Souvenirs d’un enfant de Paris, vol. 2/Les compagnons d’armes/VII


VII

ALBERT GLATIGNY


Tout le monde a été plus ou moins atteint, de dix-huit à vingt-cinq ans, du mal chanté par le poète Millevoye et qui mène à pas lents les jeunes malades au mausolée[1]. En 1867 il était encore à la mode et je l’avais. On m’envoya de vers les bords liguriens manger des pommes d’or sur l’arbre, les citrons étant microbicides. Inutile de vous dire que je guéris, puisqu’au bout de 44 ans je vous le raconte. Il faut croire, d’ailleurs, que mes amis ne considéraient pas mon cas comme grave, car je recevais d’eux des lettres sous la suscription suivante : « Monsieur Émile Bergerat, poitrinaire français, à Menton, Alpes-Maritimes. » Et de rire, ce qui est la bonne cure, et même la panacée universelle.

C’était Coquelin — qui m’avait conduit à la gare de Lyon, avec cet entrain cordial qu’il déployait en toutes choses et surtout en ses affections. À l’instant du départ, sur le quai, il m’avait impérieusement claironné à la portière du wagon : « Rapporte-moi cinq actes en vers. Je les attends !… » De telle sorte que, dès Fontainebleau, j’en avais déjà rimé la première scène. Je ne me réveillai qu’à Saint-Raphaël, où le train stoppa.

Sous les eucalyptus de la station, un grand escogriffe, emmanché à une pipe en terre de deux sous et traînant au bout d’un fil un drôle de petit terrier au museau écrasé, déambulait. Ce voyageur, aux guibolles d’échassier, longeait la file des voitures et il y cherchait visiblement un compartiment propice aux fumeurs et indulgent aux canophiles. Il ne portait d’ailleurs aucune valise. Sa canne était de celles qu’on coupe soi-même, au bord de la route, à un châtaignier, sans pomme ni virole, pastoralement rustique. L’accoutrement, très propre en ses élimements, paraissait être composé de pièces disparates, empruntées à divers costumes de tonalités indécises, de coupes contradictoires, où dominait l’arrogance d’un gilet fastueux, jadis brodé peut-être, que la brise gonflait sur le torse côtelé du personnage.

Assurément je le connaissais, mais où l’avais-je déjà vu, quand, et sous quelle conjonction d’astres ? Et tout à coup je me souvins : dans la loge de Coquelin même, à la première de Théodore de Banville, La Pomme, au Théâtre-Français. C’était Albert Glatigny, avec son inséparable Cosette.

Mais il y a de bizarres ressemblances, et peut-être me trompais-je ? Quel moyen de m’en assurer ? Il m’en vint un assez amusant, basé sur le culte intransigeant que le poète rendait aux maîtres de notre art, vénérés par lui à l’égard de dieux véritables. N’avait-il pas eu un duel avec Albert Wolf pour un mot déplaisant du chroniqueur contre l’auteur des Odes funambulesques ? Je me penchai donc à la portière et j’engageai d’abord, en « parler chien » où j’excelle — et qui forme, avec le sourd-muet, tout mon bagage en fait de langues étrangères — un dialogue d’onomatopées alliciantes où le terrier ne tarda pas à tenir sa partie. En deux bonds il fut dans mon compartiment et l’échassier l’y suivit. Le train avait repris sa course, de crique en crique. J’attendais un tunnel pour mon expérience. Il en vint un, et profitant de l’ombre :

— Oui, m’écriai-je, en feignant de converser avec quelque autre compagnon de route, oui, monsieur, la nouvelle est certaine, et je la tiens d’un nommé François Ponsard qui, depuis le trépas de notre Casimir Delavigne, est l’homme le mieux rimant de France.

— Aboie, fit une voix sarcastique dans une pipe. Et le chien « onomatopa » une plainte exercée. Je repris entre les ténèbres :

— Oui, monsieur… Mais ne fallait-il pas s’y attendre ?… Non seulement ce Victor Hugo a lâché son île, la rocheuse Guernesey, mais il s’est réconcilié avec l’Empire. On a donné aux Tuileries un bal en son honneur. L’Impératrice l’a ouvert elle-même aux bras de Théophile Gautier complètement chauve, tandis que Théodore de Banville abjurait aux mains de Prosper Mérimée l’hérésie de Ronsard et des poèmes à forme fixe. On met aussi sous presse un recueil posthume de Baudelaire, intitulé : Les Fruits du Bien… et vous savez qu’Alfred de Musset conduit George Sand à l’autel…

Je n’allai pas plus loin, on m’étranglait, et le terrier menait un hourvari de meute. C’était bien Glatigny et sa Cosette.

Il me conta qu’il arrivait de Corse, où il avait été, lui, fils de gendarme, la proie innocente d’une gendarmerie déchaînée. Engagé comme comédien dans une troupe en tournée qui « faisait » l’île, il marchait de ville en ville, selon son habitude, devant ou derrière la patache, en jetant des odes aux maquis, des sonnets aux bartavelles et des triolets aux filles d’auberge, enivré du parfum gingembré qu’exhale la terre napoléonienne. Or, on était au temps où la police usait ses meilleurs limiers à la recherche de l’introuvable Jud, l’assassin mystérieux d’un président de justice, et qui d’ailleurs se promène encore, s’il a jamais existé, la canne à la main, dans les bosquets terrestres. Sous le Monte Rotondo, en un bourg nommé Bocognano, que les Bellacocia ont rendu célèbre, les gendarmes corses, surexcités par l’appât de la prime, avaient cru reconnaître dans le pauvre acteur-poète le meurtrier légendaire et problématique « tel qu’on se le représente », du magistrat considérable. Par sa dégaine autant que par sa garde-robe composite — et le gilet jadis brodé sans doute — il correspondait au signalement. Les pandores l’arrêtèrent au milieu d’une ballade et le coffrèrent brutalement, pour ses étrennes de 1867.

Glatigny a narré lui-même sa bouffonne mésaventure dans une plaquette qui est le Mie Prigioni de ce Silvio Pellico du Parnasse. Je l’ai toujours soupçonné de l’avoir sinon inventée, du moins brodée, comme le gilet. Toujours est-il que vingt-ans après, en 1887, me trouvant moi-même à Bocognano, j’y conduisis une petite enquête pieuse d’où il résulta clair comme le jour que la plaquette n’est encore qu’un poème, en prose, oui, mais un poème. Le fils du gendarme normand en prêtait aux camarades corsicains de son père.

Mais dans le train qui nous emportait, lui à Nice, moi à Menton, j’étais crédule à un martyre, que son étisie parait de vraisemblance. Je crois bien qu’il me fit voir à ses poignets l’empreinte rouge des menottes. Donc à Nice, terme commun du voyage, Glatigny voulut m’accompagner à la diligence. Elle était encore à cette époque le seul moyen de communication entre les deux villes, et c’est elle qui voiturait « à pas lents » les condamnés du fatal oracle d’Épidaure. Une place s’y trouvait libre, il y monta, ne sachant où gîter peut-être : « Je veux voir, prétexta-t-il, à La Turbie, ce fameux laurier gigantesque et cinq ou six fois séculaire dont Banville a célébré la gloire. » — « Vous me permettrez bien de vous y offrir à déjeuner, lui dis-je. La Turbie a vu naître aussi Masséna, et on boit au relai certain vin blanc produit par les vignes de ses pentes qui ne le cède que pour le prix aux plus grandes marques de Bourgogne. »

Puis il advint qu’à La Turbie, ledit vin y aidant sans doute, nous avions mis sur pied le scénario d’un drame en cinq actes, intitulé : L’Écumeur de Mer, dont Masséna était le héros. Le rôle était pour Coquelin. — Allons l’écrire ensemble, décidâmes-nous dans la fièvre de l’enthousiasme.

Il est, en collaboration, des cas, dirait Murger, où la cohabitation s’impose, celui par exemple où l’un des collaborateurs, victime des pandores, n’a pas de pierre pour y reposer sa tête, tandis que l’autre, grâce à une contribution de famille, jouit d’une chambre garnie ornée d’un lit, d’une table et du luxe de deux chaises. Si le lit a double matelas, il suffit d’en étendre un par terre pour que la collaboration devienne assidue et féconde, et, de la sorte, on obtient du chef-d’œuvre. Aussi plus j’y pense et moins je comprends que L’Écumeur de Mer ne soit pas encore, en 44 ans, sur l’affiche. Il est vrai que pas une ligne n’en fut écrite, mais c’est l’unique excuse des directeurs. Quant à Coquelin, il l’attendit toujours.

De bon matin, quelquefois dès l’aurore, mon collaborateur s’en allait, Cosette aux talons, y rêver dans les lits de torrents pleins de violettes et de roses sauvages, mais je m’apercevais, le soir, qu’une distraction ou une autre, la vue d’un bicorne ou le bruit d’un lapin sous les myrthes, lui avait entièrement ôté Masséna de la cervelle. Dieu n’a pas créé les nomades pour les œuvres de grande haleine et la chanson est leur mesure.


Un jour il m’annonça, tout rayonnant, son départ. La chance d’une rencontre allait le rendre à sa destinée. Mme Ratazzi, qui hivernait à Nice, lui offrait un cachet princier pour une séance d’improvisation dans ses salons. Il avait pour cet exercice un don extraordinaire, et égal à celui de M. Inaudi pour les calculs mentaux de mathématiques. « C’est une grande dame, une bien grande dame, me dit-il en son langage de tréteaux, et la somme est ronde, mais elle n’a négligé qu’une chose, c’est de m’envoyer une avance et un habit. Sans habit pas de soirée, sans avance pas de diligence pour m’y rendre. » J’avais l’habit, sinon l’avance. Cet habit était même assez frais, car je ne l’avais porté qu’une fois, à la première de La Pomme.

Il reposait au fond de ma malle, sous une cravate blanche, en attendant une autre première, celle de L’Écumeur de Mer, mais, s’il faut tout dire, il était l’espoir suprême et la suprême pensée d’un Waterloo dont la bataille se renouvelait à chaque fin de mois. Notre tante à tous le guettait, Glatigny comprit mon angoisse. « C’est pour les Muses », fit-il en étendant la dextre. Restait l’avance. Mais qui ne l’eût trouvée, et dans un roc, lorsqu’il y allait du triomphe de la rime et de l’entrée d’un poète dans le monde ! Aussi m’en remercia-t-il par une profession de foi en forme d’adage où se résumait toute sa philosophie de bohème : « Au-dessus de vingt francs, je rends les prêts, même à mes amis. »

Et puis il s’en fut à Nice, et j’appris par les feuilles son succès chez Mme Ratazzi. « Il cueille les rimes au vol, comme des mouches », disaient-elles. Plus jamais je ne le revis. Je n’ai regretté que mon habit. Il ne valait pourtant pas vingt francs chez ma tante.

  1. Voir le premier volume des Souvenirs d’un enfant de Paris, chap. 1er .