Souvenirs d’un enfant de Paris, vol. 1/Troisième partie/XVIII
XVIII
LA FAMILLE GRISI
La famille milanaise des Grisi est illustre dans les fastes du théâtre. Elle se divise en deux branches dont on confond assez généralement les ramures. La première a fourni à l’art musical deux cantatrices de renom égal et fraternel, Judith et Julia, interprètes toutes deux des œuvres de Rossini, de Bellini et de Donizetti et soutiens de leurs répertoires, aujourd’hui démodés, alors triomphants.
Qui sait si nous ne sommes pas injustes pour une expression d’art lyrique, un peu superficielle sans doute, mais charmante en somme, qui s’en allait prendre l’âme par les sens et n’en demandait pas les chemins à la pensée ? Musique de gens heureux, décidés à l’être, et qu’un rayon de soleil met tous ensemble à la fenêtre. Ce n’est que cela, je vous l’accorde, mais n’est-ce donc rien, et avons-nous mieux pour nous soulager de la vie ? Regardons-y à deux fois, vous dis-je, avant de condamner une école où des hommes tels que Stendhal et Musset se sont enchantés et qui nous a laissé un Guillaume Tell et un Barbier de Séville, deux francs chefs-d’œuvre.
J’ai sous les yeux, en écrivant ces lignes, un exécrable petit portrait de Judith Grisi, l’aînée des deux sœurs — elle l’était de sept ans — où le barbouilleur paraît avoir au moins atteint à quelque ressemblance. Avec ses grands yeux bleus pensifs, sa bouche au dessin voluptueux, son nez allongé, sa chevelure brune, Judith est comme l’esquisse de cette admirable Julia, l’une des plus belles créatures de son temps, et l’idéal de cette Milanaise dont Léonard de Vinci a fixé le type en sa Joconde. Mais si l’avantage de la ligne est à la cadette, celui du rayonnement intellectuel revient à la première. La comparaison suffit à expliquer la préférence des musicographes contemporains pour l’artiste passionnée, brûlante, disent-ils, qui ne fit du reste que traverser la scène italienne.
Après une brève apparition à Paris, en 1832, Judith Grisi retourna en Italie, s’y maria et mourut, à trente-cinq ans. Elle avait épousé un grand seigneur milanais, fort beau et plus riche encore, le comte Barni, ce même comte Barni que, quelque temps encore avant la guerre de 1870, on pouvait voir sur les boulevards user à la fois son vieux veuvage fidèle, et le reste de sa fortune dissipée. Il est constant que le bon bohème Rodolpho, dont je vous ai parlé, lui fut un guide précieux et expert dans ses navigations sur notre mer d’asphalte et qu’il le pilota dans tous ses ports. J’aurai dit tout ce que je sais de cet aimable gentilhomme transalpin lorsque j’aurai ajouté qu’il hantait beaucoup chez Théophile Gautier, et que le poète l’aimait pour sa bonté et sa jovialité également inépuisables, dont abusèrent peut-être quelques faméliques du Pinde. Le comte Barni était le type de celui qui régale. Il est du reste mort pauvre.
L’aventure de Julia Grisi fut plus retentissante et plus longue. C’était une admirable tragédienne lyrique, supérieure à la Pasta et presque l’égale de la Malibran. Elle avait débuté à seize ans et elle s’en alla en 1869, au bout de quarante et un ans de carrière. Elle s’était, elle aussi, mariée avec un gentilhomme, Gérard de Melcy, dont la justice la sépara à la suite d’un procès à grand tapage. Un autre mariage, de la main gauche, scellé par la baguette de la fée Morgane, l’unit alors au marquis de Candia, plus connu sous le pseudonyme de Mario, et son camarade au Théâtre-Italien. Il n’y a rien à apprendre à personne de ce ténor légendaire, à la voix enchanteresse, ni du couple de rossignols célébré par tous les poètes, qui s’imposa à la pudique Albion elle-même, y percha et y nicha. Les amours d’art échappent aux rigueurs de la morale, et quand deux êtres beaux et géniaux posent à la société le problème de leur union libre, elle en passe la solution à la nature.
La branche cadette des Grisi se composait de quatre enfants d’un sieur Grisi, employé au cadastre et dont j’ignore le prénom et la vie, restée obscure. Une fille aînée, privée de dons artistiques, est, comme lui, demeurée dans l’ombre du geste de famille et sa descendance habite Crémone.
La deuxième, nommée Marina, eut une fortune assez singulière où se cristallise cette destinée des Grisi d’avoir toutes été aimées par de grands seigneurs. Aussi belle d’ailleurs que ses illustres cousines, Judith et Julia, elle fut conduite à l’autel par un duc de San-Valentino, de haute noblesse napolitaine, et qui était le gouverneur de Ferdinand II, devenu, sur le trône des Deux-Siciles, le terrible roi Bomba.
Ce Capece Minutolo, duc de San-Valentino, aimait sa femme d’une passion toujours renaissante et jamais assouvie. Quoiqu’il eût eu d’elle quatorze enfants, il ne se couchait pas sans avoir placé, sur la table de nuit, un revolver tout armé à sa portée, afin de défendre son trésor conjugal que personne d’ailleurs ne songeait plus à lui dérober.
De ces quatorze enfants, les mâles étaient divisés étrangement en politique. À l’heure où Garibaldi conduisait les Chemises rouges aux combats de la libération italienne, la moitié des Capece Minutolo, engagée sous l’oriflamme du héros, se trouvait en face de l’autre que le vieux duc menait au service de son élève. Je tiens de l’un d’eux, que j’ai beaucoup connu, qu’au siège de Gaëte, ces frères ennemis, qui d’ailleurs s’adoraient, ne s’épargnèrent ni d’une part ni de l’autre.
— C’était comme au quatorzième siècle, me disait Antonin, et nul d’entre nous n’éteignit la mèche de son arquebuse.
Les deux dernières filles de l’employé au cadastre furent, par ordre d’âge, Ernesta et Carlotta Grisi.
De Carlotta, la dame aux yeux de violette, le souvenir dure à l’Opéra. Il y est commémoré au foyer de la danse par un médaillon, qui n’est pas ressemblant du reste. Il était facile cependant de l’obtenir tel, car non seulement les portraits de la célèbre danseuse sont nombreux, mais au moment où Charles Garnier fit décorer son monument, elle vivait encore. Je la conduisis même un jour au foyer pour lui montrer ce médaillon, et c’est de ce jour-là qu’elle ne voulut plus remettre le pied, déesse calomniée, dans le temple de sa gloire. Qu’eût-elle donc dit si elle avait pu assister à un ballet donné dans ce temple même, où on la fait danser en 1830, soit à neuf ans, à Paris, et danser Gisèle, qui est de 1841 !
Carlotta Grisi devait en grande partie la science de son art à Jules Perrot, danseur et chorégraphe réputé, qui l’avait instruite avec amour et écrivit pour elle de nombreux ballets où il lui donnait la réplique de jambes. Perrot disputait au ténor Duprez l’honneur d’être l’homme le plus laid de France, mais c’était un autre Vestris, et, à dire de connaisseurs, un véritable maître. Il vint me voir quelque temps avant sa mort, en 1873, pour m’offrir l’aide de son expérience si je désirais m’adonner à la composition chorégraphique, le plus beau de tous les arts, celui de Terpsychore, et il parut fort vexé de la froideur avec laquelle je déclinai sa collaboration flatteuse.
Après son divorce avec Perrot, Carlotta Grisi subit, elle aussi, la fatalité « princière » qui s’attachait à sa race, et ce fut un membre de la haute aristocratie russe qui l’enleva à jamais au théâtre ; elle est morte à Genève, il y a une dizaine d’années.
Quant à Ernesta Grisi, elle fut la mère des deux filles de Théophile Gautier. Toute sa vie tient en ces quelques mots qui pourraient lui servir d’épitaphe anthologique.
Elle avait chanté au Théâtre-Italien et à Londres aux côtés de sa cousine Julia, et elle avait l’un des contraltos les plus étendus et les plus puissants qu’on ait entendus sur la scène. Elle renonça très tôt à la carrière lyrique pour se consacrer à l’éducation maternelle de ses enfants. Elle tint le sceptre de la maison du poète jusqu’au jour où, sur une querelle de famille, elle le laissa aux sœurs triomphantes et se retira dans une maisonnette de Villiers-sur-Marne, où elle élevait des vers à soie. C’était la meilleure et la plus honnête des femmes, et seule elle a laissé œuvre durable.