertir de mon impair, si les grandes gaffes n’avaient en elles-mêmes un vertige ; et j’allai jusqu’au bout de la mienne, ignorant d’ailleurs où elle m’entraînait.

— Et voilà pourquoi, conclus-je en reprenant le mot de Robelin, Alfred de Musset s’absinthait au Café de la Régence, et non pour autre chose : l’infortuné était épilep…

À ce moment, le bon géant, qui, debout, était adossé à la cheminée dans sa robe de chambre grise à cordelière, oscilla comme un peuplier fouetté par le vent d’orage. Mais d’un geste, il se reprit :

— Ce n’est rien, la chaleur. On étouffe ici, ne trouvez-vous pas ?

Cinq minutes après, tous les familiers du « grenier » se retiraient sous divers prétextes, et je compris.

— Pourquoi ne m’as-tu pas fait un signe ? reprochai-je à Daudet dans la rue.

— Il l’aurait vu. Il ne sait pas que nous savons, mais il épie. Comme personne n’a bronché, ton histoire même aura servi à lui confirmer notre ignorance. Mais ne reparais pas dimanche. Aucun de nous ne viendra, du reste. Il est huit jours à se remettre de la crise.

J’ai toujours pensé, je pense encore, que le célibat défensif du maître s’explique par ce secret du mal caduc qui le rongeait et qui ne fut livré au public qu’après sa mort, bien inutilement peut-être, par son plus vieil ami. Un document !… À quoi sert-il pour ou contre sa gloire ?

« Vendredi soir, 6 février (1880).
« Mon cher ami,

« Grâce à vous, je vais devenir célèbre à Rouen !… Le Nouvelliste m’a fait pour la première fois de sa vie une forte réclame, d’après vous, — et le Journal de Rouen, mardi dernier, a reproduit (avec une introduction), toute votre préface.

« Une vieille bonne que j’ai — et qui est sourde, boiteuse et aveugle, m’a dit hier un mot sublime et qui était le résultat de ce qu’elle avait entendu dire chez l’épicier, où l’on parlait du susdit numéro du Journal de Rouen : — « Il paraît que vous êtes un grand auteur ! » Mais il fallait voir la mine et entendre la prononciation !…

« Eh bien ! ce grand auteur est un idiot. J’ai oublié de vous dire le plus beau des détails sur les pérégrinations du ms. Il est resté onze mois à l’Instruction publique ! c’est-à-dire dans le cabinet de Bardoux. Ledit Bardoux s’était engagé, à peine ministre, à faire représenter la pièce de ses trois amis. Ne trouvez-vous pas ça joli ? — Là, encore comme chez Noriac, j’ai été obligé à la fin de reprendre mon infortuné papier.

« Je crois que les deux journaux de la localité[1] feront du bien à La Vie Moderne, les bourgeois de ces lieux ayant foi en leur journal. Mais les libraires me semblent stupides. Aucun jusqu’à présent ne l’a en montre. Et beaucoup même n’ont point Le Château des Cœurs.

« Amitiés à Estelle et tout à vous, mon chéri.

« Votre G. Flaubert. »

Cette lettre de Gustave Flaubert, que j’ai retrouvée en paperassant, contient, pour ceux qui l’ont connu, tout l’homme. Il n’y en a pas de plus explicite dans cette « correspondance » dont on vient de publier le dernier volume et où s’atteste une agitation cérébrale allant, vers la fin de sa vie, jusqu’à la frénésie. En dépit des hommages tardifs que se plaisaient à lui rendre ceux qui sont devenus depuis lors les maîtres de notre littérature, le cher grand homme se croyait réellement ignoré de ses contemporains, et il est trop clair aujourd’hui qu’il souffrait de cette croyance. Y a-t-il rien de plus mélancolique que cette joie ironique devant l’ébahissement de la vieille bonne sourde, boiteuse et aveugle, apprenant chez l’épicier, lequel le tient du journal de la « localité », qu’elle sert depuis vingt ans, sans le savoir, un « grand auteur » ? Et que dites-vous encore de ce journal de province qui attend la publication du Château des Cœurs dans un journal parisien pour saluer la gloire d’un tel compatriote !

Mais telle est la loi, paraît-il. Il est écrit (par qui, ô Azaïs ?) que toujours il en sera ainsi pour les vrais grands artistes et que la mésintelligence est éternelle entre l’absurde public et le génie. C’est ce qu’il appelait lui-même le « panpignouflisme ». J’ai connu deux hommes de l’élite qui ont été les martyrs du panpignouflisme pendant toute leur dure vie de labeur et de chefs-d’œuvre, car la Révolution de 89 a tout donné à ce peuple excepté le goût du Beau et ses méprises littéraires sont plus désespérantes que jamais. Mais le premier de ces deux maîtres s’en était consolé avant sa mort. Moins philosophe peut-être que son ami Théophile Gautier, le pauvre Flaubert n’était point encore résigné, ses lettres en font loi, quand il partit pour le repos.

Il faut avouer aussi qu’il en avait enduré d’effroyables, et notamment au théâtre. On aurait beau regarder la colonne pendant douze mois consécutifs, et sans boire ni manger, il n’y a pas de quoi être fier d’être Français lorsqu’on songe qu’un Gustave Flaubert n’a jamais pu faire jouer à Paris une féerie signée de son nom, et qu’il a succombé à la peine !

Un ministre même, un ministre de l’Instruction publique et des Beaux-Arts, qui passait pour lettré et libéral, n’a pas trouvé, en onze mois, le temps ni le courage d’intervenir dans un pareil scandale, de donner cette modeste satisfaction à un grand homme, à un bon homme, à un ami, à un vieillard presque ruiné, et de soulager notre conscience nationale de cette honte !

Une féerie ! Ah ! grand Dieu ! par le temps d’exhibitions infâmes, d’une bêtise à guillotiner, qui courait alors, qui court encore, une féerie de Gustave Flaubert refusée par tous ces planteurs, fouailleurs de nègres quand ils ne sont pas négriers, que l’on appelle des directeurs, et rendue à l’auteur de Salammbô « sous des prétextes littéraires ! » Et M. Bardoux n’a rien pu contre les marchands de bamboulas !

Hélas ! pourquoi Flaubert ne s’adressait-il pas directement à M. Francisque Sarcey, qui lui, au moins, savait lire ? Sans doute il aurait fait pour Le Château des Cœurs ce qu’il fit pour certaine Jeanne d’Arc, d’un professeur maniaque et platonique amant de la Pucelle. Bizarrement aidé de l’intervention toute-puissante du Grand Maître de l’Université, il en posa le lapin au malheureux directeur du Châtelet, qui ne s’en remit pas, sous couleur de littérature patriotique. Oui, Sarcey eût fait cela pour Flaubert, car il fit tout ce qu’il put, ce pape du culte théâtral, et ce n’est pas la bonne volonté qui lui manqua, hélas !

Mais le grand provincial ne connaissait rien aux choses de la ville. Il s’adressait, en sa détresse, directement à un ministre, et, en onze mois, ce ministre était si occupé du sort des faiseurs de Jeanne d’Arc qu’il n’eut pas une minute pour prier Sarcey de le conduire chez M. Floury afin de lui placer Le Château des Cœurs. La voilà bien la naïveté des hommes de génie !

J’ai gardé de Gustave Flaubert une note relative à ses déboires de théâtre. Il me l’avait donnée lorsque, ne pouvant faire mieux, je lui publiai sa féerie dans La Vie Moderne. Pouvait-il la laisser en des mains mieux désignées ? Je la relis parfois, lorsqu’en des cas pareils aux siens je sens ma modestie perdre pied ; elle la reflanque tout de suite en équilibre.

Voici cette note manuscrite et inédite :

« 1o  Marc Fournier refusa d’entendre le scénario du Château des Cœurs prétendant « que nous étions incapables », moi et Bouilhet, de faire une féerie.

« 2o  Gustave Claudin nous demanda la pièce pour M. Noriac, directeur des Variétés. Enthousiasme dudit Noriac qui voulait supprimer trois rangs de fauteuils d’orchestre, machiner son théâtre, etc., et commencer les répétitions tout de suite. Après quoi silence absolu pendant six mois. Et le ms ne me fut rendu qu’après des instances brutales de ma part.

« 3o  La pièce fut portée à Hostein, directeur du Châtelet, et quarante-huit heures après me fut rapportée par son domestique, qui proféra ces mots :

« M. Hostein m’a chargé de dire à M. Flaubert que « ce n’est pas du tout ce que Monsieur désire » (sic).

« J’en oublie quelques-uns.

« 4o  Un directeur de la Gaîté (ancien directeur d’une troupe italienne à Nantes) a entendu la féerie chez moi, rue de Murillo, — et puis pas de nouvelles, après avoir témoigné beaucoup d’admiration bien entendu.

« 5o  Carjat demanda à Bouilhet la féerie pour Dumaine et Rosevil (?) directeurs de la Gaîté. Le manuscrit fut gardé trois mois et rendu à moi avec dédain par M. Dumaine.

« 6o  Raphaël Félix en entendit la lecture (avec Michel Lévy) et s’apprêtait séance tenante à « faire le traité », quand il se ravisa tout à coup, parce qu’il voulait remonter Lucrèce Borgia.

« 7o  L’année dernière, Weinschinck, directeur de la Gaîté, garda le manuscrit huit jours. — Même réponse que ses confrères.

« 8o  Cet hiver, au mois de décembre, Dalloz a refusé de le faire paraître dans La Revue Française. »

Panpignouflisme ! Panpignouflisme !

  1. « Substantif employé par M. de Villèle pour la Grèce. La Grèce, que nous importe cette localité. (sic.)

    « Quel est donc celui qui m’a fait une si belle réclame dans Le Voltaire ? Et cet oiseau de Charpentier qui ne m’a pas envoyé un pareil article ! Quel être ! Rappelez-lui que j’en attends toujours deux exemplaires. »