Souvenirs d’un enfant de Paris, vol. 2/Trois maîtres ès lettres/II



II

L’HOMME MODERNE

ALEXANDRE DUMAS FILS


L’homme moderne ce fut Alexandre Dumas fils. Il l’incarnait absolument. Il le réalisa des pieds à la tête.

Dans les derniers temps de sa vie, lorsqu’il n’avait plus rien à attendre de la gloire ni de la fortune, je me trouvais, un matin, chez lui, avenue de Villiers. C’était au second étage de l’hôtel, dans ce bureau de travail attenant à sa chambre à coucher où il recevait en robe de chambre ses intimes et ses collaborateurs. Quoique la maison fût, et jusqu’à la cage de l’escalier, encombrée de pièces d’art de toute espèce, il n’y avait dans le cabinet d’étude qu’un seul buste, celui de Mme Pradier, la femme du célèbre statuaire, qui lui avait « posé » l’« Affaire Clemenceau ».

Il était en train de me conter l’histoire de son modèle et notamment comme quoi elle avait parié de traverser, nue, la Seine à la nage, et gagné le pari, lorsque le tuyau acoustique qui le mettait en correspondance avec l’huissier d’antichambre interrompit le récit du conteur.

— Qu’est-ce que c’est ? tuba-t-il.

Au nom que le valet de chambre lui avait jeté à l’oreille, Dumas s’était tourné vers moi en s’excusant : — Vous permettez ? C’est le septième depuis ce matin, et il n’est que onze heures.

Puis reprenant l’embouchure : — De combien a-t-il besoin ?… Un louis seulement ?… Donnez-le-lui… Non, attendez.

Et sans lâcher le tuyau, il demeurait pensif, dans l’attitude du joueur de flûte antique. — Oui, marmotta-t-il, le pauvre diable, il habite loin et il a dû venir à pied par ce temps affreux ! — Et reprenant la communication avec son domestique : — François… Remettez-lui « les » cinq louis tout de suite… Ça lui épargnera les quatre autres voyages.

Ce trait d’ironie débonnaire où se révèle tout l’homme est celui que je cite de préférence, entre cent autres, pour dépeindre Dumas fils à ceux qui ne l’ont pas connu, car il est typique. Pour le scepticisme dans l’humanité il fait pendant à la scène de Don Juan et du Pauvre, dont la philosophie n’est énigmatique que pour les imbéciles, les provinciaux et les professeurs.

La première fois que j’ai vu ce grand Parisien qui mettait de l’esprit dans la bonté, ce fut aux obsèques de Théophile Gautier, cimetière Montmartre. Le discours qu’il prononça devant les restes du poète de La Comédie de la Mort qu’il avait beaucoup aimé, était empreint de cette émotion mâle et domptée où se signe l’âme des forts, dont le fatalisme est sans larmes. Une poignée de main à l’embarquement pour l’éternité en symbolise l’éloquence et tout s’achève sur le : à qui le tour ? de l’élite.

À cette époque Dumas n’avait pas encore été mordu par l’Évangile. Insoucieux de la doctrine où se réfugient les penseurs vieillissants et peu séduit par sa morale, il était plus à Épicure qu’à Sénèque — comme disait Renan — et s’occupait surtout de voir vivre et de vivre lui-même. Tous les problèmes sociaux, et même politiques, l’agitaient, mais il se passionnait surtout pour celui de la femme. Il se battait avec la quadrature du cercle qu’elle proposait à son esprit mathématique. Il se faisait fort d’atteindre Galatée sous les saules par une méthode rigoureuse aux mailles serrées. Il demandait à la physiologie le secret de sa psychologie et il souffrait enfin toutes les inquiétudes de l’homme moderne, malade, avisé et savant de son mal et en révolte contre sa contagion. C’est là qu’est sa figure. Elle reste extrêmement curieuse en dépit de la défaite prévue, fatale et glorieuse, dont la foi chrétienne est la classique retraite.

— Mon cher ami, me disait-il, vous avez deux fois tort, d’abord de fumer, et ensuite d’être panthéiste. Vous brûlez votre tabac aux dieux bêtes, bêtes dans les deux sens du mot. C’est du Calvaire que la lumière luit. Elle est petite, confuse, tremblante même, mais, à sa lueur, on entrevoit au moins quelque chose.

— Oui, riais-je, la Madeleine, cette Dame aux Camélias du désert !

— Laissez donc la Dame aux Camélias, reprenait-il en haussant les épaules, c’est une œuvre de jeunesse, une chanson d’étudiant, mon « Vase Brisé » dont on m’assassine, et relisez saint Luc, saint Marc, saint Mathieu et saint Jean. La femme est dans l’Évangile, c’est là qu’on la trouve. Le moyen âge ne s’y trompait pas et il n’y a pas à entendre autrement son culte universel pour la vierge Marie.

Mais ce Dumas dogmatique était celui des dernières années, le Dumas d’après l’Académie, et je regrettais l’autre.

Il m’avait été révélé, cet autre, à une visite que je lui avais faite en 1874 pour le remercier d’avoir présenté lui-même une petite pièce de mon encre, Séparés de corps à Montigny, qui la refusa du reste.

Alexandre Dumas fils habitait alors, place Wagram, un rez-de-chaussée ouvrant sur un jardinet triangulaire et bordé d’une grille, d’où il pouvait surveiller la construction de son hôtel. — Entrez donc, m’avait-il lancé, je fais des tours.

Le lorgnon sur le nez, s’éclairant au jour de la fenêtre et dans l’attitude plastronnante qui lui était familière, il tenait de loin une lettre dont il étudiait l’écriture. On sait que l’« Ami des femmes » se piquait de graphologie. Devant lui, un petit bonhomme grêle, chauve, les coudes rentrés, ricanait assez sottement, dans l’attente d’un arrêt de sorcellerie dont il escomptait la méprise. — Eh bien, mon cher maître, eh bien ?… — L’écriture, malgré son énergie, fit Dumas, est d’une femme, oui, mais d’une femme mal mariée. — Vous croyez ? — J’en suis sûr. Elle est jolie, coquette, et elle s’embête. — Comment, elle s’embête ? — Je vous dis ce que vous voulez savoir. Elle se crève d’ennui dans son ménage. Tenez, ses « a » bâillent comme des « u ». — Et puis ? — Elle a été épousée sans dot par un homme riche mais de complexion plutôt faible et… faut-il tout dire ?… et bête comme une amphore. — Ah ? Et alors ?… — Et alors… il est cocu, formula le devin en lui rendant la lettre repliée, comme l’escamoteur fait passer la muscade.

Le consultant se dandinait comme un ours de foire et ne savait comment prendre l’oracle. Il ricana : — C’est très drôle, mais on voit bien que vous ne la connaissez pas. — Qui ? — Elle, ma femme. — Je connais son mari, salua Dumas en le reconduisant à la porte, et la graphologie est une science exacte. — Et certainement Molière ne devait pas être plus bouffon quand il jouait le Médecin malgré lui et la scène du « pourquoi votre fille est muette ».

Il n’avait d’ailleurs nul besoin de recourir ni à la graphologie ni à la chiromancie qu’il pratiquait aussi en expert pour deviner un homme, le coter à son prix et le classer selon une méthode fort pessimiste qu’il avait et dont je lui reprochais souvent la dureté. Il professait cette théorie que, nés bons ou méchants, nous n’échappons jamais à nos vices ni à nos vertus originels. Il ne croyait pas aux rédemptions et s’en tenait à la doctrine du : qui a bu boira du proverbe populaire. Or, comme cette façon de penser l’inclinait lui-même à l’indulgence, il fournissait la preuve sensible du principe dans l’exercice de sa propre bonté, toute instinctive et incurable.

Selon une loi naturelle qui a peu d’exceptions, le moral se doublait en lui d’un physique concordant et le corps était le fourreau exact de l’âme. Il n’y avait pas à se tromper sur ce grand diable, superbement équilibré, qui s’avançait droit à vous, avec un balancement tranquille, sans canne, les mains au dos, et vous plantait d’aplomb dans les yeux son regard clément mais sans sourire. Les anxieux de l’Idée rient peu, en général, si gais soient-ils intérieurement. Seuls, les formistes ont les lèvres en fête. Les joyeusetés de Dumas s’exprimaient par une sorte de crachotement sec et réitéré que traduit très bien le : « peuh peuh »… du vieux répertoire, mais les yeux ne cillaient point, ils gardaient la mélancolie auguste de la vie. Même dans le lancement des traits, l’archer suivait surtout le vol de la flèche et le bruissement de ses pennes.

Je me rappelle qu’en descendant un jour la rue du Rocher, nous vîmes venir un personnage fameux de la comédie parisienne qui cuirassait une moralité à la blancheur douteuse, d’une correction de tenue impeccable et imperturbable. Dumas lui rendit son salut brièvement et quand il fut passé. — C’est X… Est-il propre, ce cochon-là !… cingla le maître, peuh, peuh !… Et il continua à m’exalter l’Évangile.

L’homme moderne, vous dis-je, de toutes pièces et dans toutes les recherches, sans laisser celles de l’athlétisme. Il avait été, et pouvait être encore, à ses loisirs bâtonniste, savatiste, pugiliste sans pair et son adresse aux jeux forains était proverbiale. Lorsqu’il demeurait à Saint-James, il s’amusait à parcourir la fête de Neuilly et non seulement à relever tous les caleçons de luttes, mais à tirer tous les macarons de chances sur les deux rangées de barraques. Il en revenait toujours et infailliblement, deux paires de lapins aux poings, et les aisselles pleines de vaisselle : — Non, monsieur Dumas, non, nous aimons mieux vous les laisser choisir, prenez le lapin, nous y gagnons encore.

« …Je me dis quelquefois que je suis peut-être dans les injustement heureux de ce monde et que je dois quelque chose de moi à ceux qui n’ont pas eu la même chance… »

« Mon rêve a toujours été d’être tout simplement un bon homme et de pouvoir aimer les bonnes gens, en tenant en outre pour bonnes gens les gens de talent qui font tant de bien à tant d’inconnus facilement ingrats. J’ai comme ça, dans un coin de mon esprit, quelques admirations pour certains individus qui ne s’en doutent probablement pas. Quelquefois j’aurais envie de le leur dire, en y joignant un conseil qui pourrait leur être utile ; mais j’ai peur d’avoir l’air d’un pédant. Je m’en tire tout de même avec la vie… »

Ces deux fragments de lettres intimes sont d’Alexandre Dumas fils.

Il me serait aisé d’en extraire d’autres, aussi caractéristiques, d’une correspondance charmante dont j’ai gardé les pièces. Mais ils ne diraient rien de mieux, s’ils en disaient davantage, sur la sensibilité fièrement voilée de ce grand diable qu’ont adoré tous ses amis et qui a « en face de papa » sa statue sur la place Malesherbes.

Dumas fut extrêmement bon.

Aujourd’hui, lorsque l’on conte aux jeunes « struggleforlifers », comme les a appelés notre Dickens français, qu’un homme célèbre a été bon, ces hautains « combat-pour-lavistes » haussent les épaules et se récrient :

— Bon ? Et pourquoi bon ? Où voyez-vous l’utilité de l’être ? À quoi bon cette bonté lui eût-elle servi pour arriver ? Certes, il ne fut jamais bon, puisqu’il est célèbre. Dans la mêlée humaine, la bonté, c’est le désarmement. Va-t-on au combat tout nu ? L’action par elle-même est méchante. Combien d’êtres et de choses faut-il déjà tuer pour vivre ? On écrase en marchant, on empoisonne en respirant. Le meurtre est dans le manger et le boire. Le baiser est à base de mort. À quel prix de férocité nécessaire devient-on riche ou glorieux ? Votre homme bon et célèbre sur combien de cadavres se couchait-il, le soir, sa journée faite ? De combien de ruines, le matin, sucrait-il son café au lait ? Bon, avez-vous dit, jamais, car c’est impossible. Inconscient peut-être, mais alors c’est sans intérêt, car il était bête.

Et si vous leur certifiez que, loin d’avoir été bête, il eut de l’esprit à en revendre, et que sa bonté pourtant est un fait indéniable, les jeunes avenireux secouent la tête, et, avec la tête, l’honneur de leurs précoces calvities, puis ils rient ceci :

— Vous nous transportez rétroactivement en des temps préadamites et quaternaires, et votre bonhomme d’esprit n’a pu être contemporain que du fabuleux ptérodactyle et du paléontologique acérothérium, car, à partir d’Adam le roux, l’homme bon n’est plus qu’un monstre.

C’est à ce moment qu’il peut être brave de s’aventurer à leur dire qu’on a connu ce monstre, et parfois je m’y risque encore.

J’en ai même connu plusieurs de monstres, et Dumas ne fut que le dernier en date : mais quand c’est lui que je leur nomme, je suis lapidé de sarcasmes et l’opprobre devient mon partage. — Ohé ! seigneur Caliban, vous voulez vous payer nos têtes ! — Il est certain que c’est rebrousser la légende.

Dumas ne fut pas seulement l’homme dont l’esprit notoire semble à tous incompatible avec la réelle bonté ; il était l’un des deux ou trois extraordinaires arbalétriers du trait et sagittaires du mot de notre carquois national. Sa réputation sur ce chef était tellement établie que pendant près d’un demi-siècle, la satire et l’épigramme ne lancèrent point de dards, à Paris, qui ne lui fussent justement attribués ou attribuables. Oh ! les mots de Dumas ! Jamais grande chambrière de moraliste ne fouetta d’une mèche plus cinglante, plus clic-claquante, et dans le tas, les coquins, et les imbéciles, et les lâches aussi, de la mascarade civilisée. Ça crépitait comme grêle et mitraille et comme il le disait lui-même, quand il n’y en avait plus il y en avait encore. Eh bien oui, nul ne parut si méchant, et nul ne fut aussi bon ; seulement il n’était pas complice.

L’idée que l’on se fait de la bonté d’un homme est toujours en raison directe des compromissions qu’on en espère. Mais la vraie bonté n’est qu’une compassion avec l’espèce, elle n’est pas une solidarité avec l’individu. C’est ce qui explique la philosophie immodifiable et traditionnelle des dramaturges prêtres de la nature et ses défenseurs contre la société et ses vaines entreprises. Dumas était un dramaturge, et un dramaturge né, de la lignée dont furent Eschyle ensemble et Aristophane, excellentes gens, sûrement, et il menait comme eux le combat des grandes lois humaines contre les petits intérêts des mœurs changeantes. C’est de cette façon, celle du génie, qu’il était bon, et elle est la bonne, en dépit des « combat-pour-lavistes » chauves. Mais où vais-je me perdre ?

Peut-on comprendre qu’un homme adore la femme et abhorre les femmes ? Si on ne peut pas le comprendre, il est inutile de chercher à se rendre compte de la bonté que j’exalte et qui fut la force et l’attrait de mon illustre ami. Cette anomalie d’aimer un type et d’en mépriser les effigies n’est peut-être qu’une douleur de gens heureux, mais elle vaut toutes celles dont on meurt. Probablement vous m’entendrez mieux si je vous dis que l’on peut éprouver à la fois devant un pauvre le zèle et l’horreur de la charité. Cette contradiction est tout un martyre. Mais c’est de ce martyre qu’il faut décrocher la palme pour avoir le droit de se croire un bon. On ne l’est pas pour s’être soulagé de l’angoisse par une aumône : on l’est si, l’âme tordue par le phénomène intime de la misère, on fustige de mots féroces les responsables de cette misère, ou si on flétrit la calamité honteuse dans une comédie dont quinze cents personnes entendent le rude verbe tous les soirs, ou encore si on communique à un ami dix lignes de tristesse comme celles qui sont en tête de ce chapitre, tout simplement.

Il me semble bien que ceux qui les y liront ne résisteront guère à convenir qu’Alexandre Dumas fils fut un bon, et j’espère que les plus pieuses délicatesses ne s’offusqueront point du jour violent dont je les éclaire. Quant à ce qui est d’avoir couramment rendu mille et un services à des passants du voyage de la vie et à des pénitents blancs des calvaires artistiques, ce ne sont vraiment point des « gestes » à mesurer à si haute taille philosophique. « Qu’est-ce, — me dit-il une fois que je l’y surprenais encore — qu’est-ce que de donner sa bourse à qui vous demande la vie ! » Il se mit à rire en laissant tomber comme une larme, cette goutte de parisine.

Malgré le rayonnement de son immense crédit, qui, dans les théâtres, confinait à la toute-puissance et peut-être à cause de cet esprit terrible qui fut comme le cave canem de son seuil, il est fort remarquable et fort admirable, selon moi, que Dumas n’ait jamais eu ni cour littéraire, ni salon académique, ni grenier. Il n’avait pourtant qu’un mot à dire pour se procurer cette perte de temps et cette vanité. Mais il ne recevait que ses chimères. Là encore s’atteste cette vertu de bonté dont l’attitude symptomatique est l’isolement. Pour demeurer bon, il faut rester seul ; pour aimer le genre humain, il ne faut pas voir d’hommes. On les imagine béatifiables à ce prix. C’est un grand signe de désespérance que de se répandre, et c’est l’heure du fatalisme celle où on laisse sa porte ouverte sur la rue. J’ai toujours remarqué que les égoïstes pratiquants, j’allais dire militants, qui sont les vrais méchants de l’idéal « combat-pour-laviste », ont horreur de la solitude et qu’ils doivent, pour se rassurer, frotter leurs « moi » aux « moi » des autres.

Je partirai avec une génération qui aura cru au vir bonus du poète, et qui en aura connu des modèles. Je m’en irai sur cette foi qu’on peut faire son trou sans le faire dans de la chair humaine et qu’il n’est pas du tout nécessaire, pour être un grand homme, de se hisser sur un monceau de rivaux écrasés. Il m’a été donné de constater de visu que la bonté la plus évangélique n’est point du tout incompatible avec l’esprit le plus diabolique, et que, lorsque le cœur est large, et, s’il y a de la place, ils vivent en parfait accord et font un ménage d’amoureux. Et si l’on me disait que, plus proches encore, ils sont de même sang, et comme par exemple frère et sœur, vous ne m’en trouveriez pas autrement étonné. Il n’est méchants que de sots, comme il n’est cruels que de lâches.

Le voilà en face de papa sur la place des Trois Dumas. Mais puisque statue il y a, j’en ai une de mon ami dans l’âme, où je me la suis modelée pour mon usage. Elle représente un grand diable assis à sa table en robe de chambre, la plume levée, et n’osant pas écrire à un inconnu qui l’admire et qui l’aime de peur d’avoir l’air d’un pédant, en y joignant un conseil qui pourrait lui être utile. Autour de cette icône, mes souvenirs font un square fleuri.