Souvenirs d’un enfant de Paris, vol. 2/Le boulevard et les boulevardiers/III


III

QUELQUES BOULEVARDIERS :

GUSTAVE CLAUDIN


Lorsqu’en proie déjà à ce mal agricole dont je mourrai et que, faute d’un nom médical mes amis appellent gaiement : ma bergerade, je me sentais tiré, comme Antée, fils de Neptune et de la Terre, c’est-à-dire invinciblement, par cet élément de la pomme de terre en qui est toute joie avec toute sagesse humaine, id est : — quand saoul du surmenage, du surchauffage et de toutes les frénésies de ma ville natale, j’assourdissais les miens par ce ranz des vaches en chambre dont l’hiver le plus rude ne calme point en moi l’éternelle élégie nostalgique ; — aux heures où la pelle, le râteau, le sarcloir, la brouette et les deux chers arrosoirs d’argent, vivifiés en Tentation de saint Antoine, s’adonnent dans mon crâne à des danses nocturnes de ballets de féerie, — je ne résistais au besoin de sauter dans le premier train qui sifflait gare Saint-Lazare qu’en me réfugiant au café Riche.

Car le café Riche était le gîte familier où Gustave Claudin avait élu et tenait ses assises boulevardières. En moins d’un quart d’heure de temps l’auteur de : Entre minuit et une heure, étude sur la vie « dorée », me rabattait mon rêve bucolique et virgilien, et je redevenais assez bête pour croire à l’atmosphère géniale de l’asphalte, à l’esprit des réverbères et à la blague du nombril du Monde, qui n’est pas un ventre.

Gustave Claudin, ayant vingt-deux ans de plus que moi, je n’avais pu le voir rayonner dans sa gloire, quand, Pétrone du Second Empire, il était l’arbitre des élégances et plastronnait aux Tuileries. Je dois même confesser qu’avant notre premier accrochement de monades, oncques n’avais lu ligne de son encre. J’ai d’ailleurs cru devoir persister dans cette réserve pour ne pas me gâter une image abstraite de boulevardier qui remplit mon idéal du type. Le boulevardier parfait n’écrit pas, ou, s’il a écrit, il cesse tout de suite d’écrire, au premier tour sur l’asphalte atmosphérique du nombril, tel cet admirable Adolphe Gaiffe, qui, après avoir collaboré à L’Événement de Victor Hugo, brisa sa plume pour n’être que le plus beau et le plus spirituel Alcibiade de la décadence. Le pauvre Gustave Claudin, lui, écrivait tout le temps et pour cause, mais il lui restait la fierté de ne pas vendre ses écritures, et de borner son débit au plus fastueux service de presse. Je l’aimais pour ce rossignolisme de librairie dont j’étais moi-même un bulbul.

Je ne me rappelle pas très exactement les circonstances qui nous révélèrent l’un à l’autre, mais ce dont je suis sûr c’est qu’aux premiers mots il me fit grand d’Espagne. Le tutoiement est un signe de ralliement entre, j’allais dire : gens de premières, comme on l’imagine, et pour les mêmes raisons, entre les trois cents de Léonidas aux Thermopyles. Familiarité est sœur de solidarité et la différence d’âge s’efface dans l’ombre du défilé héroïque pour ceux qui le défendent contre les Perses.

Gustave Claudin était, je le répète, l’archétype de ces derviches tourneurs de pouce pour qui les deux trottoirs qui sont entre la rue Drouot et la place de l’Opéra localisent le plateau de la vie humaine. Être cul-de-jatte là, c’était son rêve. Le Père Éternel y avait résumé sa création et même réparé quelques bévues d’icelle, par exemple la montagne, la mer, la forêt, pour ne parler que de ces géologismes. Il ne saluait dans le cheval que le boulanger de crottin des moineaux francs de gouttières. En quel autre lieu voyait-on les fleurs naître « toutes coupées » dans les voitures à bras, et des bluets, sans blé autour, circuler sous la garde des sergents de ville ?

— Et l’air, mon Claudin, l’air reniflable, risquais-je avec rusticité ?

— Tu renifles ? Et les microbes ! Prends garde !

Il « ne cherchait pas d’ailleurs à me prouver » que l’air du boulevard, l’air à idées, était le seul respirable pour un nez bien organisé, le nez de poète. Le parfum du foin coupé se vendait en bouteilles chez les moindres distillateurs. On en concentrait la meule entière pour cinquante centimes. Quant au plaisir qu’il peut y avoir à marcher en sabots dans la boue, contre le vent qui dénoue les cravates, pour aller acheter un cornet de tabac chez l’épicier du village, il « ne s’en rendait pas compte et tout ce qu’il pouvait en dire » c’est que la campagne n’avait pas réussi à Victor Hugo, dans la Pathmos anglaise.

— Il s’y est pourtant fait une belle santé, Gustave !

— Oh ! la santé, un préjugé de province ! À Paris on crève toute la vie, c’est ça qui est drôle. Vois, sur le trottoir, le bon, celui de droite, s’il passe un gros plein de soupe, tout le monde se retourne et s’esclaffe ! Il est obligé de prendre le trottoir de gauche et de faire semblant d’entrer au Crédit Lyonnais pour échapper au ridicule.

Sur ce thème de la mise au vert, notre débat le plus fréquent, le bon fakir du café Riche était littéralement intraitable, et je n’obtenais de sa récalcitrance que l’apologie opiniâtre du gaz, de l’odeur des restaurants et du relent exquis des bitumes en fusion dans les cuves « qu’on va chercher au diable dans les ports de mer ».

— Le grand air, ton grand air, qui fait aimer l’horrible soupe aux choux et la morue infâme, eh bien ! veux-tu toute ma pensée ? Il y en a encore trop dans Paris ! oui, trop ! Tiens : si l’Empereur, au lieu de sa rue de Rivoli inopportune et sans but nous les avait voûtés, nos boulevards, et consacrés par des portiques, je te le dis en vérité, nous serions sous Napoléon IV au lieu d’être en pleine… Veux-tu un bon cigare ?

— Avec une pareille philosophie historique et si tu crains autant la pluie que le soleil, comment viens-tu du Moniteur au café Riche ?

— Par les passages. Il n’y a que les Tuileries, un sale jardin à nourrices, à passer sous les balles, à travers les cerceaux, de statue en statue et d’arbre en arbre. Puis j’atteins les arcades rivoliques, le passage Delorme, le passage Choiseul, et de là, je cours, le col relevé, le mouchoir sur la bouche, prendre la recette de l’Opéra-Comique. Enfin, ouf, voici les boulevards, où l’air est rare, grâce à Dieu, et c’est comme si tu remettais une carpe dans l’eau, mon bonhomme, à demi frite.

Gustave Claudin était de La Ferté-sous-Jouarre, mais il détestait qu’on le sût. On naît dans les fertés qu’on peut, et Jean Racine tomba du ciel à La Ferté-Milon. Il a pourtant fait Athalie et Les Plaideurs. — Du reste, disait-il, je suis rentré à Paris pendu encore au sein de ma nourrice, et par la diligence, pour ta gouverne. Ma mère s’était trompée de date, voilà tout, ça peut arriver à la plus honnête.

Depuis cette réintégration natale, il n’était jamais sorti, jurait-il, du cercle inscrit par la Comédie-Française, la Librairie Nouvelle, le café Riche et Le Figaro, même pour diriger le journal de province dont on lui confia le char et les guides et qu’il chevauchait par correspondance. Pour le reste tout lui était forêt vierge, odéon et désert lybique, et cela très sincèrement, croyez-le bien et sans la moindre hyperbole. On l’a enterré sous Jouarre, dans sa ferté accidentelle, mais il n’y est pas, il n’y serait pas resté une minute d’éternité, et quand le clairon de Josaphat retentira aux quatre vents, il faudra chercher Claudin dans les fouilles du boulevard des Italiens, du côté droit, sous l’emplacement d’une petite table d’encoignure d’estaminet illustre et dont le nom opposait un contraste si violent à la fortune de ce galant homme.

C’était là, dans ce coin réservé, où il avait son rond et ses cure-dents personnels, qu’il déjeunait depuis quarante ans, pour la somme immuable de deux francs cinquante qui datait, avec son habitude, de la fondation de l’établissement. Il y avait vu le 2 Décembre, par la vitrine, en fumant déjà cet incalcinable panatellas, toujours le même, où des milliers et des milliers d’allumettes se sont brisées sans réussir à y éveiller de la lumière, et qu’il arborait encore sous le règne de Jules Grévy. Ce cigare unique et inouï lui servait à épater le monde élégant qui juge les gens aux havanes. Pour moi il le remettait dans l’étui, n’ayant rien à me faire accroire.

Un jour pourtant il le sacrifia, mais aussi à quelle gloire ! Paul de Saint-Victor, dont il était le « fidus Achates », l’avait emmené de force et tout hurlant d’horreur en Italie. Il y saigna tout le sang de son corps déraciné. Il suivait son maître en soupirant et devant les plus beaux Raphaëls il gémissait en regardant sa montre — Midi, qui est-ce qui me prend mon coin au café Riche ?

Paul de Saint-Victor le traînait comme à la laisse. Il l’avait amené jusqu’à un petit torrent à demi sec, enjambé par un pont vermoulu, sous lequel des lavandières battaient et tordaient du linge ensoleillé.

— Claudin, mets ton panatellas et regarde. Ce gave, c’est le Rubicon !

— Vous me le jurez ?

— Sur Napoléon III.

— Ah ! mon Dieu, le Rubicon !

Et, tremblant d’histoire, il y jeta, me contait-il lui-même, oui, il y jeta, le panatellas, sacrifié au héros de Napoléon III.