Souvenirs d’un enfant de Paris, vol. 2/Les compagnons d’armes/VI

VI

LÉON CLADEL


C’est au commencement de l’an de grâce 1874 que je fis la connaissance de l’un des écrivains les plus curieux que nous ait donnés le Parnasse de 1866, et qui dit : le Parnasse de 1866 dit : Catulle Mendès.

Catulle Mendès, qui, jusqu’à sa mort, est resté un grand entraîneur d’hommes, l’était déjà à cette époque. Il y employait ses qualités de charmeur irrésistible et une autorité d’apôtre des belles-lettres à laquelle je n’ai jamais vu personne se soustraire, même Théodore de Banville, même Leconte de Lisle, que dis-je, même Victor Hugo. De ce maître des maîtres, en dix minutes, il obtenait tout ce qu’il voulait en avoir, et, en Suisse, à la première visite, il avait mis Richard Wagner dans sa poche. Quant aux éditeurs, d’un sourire il en faisait naître !

Il n’a jamais eu de rival à cet exercice d’évocation, que l’extraordinaire Léon Cladel, qui en inventa de mémorables et dont la gloire n’avait souvent qu’un jour. Je me rappelle qu’il en fascina un du nom hyperbolique de : Cinqualbre. — Ce n’est pas possible, lui disait Paul Arène, celui-là, tu l’imagines ! Il n’y a jamais eu, même en Quercy, un simple mortel du nom de Cinqualbre, et c’est tout simplement le titre du nouveau roman que tu nous limes dans l’ombre.

Il faut savoir — et on le sait d’ailleurs, car la plupart de ses romans sont des plus beaux — que Léon Cladel s’amusait et s’usait à leur trouver des intitulés agressivement rébarbatifs : « N’a-qu’un-œil », « Titi-Foyssac », « Montauban-tu-ne-le-sauras-pas », « Ompdrailles », et autres de pareil parisianisme. Il faut donc avouer que Paul Arène pouvait s’y méprendre et que « Cinqualbre » ne déparait pas la série.

Léon Cladel qui était de Montauban, comme le père Ingres lui-même, s’était gardé, à Paris, la tête ethnique et l’allure rustique des paysans de sa terre natale. Il promenait sur les boulevards une chevelure albigeoise qui lui flagellait les épaules et qu’il pouvait nouer en cravate sous sa barbe. Il n’a pas connu la cangue des faux-cols amidonnés et la seule concession qu’il ait jamais consentie à la mode est de ne point avoir fait ferrer ses souliers et sa canne. Il affectait un peu, je crois, cette apparence agricole et aussi la recherche de ses thèmes ruraux, avec lesquelles jurait son art d’écrivain quintessencié jusqu’à l’élixir verbal. Une période de prose de Cladel, travail d’alambic, est comme distillée goutte à goutte. Il n’a conquis que les artistes et surtout les poètes. Il tenait pour faute de style de commencer une phrase, non pas même par le même mot, mais par la même lettre, que les précédentes, et il y voulait un intervalle de six pages au moins. De telle sorte qu’il était la terreur des « Cinqualbres » qui, avant l’apparition du livre, avaient dépensé déjà en corrections tout le prix éventuel de l’édition épuisée.

— Comment peux-tu travailler, me disait-il, entre ces tableaux et devant une glace ? C’est bon pour les orateurs, ou l’art oratoire, qui est à contre-sens du nôtre. Mais conduire une bonne phrase d’écriture, autrement qu’entre quatre murs nus et blanchis à la chaux, comme une cellule de moine, moi je ne pourrais pas !

— Les tableaux, je ne les regarde pas. La glace, je ne m’y regarde pas. Voilà !

— Oui, mais on t’y regarde !

On atteint peu le public par une telle minutie de ciseleur sur ivoire chinois ou nipponais, et Cladel vendait peu, c’est incontestable. L’une de mes taquineries était de lui demander s’il était lu par les cadurciens de son Tarn-et-Garonne. — Es-tu au moins populaire chez toi, comme Mistral en Provence, car alors, pour qui écris-tu ? — Est-ce qu’on sait pour qui on écrit, s’écriait-il en levant les bras et il s’en allait maudissant mon esprit de blague.

Il va sans dire que Catulle, expert en personnalités de bon aloi littéraire, l’avait enrôlé l’un des premiers dans la phalange du Parnasse, et à côté de ce magnifique Villiers de l’Isle-Adam, dont on commence enfin à admettre le génie. De pareils prosateurs valent les meilleurs poètes, et ils marchent de pair avec eux à ce pays de palinodie où rayonne le jardin de gloire.

Il me l’avait amené un matin, en camarade, et sans autre cérémonie pour me demander un service. Mais ce n’est pas le terme exact. Dans les choses de solidarité professionnelle, Catulle Mendès ne demandait pas de services à ses amis, il les leur prescrivait. Son ascendant, vous dis-je, était celui d’un meneur de croisades.

— Voici Cladel, m’ordonna-t-il. Il vient de publier Les Va-nu-pieds, un recueil de chefs-d’œuvre. Il n’y a pas à chercher plus loin : de simples chefs-d’œuvre. Le journal Le Pays l’attaque parce qu’il y défend la Commune et les communards. Qu’il ait tort ou raison au point de vue politique, ça ne nous regarde pas, nous autres. Vous êtes au Bien Public, vous marchez, n’est-ce pas ?

— Sacrebleu, cher ami, mais Le Bien Public est Thiersiste, Versaillais et massacrophile. Le moins qu’il puisse m’arriver, c’est qu’on me rende ma copie ininsérée. Je n’ose songer au pire.

— Vous la ferez insérable, voilà tout, c’est l’enfance de l’art. Mais Cladel a peur du parquet ; il veut se sauver à Bruxelles, avec sa jeune femme et son enfant, il faut qu’on le défende, parce que c’est un grand écrivain.

Je fis de mon mieux, et le directeur du Bien Public ne me saboula pas trop, car il était brave homme, cet Henri Vrignault, et la littérature transcendante l’intimidait.

Léon Cladel me garda une fidèle gratitude de ce coup d’épaule, auquel le silence de toute la presse républicaine sur son livre donnait quelque importance, et nous devînmes amis. Quant à Catulle, il décréta que j’avais fait mon devoir, et il me décora du Mérite Littéraire, ordre sans brevet, sans grades et sans insignes, que l’on confère d’une poignée de main.

L’auteur des Va-nu-pieds était l’aîné de cette génération de formistes qui n’en laisse rien, soyez-en sûr, à la pléiade de Ronsard et chantera plus haut qu’elle peut-être dans l’histoire des lettres françaises, lorsque le temps sera venu de la vénérabilité pour elle. Il antécédait de trois ans notre robuste Léon Dierx qui est de 1838 et reste le dernier debout dans la clairière où tous les oiseaux posent sur lui. Sully-Prudhomme était de 1839 et aussi Albert Glatigny, le d’Assoucy du groupe. Ensuite venaient Catulle Mendès, Villiers de l’Isle-Adam et Alphonse Daudet, de 1840 tous les trois. Puis c’étaient François Coppée et José-Maria de Heredia, contemporains de 1842, et enfin Paul Verlaine, dont le berceau s’accroche à 1844.

Nul n’ignore que tous ou presque tous se groupaient autour de Leconte de Lisle, alors dans sa cinquante-sixième année, et qui partageait avec Théodore de Banville la lieutenance de cet autre Empereur à Sainte-Hélène, qu’on appelait le père Hugo, et qui en était revenu en grand-père.

Peut-être le temps m’a-t-il mis, à mon tour, aux yeux, les lunettes presbytes du vieillard d’Horace et subis-je la loi de mirage dont est fait l’attrait du passé, mais il me semble que rien encore n’est venu remplacer sous notre République affairée cet état-major des cent jours du débarqué de l’île anglaise. Je suis de ceux désormais pour qui la traversée des boulevards est mélancolique. De chers fantômes souriants m’y dansent aux coins des rues que l’on crève et haussmannise et sur les terrasses de cafés où j’attable parfois ma solitude je n’entends plus parler ma langue. Il est bien tard pour en apprendre une autre.

Les romans du bon Léon Cladel sont de ceux, assurément, où les curieux retrouveront les indices de cette joie d’écrire, comme on chante pour chanter au soleil, par la fenêtre, qui est l’idiosyncrase des recrues de Catulle. Il y a dans son œuvre, et notamment dans La Fête votive de Saint-Bartholomé Porte-Glaive — encore un titre de vente, n’est-ce pas ? — des morceaux de facture, exécutés pour le plaisir, qui vont de pair avec les plus belles pages de Gustave Flaubert, musclés de style, râblés d’images et d’un retentissement de verbe sans pareil. Barbey d’Aurevilly ne s’y trompait pas qui, lui aussi, rompit en plein Figaro une lance de gentilhomme, que dis-je, de connétable, au dos du communard cadurcien, pour le pur amour de la belle écriture.

Et ce fut à Léon Cladel encore qu’Alphonse Daudet voulut lire avant tout autre ce premier roman : Fromont jeune et Risler aîné, par lequel « il se jeta à la nage en pleine mer après avoir clapoté en rivière ». J’en parle sciemment, ayant été de cette lecture, hôtel Lamoignon, rue Pavée, au Marais. Elle dura jusqu’à l’aube et nous revînmes à pied, dans les premières lueurs, exaltés d’allégresse pour le livre délicieux dont allait s’enrichir la sainte littérature bénie.

— Tu sais, me criait-il, c’est plein, ça sonne, ça va d’un bout à l’autre, ça y est ! Ah le cochon !…

Bien des années après, à un déjeuner chez Sarah Bernhardt, l’hôtesse à la voix d’or me demanda si je connaissais Léon Cladel. — C’est un fou, me dit-elle, il doit l’être. Il m’a apporté une pièce dont le thème est ceci : un paysan qui se tue pour sauver son garçon de la conscription, afin qu’il soit fils de femme veuve ! — Eh bien ! c’est sublime, fis-je. Parions que ça se passe en Quercy. — Oui, vous l’avez lue ? — Non, mais il y a chance de chef-d’œuvre. Cladel est un maître. — Qu’est-ce que vous voulez que je joue là-dedans ? — Je ne sais pas, le rôle de la conscription peut-être.