Souvenirs d’un enfant de Paris, vol. 2/Critique d’art/II


II

LES CATALOGUES


Le catalogue d’art, littéraire et illustré, tel qu’on le voulait à l’hôtel Drouot, de 1875 à 1880, pour les ventes, est aujourd’hui périmé, et le marché des toiles s’en passe. Peut-être est-ce dommage. Il y avait comme un dilettantisme du vieux jeu à voir, dans les salles, les grands joueurs à la hausse ou à la baisse des cotes feuilleter ces beaux in-quarto luxueusement imprimés dont l’établissement coûtait des sommes souvent considérables et qui valent aujourd’hui des prix fous. Aussi bien ces ventes étaient-elles passionnantes.

Celui qui les menait de son marteau d’ivoire était un homme extraordinaire et pour qui la physiologie de l’amateur n’avait point d’arcanes. Non seulement il en possédait le type à fond et à tréfonds, ni plus ni moins qu’un Balzac, mais il en savait tous les spécimens et il leur passait la jambe à tout coup. Il était le Napoléon des commissaires-priseurs. Il s’appelait Charles Pillet.

Ils n’ont rien vu, comme on dit, ceux qui n’ont pas vu Charles Pillet, debout sur son estrade, diriger l’une de ces enchères légendaires où il jonglait avec des poids de cent mille livres comme avec de simples muscades. D’un œil infaillible qui valait à lui seul tous ceux que la fable prête à Argus, il avait reconnu un par un les pontes de la partie ; fussent-ils masqués par des hommes de paille, il sentait leur jeu, subodorait les ruses de leur stratégie et il eût pu dire, comme sur une carte : je les batterai-là ! Je n’exagère rien, et tel fut ce Charles Pillet, un Parigot du reste.

Il tablait sur un faible dont les amateurs ne se défendent pas plus que les amoureux — les mots sont synonymes — la jalousie, la bonne et classique jalousie, ressort de comédie de la plupart des passions humaines. Un Rembrandt donné, en doubler le prix s’il a deux acquéreurs rivaux, le tripler s’il en a trois, et ainsi de suite, par méthode savante dans la conduite des concurrences, Charles Pillet était maître sans pair à cet exercice beaucoup plus difficile qu’on ne pense, et où toutes les facultés, intellectuelles et physiques, sont tendues. Après les fortes joutes à millions, il rentrait chez lui, se couchait et dormait vingt-quatre heures, brisé.

Dans ce formidable Paris où les combats pour la vie en laissent à la lutte mythologique des Titans, l’hôtel Drouot livre chaque jour des batailles d’argent où tout est prétexte de guerre, l’œuvre d’art comme le reste, et plus encore que le reste. Le commissaire-priseur, aidé seulement de l’expert, m’a toujours fait l’effet d’un de ces défenseurs de ponts ou de défilés héroïques que le roman dispute à l’histoire. Beaucoup de ces magistrats se laissent déborder par le nombre ou tourner par l’astuce des assaillants à la fois concertés et rivaux. De Charles Pillet ils ne vinrent jamais à bout. Il casait son Rembrandt, malgré vents et marées, à celui à qui d’avance il l’avait dévolu, au prix philosophique, et son martelet éburnéen retombait toujours sur la tête visée, même à travers l’intermédiaire.

— Vous m’avez diablement gêné hier, me dit-il un jour, avec l’une des tartines, d’ailleurs charmante, de votre catalogue. Il est vrai que vous ne pouviez pas savoir.

— Quoi, quoi donc ?

— Le numéro 22…

Eh bien, oui le Van Ostade ?

— Il y a deux Van Ostade, Adrien et Isaac. Ils se nuisent l’un l’autre.

Et avec un sourire : — Vous devriez vous spécialiser dans les modernes.

Je « faisais », en effet, dans les deux genres, le vieux et le neuf, et s’il y en avait eu un troisième, je ne crains pas de dire que je m’y fusse entrepris sans barguigner. Le rendement du catalogue tournait à celui de la petite ferme en Beauce. Il m’avait révélé l’existence, jusque-là pour moi hyperbolique, du billet de mille. Cette fiction m’était devenue tangible. À Villiers-sur-Marne, dans la magnanière, on s’était payé le rothschildisme d’une nourrice normande magnifique que nous appelions Io, par piété pour Zeus, à cause de ses attributs olympiens, et je venais de louer aux Ternes le pavillon de l’Enclos qu’Armand Silvestre avait occupé après la guerre. Inutile de vous dire que nous avions repris un chien à cette occasion ou plutôt sous ce prétexte, le chien étant le gage du bonheur des lares et la gaieté des jardins.

En dépit d’erreurs légères, telles que celle des deux Ostade, mes catalogues plaisaient assez à la clientèle et l’excellent Francis Petit ne m’en laissait pas chômer, de connivence en cela avec Charles Pillet qui me trouvait le style peintre et goûtait mon art bonimentaire.

N’est-il pas curieux que les dieux s’amusent à dévoyer eux-mêmes de sa carrière toute droite, l’homme le plus manifestement doué pour la courir ? Si jamais caboche fut par eux modelée pour le concept scénique et ingéniée pour les arts du dialogue, c’était bien, je pense cet enfant de Paris qu’ils avaient conduit par la main, à dix-neuf ans, au plus grand tripot comique de Cabotinville. Il n’avait qu’à suivre pourtant et à marcher, à travers les péripéties ordinaires de la vie théâtrale, et trempé d’ailleurs — il l’a prouvé peut-être — pour y faire bon visage. Mais dans les libations de l’un de ces festins où Bacchus se gaudit à saouler les Muses, elles avaient brouillé les cartes et m’avaient jeté le sort de la critique d’art et des catalogues. — Tu gagneras ta vie en la perdant, me criaient Thalie et Melpomène. Fallait-il qu’elles fussent pompettes.

En général c’était chez Francis Petit, rue Saint-Georges dans le sous-sol de ses magasins, que j’élaborais les inventaires raisonnés qui gênaient, en le délectant, Charles Pillet en ses ventes. On me faisait défiler devant le binocle, sur un chevalet, les pièces de la collection et par transposition d’art, je les dessinais littérairement à la plume sur des feuilles qui volent encore. La copie ressemblait plus ou moins à l’original, mais les dimensions de la toile prises, longueur sur largeur, aidaient les bonnes gens à s’y reconnaître. D’ailleurs il y avait les eaux-fortes où les signatures étaient impeccablement fac-similées.

Ce travail achevé, je m’en allais chez moi résumer en une préface, exclusivement laudative, les mérites, vus d’ensemble, de la collection. Là était le chiendent, car c’était à cette page de haute écriture que pendait le billet de mille.

Si riche que soit un lexique, fût-ce celui de Théophile Gautier ou de Paul de Saint-Victor, Crésus du verbe, il y a un moment où la hotte aux adjectifs se renverse. Le bois manque au foyer de l’enthousiasme. On n’imagine pas cependant une « vue d’ensemble » où le bonimenteur n’admirerait pas sans réserves tous les numéros d’une collection et graduerait la pâmoison. Ce serait un fichu bonimenteur, à cent francs la préface. On n’est pas libre comme au Louvre dans une galerie particulière.

— Monsieur, me jeta sévèrement un jour le tailleur Laurent Richard chez qui je prenais des notes, vous avez vu mes six Corot, mes cinq Millet, mes quatre Troyon, mes Diaz, mes Ziem, mes Daubigny sans nombre et mes Théodore Rousseau sans pareils, j’espère. Je ne vous demande pas de me dire quels sont ceux que vous préférez.

— Je les préfère tous, m’écriai-je en ravageant le ciel d’un geste désordonné.

Le catalogue était cette fois de soixante-quinze louis qui font autant de napoléons selon les règnes. Mais j’y employai huit jours, à celui-là, et j’y utilisai jusqu’à des mots de la langue romane ! On pouvait lire les six éloges des six Corot en commençant par le dernier. Ça montait en descendant ou ça descendait en montant, au choix, sur l’échelle flamboyante des apothéoses.

De pareils tours de force, on n’en exécute pas deux fois le saut périlleux, mais j’avais, dès l’entrée, compris mon bonhomme, il n’y avait pas à lui marchander les adjectifs. L’idée qu’il se faisait de l’esthétique était certainement connexe à celle qu’il avait du commerce et voici quelle elle était. Il m’avait reçu dans sa parfumerie de la rue Saint-Honoré, car il cumulait les industries. S’il collectionnait d’une main et taillait de l’autre, il en avait une troisième, comme les héros distraits de Ponson du Terrail, pour distiller une eau dentifrice dont il était débitant et propriétaire. Lorsque je le saluai, il était assis devant une rangée de petites fioles d’égale contenance et remplies de l’élixir. Il les reprenait une à une et les vidait de quelques gouttes dans un autre flacon semblable.

— Vous le voyez, sourit-il, j’en gagne une sur douze. Il n’y a pas de petites économies !

Et comme je lui faisais observer que ceux qui achèteraient les douze autres n’auraient ni leur poids ni leur compte :

Eh bien, fit-il, c’est pour l’exportation. Elles vont en Amérique, par paquebot. Dix jours de mer, n’est-ce pas ? On a droit à l’évaporation ! ! !

Non fichtre, il n’y avait pas lieu de les lui marchander, les adjectifs. Il en a eu pour les cent louis, sans évaporation.