Souvenirs d’un enfant de Paris, vol. 2/Le boulevard et les boulevardiers/IV


IV

QUELQUES BOULEVARDIERS :

ARMAND GOUZIEN


Armand Gouzien, qui ne fut rien, comme le Piron de l’épitaphe, est mort en 1893, cent ans après Robespierre avec lequel il n’avait pas le moindre point de ressemblance. Il y a donc aujourd’hui dix-huit ans que, de Guernesey d’où il partit, et de chez Victor Hugo même, il est retourné au grand creuset de l’alchimiste de la création. Si depuis cette époque il s’est réincarné sous quelque forme propre à son âme, c’est, à n’en pas douter, en bon gros toutou fidèle, à Hauteville House, et il y attend son maître, comme Argos, Ulysse. Si au contraire, mon vieux, tu flottes encore indécis — et il y a de quoi l’être — entre les types d’hommes offerts à ton choix, n’en change pas, reprends le même, il n’y en a pas de plus aimable.

Les raisons pour lesquelles on est aimé en ce monde sont à l’opposite de celles pour lesquelles on est admiré. Toute supériorité accable ou gêne. Le surhomme va seul. De là cette grande tristesse des génies que rien ne divertit, même la gloire, surtout elle, peut-être. Pour être aimé, d’amitié s’entend, car l’amour est un phénomène hors de raison, dont le secret reste à l’effroyable nature, il importe d’être neutre afin d’échapper à l’envie. Mais qui dit neutre ne dit pas nul, et il est loisible, comme Armand Gouzien, de se maintenir dans les rayonnements intellectuels et de vivre les sens tendus au milieu des conflits d’art.

Du plus loin qu’il m’en souvienne, toutes mes rencontres avec ce bon vivant, toujours allègre, remuant et sonore, ont eu lieu sur le terrain des Muses, soit dans un atelier, soit dans une salle de concert, soit dans une librairie ou au théâtre. Il était fondamental aux premières, aux ouvertures de salons, à toutes les inaugurations de quelque chose. Il y débordait de sympathie diffuse, il y courait l’admiration comme une prétentaine, il désordonnait la propagande.

— Tu as fait un chef-d’œuvre hier, vous criait-il, je ne te l’envoie pas dire. Je ne sais plus où ni ce que c’était, mais le chef-d’œuvre y est ! J’allais te l’écrire, tu m’économises le timbre-poste. — Et tout courant, il passait à un autre, le long du boulevard, bénisseur joyeux, comme le curé de la procession qui, à droite et à gauche, encense tout le monde.

Jamais homme ne réalisa mieux l’idéal de l’inspecteur des Beaux-Arts tel qu’on se le représente, si on se le représente, et lorsque, sous l’influence judicieuse d’Édouard Lockroy, Gouzien fut investi du poste, il y eut en France un fonctionnaire idoine à sa fonction et un heureux, dont un, comme disent les comptables.

C’est par Coquelin cadet que nous avions été présentés l’un à l’autre et bien avant la guerre. Gouzien était alors employé aux Postes et Télégraphes, place de la Bourse. Il y touchait du Morse sans vocation, étant plutôt musicien et compositeur. Le monde où l’on chante lui devait même cette charmante légende de Saint-Nicolas (Il était trois petits enfants) dont il avait bémolisé le texte recueilli par Gérard de Nerval dans l’Île-de-France. D’autres harmonisations de chansons régionales augmentaient un peu ses ressources sans le fixer toutefois à l’art de Beethoven, parce qu’il était touche-à-tout de nature et créé de toute éternité pour être… inspecteur des Beaux-Arts.

Il s’était trouvé, je ne sais comment, mêlé à l’affaire de la fondation du Gaulois et il recrutait pour ce journal les meilleures plumes de l’époque. Par sa bonne humeur communicative, sa voix chaude et la ferveur naïve de ses admirations il obtenait les concours les plus rares et il rabattait les maîtres comme faisans en clairière. On lui avait confié la rubrique du reportage qui n’était encore qu’à l’état initial et ne dévorait pas tout le papier de la petite presse. Ce fut Armand Gouzien qui, sans s’en douter, le lança dans la voie américaine par l’idée qu’il eut de damer le pion à la Police dans la recherche de l’insaisissable Troppmann. Il partit pour l’Alsace, son Edgar Poe dans la poche, et les lettres qu’il adressa au Gaulois sur sa chasse de limier amateur passionnèrent la ville et la Cour. S’il ne fut pas celui qui découvrit l’assassin abominable c’est qu’on ne peut pas être à la fois inspecteur de la Sûreté et des Beaux-Arts et que ce serait trop pour un seul homme.

D’ailleurs Richard Wagner venait d’apparaître. Son astre montait à l’horizon et dansait dans les nuées, hué par les hululements de la meute des critiques. À dieu nouveau religion nouvelle et dans son sac à lâtries, Gouzien avait des réserves de fanatisme pour trente Olympes et autant de Walhallas. D’un bond il fut aux pieds du grand tétralogue et, d’un autre, il se releva vélite de son avant-garde.

Puis vint le tour de Puvis de Chavannes en l’honneur de qui il rompit tant de lances que, des fagots de leurs hampes, on eût fait un bûcher pour l’Institut. Et Gouzien admirait toujours. Il admirait en mangeant, en buvant, en dormant, à pied, à cheval, en corricolo, en ballon captif, et dans les barques agitées par la tempête. Implacable thuribulaire il répandait autour de lui l’arôme des nards et des benjoins. Il était le vaporisateur de gloire du boulevard. On le sentait de cent pas chargé des fleurs de la renommée, les bras arrondis en corbeille, venir dans la foule obscure et philistine à la rencontre du maître du jour. Il fut toute sa vie et de la sorte ce type, d’ailleurs unique et sans double, du boulevardier bénévole.

Je me rappelle qu’à l’inauguration du théâtre de Monte-Carlo, où j’étais allé représenter Mac-Mahon critique d’art, je me heurtai sur la terrasse à mon brave Gouzien, l’un des invités de Charles Garnier. Le nez en l’air et le menton à la hauteur de la Tête de Chien, il binoclait sur la toiture deux statues dont elle était ornée. — As-tu vu ça ? me dit-il en me montrant l’une après l’autre. — Je ne sais pas si j’ai la férule dans l’œil, dis-je, mais je te parierais bien les cent sous que tu vas perdre à la roulette que ces deux œuvres de marbre ne sont ni de Paul Dubois ni de Falguière. — Là est leur force, jeta-t-il d’un geste exalté. Ah ! quel pays que notre France ! — De qui sont-elles alors ? risquai-je. — Comment, de qui elles sont ? De deux génies, comme tu le vois, universels. À gauche, c’est Gustave Doré, qui n’est pas statuaire, à droite, Sarah Bernhardt, qui est tout ce qu’elle veut être. Je t’ordonne de les louer dans l’Officiel, sous peine de te faire du tort. — Et j’y allai du dithyrambe, avec cette légère méprise que j’intervertis les responsabilités des groupes et que la comédienne eut tous les éloges dus au lithographe. Réciproquement d’ailleurs.

Après ses explorations dans le monde des surhommes, des surfemmes et des surenfants, car le piano en donne, c’était toujours au père Hugo qu’il revenait, je me hâte de le reconnaître. Là on reprenait pied dans l’immortel avéré et sérieux. Gouzien avait son couvert mis à demeure à la table du poète qui l’aimait beaucoup, c’était visible. Il se plaisait à cet extatisme dont il était l’objet et que son cher convive corroborait d’un exercice magnifique de la fourchette. Victor Hugo voulait qu’on mangeât bien chez lui et nul ne faisait plus d’honneur que l’optimiste éperdu à la cuisinière du poète.

Mais ce qui le lui rendait indispensable c’était la hardiesse des à-peu-près qu’il osait risquer entre un verre et l’autre. Victor Hugo établissait une grande différence entre le calembour, bête ou hébété comme dit André Chénier, et l’à-peu-près, où il retrouvait à son gré un peu des assonances de la rime. L’à-peu-près le déridait, car il était très gai, en dépit de la légende et il ne prisait rien tant que la joie. Or, dans ce genre de facéties, Gouzien était formidable. Je lui en ai entendu aventurer, la bouche pleine et la flamme des vins aux yeux, à renverser le Mont Blanc dans le lac de Genève. Un soir, on venait de conter inter pocula quelque histoire un peu scabreuse d’un ministre austère, pincé en « fragment de lit » — ce qui était déjà bien pour « flagrant délit », — lorsque l’Inspecteur des Beaux-Arts s’écria d’une voix stentorique : Ah ! qu’elle est bonne, j’en fais des George Sand !…

— Des George Sand, qu’est-ce là ? interrogeait le maître, les sourcils dressés.

Eh bien ! oui, émit Gouzien avec le balbutiement imité de l’ivrogne, j’en fais des « gorges chaudes ».

Ce fut un tollé de Jugement dernier, et le maître fut seul à déclarer que l’on pouvait aller jusque-là dans le genre et qu’aucune règle n’en fixait la mesure.

Pauvre Gouzien, qui ne fut rien, si sagement peut-être, et ne voulut vivre que du génie des autres, il est un de ceux qui me manquent, il avait le boulevard heureux et ne se couchait pas sans son grand homme.