Souvenirs d’un enfant de Paris, vol. 1/Troisième partie/XIX


XIX

LA RÉCONCILIATION


Quelques jours avant mon mariage, Théophile Gautier me pria de venir causer avec lui dans sa chambre, au point de vue « affaires ».

— Tu es de famille bourgeoise, me dit-il, et, par conséquent, je dois te mettre au courant de la situation des miens et de moi-même. Assieds-toi là, comme dans les scènes graves de comédie et prête-moi une oreille attentive.

Et, debout devant la cheminée vitrée sur laquelle il cherchait constamment des allumettes pour rallumer son cigare :

— D’abord, commença-t-il, as-tu eu la vérole ?

La question posée ainsi ex abrupto n’était pas pour m’étonner sur les lèvres d’un homme qui aimait avant tout le mot propre.

— Je reviens de Naples indemne, lui dis-je.

Et sur cette assurance il m’avoua que, si comme père il aimait mieux ça, il ne m’en aurait nullement voulu, à tout autre titre, d’avoir subi cette fatalité à peu près universelle. Les plus honnêtes gens l’ont eue et c’est à eux que Rabelais a dédié son livre immortel !

Puis après trois ou quatre hommages perdus à la Régie, il m’annonça officiellement la nouvelle que je savais depuis huit jours, à savoir que je déjeunerais le lendemain avec Mme Ernesta Grisi, la mère de ses deux filles. Le grand romantique était, le croirait-on, très formaliste, et il voulait que la présentation fût faite dans les règles, comme chez les gens corrects, aux mœurs régulières.

— Je t’ai accordé ma dernière fille, reprit-il, non sans quelque émotion, parce que je suis à présent une vieille bête et que tu m’as fait envoûter lâchement par des magiciens. Mais sache-le bien, mon sacrifice dépasse les actes les plus héroïques de l’histoire et même de la mythologie, et Œdipe ne l’eût pas fait pour Antigone.

Il disait vrai, certes, et l’assimilation n’était pas hyperbolique. Distant de sa fille aînée, sinon tout à fait séparé, depuis six ans, il avait reporté sur la cadette toute sa tendresse paternelle et elle jouait, dans le soir attristé de sa vie, le rôle d’Antigone en effet dans la fuite d’Œdipe devant les dieux. Le seul tableau que le maître eût dans sa chambre était le portrait d’Estelle, par Hébert, admirable pièce d’art, placée au-dessus du pupitre à copie, et qui présidait ainsi jusqu’aux insomnies du malade. La condition primordiale et sine qua non du mariage avait été, de part et d’autre, que le portrait ne quitterait pas plus la chambre que le modèle la maison du père. Cette clause impliquait pour le jeune ménage une lutte avec « Langue de cô » où ne reculait pas notre courage.

À la vérité, ni l’une ni l’autre des deux filles de Théophile Gautier ne pouvaient guère pardonner à leurs tantes, Lili et Zoé, surtout à la dernière, la conduite qu’elles avaient menée contre leur mère dans le drame de famille où avait sombré le bonheur intime du poète. Je ne révèle rien à personne en disant que le mariage de Judith Gautier avec Catulle Mendès, en 1866, avait été la cause d’un dissentiment profond entre les parents de l’épousée. La mère, vaincue, avait cédé la place et s’était retirée d’un foyer où elle ne commandait plus. La pauvre excellente femme, il faut bien le dire, n’était pas trempée par la nature pour défendre une position, acquise par trente ans de dévouement, mais mal assise et qui, par la force des choses, était irrégularisable. Elle s’en était donc allée du côté des jeunes époux, et les tantes, accourues, de Montrouge où elles rongeaient leur frein de célibat, avaient repris, avec la queue de la poêle, une domination de lignée à laquelle le faible Théo ne s’était jamais entièrement soustrait. Dans les races méridionales, la hiérarchie de famille donne à la parenté de sang le pas de préséance sur la parenté conjugale et Mme Ernesta Grisi n’était même pas autorisée à se prévaloir de cette dernière.

Les cigares, aux dents du fumeur sans conviction qu’était Gautier, tournaient rapidement à la chique, malgré le secours, quelquefois phosphorescent, des suédoises, et ce fut sur une jonchée de bâtonnets amorphes et brisés qu’il poursuivit ses instructions.

— Tu déjeuneras donc demain avec Ernesta, et, soit avant, soit après, selon ta convenance, tu lui demanderas, à elle aussi, la main d’Estelle. Elle a participé à sa confection. Elle a donc tous les droits, reconnus ou non, à opposer son veto à tes outrecuidantes espérances. Sois insinuant, et chante-lui quelque chose. Tu as un sifflet de ténor et elle trouve déjà que tu ressembles à Mario. Je te permets d’abuser de cette illusion.

Malgré les instances de Me Fovard, notaire de la famille et son ami de jeunesse, Théophile Gautier ne consentit jamais à conduire à la mairie l’honnête et brave créature, trente fois digne de la consécration, qui lui avait donné deux filles. Avant de la connaître, au temps des Jeunes-France, un roman d’amour, à Passy, lui avait fleuri un autre enfant, qui était Théophile Gautier fils, et dont la mère vivait encore. C’était, elle aussi, une personne des plus honorables, charmante, affable et gaie, qui méritait assurément le même honneur, et à titre égal, que son innocente rivale. Les tantes la nommaient Eugénie et lui témoignaient une faveur qu’elle déclinait discrètement, avec un tact admirable.

Fait singulier, le poète lui avait toujours inspiré une terreur insurmontable. Elle avait passé sa vie à le fuir et à lui cacher ses retraites. Je n’ai jamais pu comprendre pourquoi l’homme le plus doux qui ait existé put lui produire cet effet de croquemitaine. À Versailles, où elle demeurait lorsque Gautier m’emmena lui rendre visite, et où elle l’avait hospitalisé pendant la Commune, elle se défendait à peine de cette anxiété invétérée, dont le problème psychologique me reste insoluble.

Toujours est-il que, placé entre deux devoirs sentimentaux qui se contrecarraient l’un par l’autre, le maître jugeait plus équitable de résister aux pressions de Me Fovard et d’équilibrer, par leur simple naturalisation légale, les intérêts de ses trois enfants de deux lits. Mon opinion est qu’en ceci il obéit aux préceptes de la grande morale, que la petite tue, a dit Mirabeau.

Le lendemain, à l’heure dite, le pauvre Catulle Mendès vint donc rue de Longchamp reprendre sa place de famille. Il était fort troublé et il craignait le premier choc du père, qui ne l’était pas moins que lui. Une partie de volants organisée sur la terrasse, et où les volants tombaient peu sur les raquettes, nous mena jusqu’au son de la cloche et, à table, nous étions dix, Zoé, Lili, Théophile et sa femme, Catulle et la sienne, moi et ma fiancée, Ernesta, Eugénie, de chaque côté du maître, patriarche binube, entouré de sa postérité, c’est-à-dire douze, avec Éponine.