Souvenirs d’un enfant de Paris, vol. 1/Première partie/XVI


XVI

UN BILLET BLEU


Je crois que, avec Émile Blavet, je suis, à cette heure, le plus ancien collaborateur du Gaulois dont Arthur Meyer tient aujourd’hui l’oriflamme fleur-de-lisée.

L’année où j’y entrai, le journal n’avait pas de couleur politique. Il était presque exclusivement littéraire et boulevardier et son fondateur, Edmond Tarbé des Sablons, homme charmant du reste, l’avait créé surtout pour embêter Villemessant et tomber son triomphant Figaro.

Du reste cette hantise de rivaliser avec Le Figaro a été l’instigatrice du grand essor de la petite presse à la fin du Second Empire. On ne fait rien, à Paris que pour turlupiner quelqu’un ou démolir quelque chose. C’est l’esprit de l’asphalte.

Le Gaulois de Tarbé avait pour rédacteur en chef Henry de Pène, journaliste admirable, de la grande race française, celle qui avait la plume au bout d’une épée et sanctionnait le verbe par le geste. Un duel fameux, à la Beaumanoir, où il avait fait honneur sur place à plusieurs adversaires consécutifs, l’avait campé en pleine lumière parisienne, et comme l’écrivain en lui avait la même valeur que le duelliste, la place de chef d’une rédaction lui allait comme de cire. En sus, Henry de Pène adorait les lettres et les lettrés, et l’accueil qu’il leur faisait mêlait tant d’urbanité à tant de bienveillance que je crois rêver quand je l’évoque. J’en citerai un trait tout à l’heure.

Émile Blavet était le secrétaire de rédaction et il reproduisait, en la multipliant, l’aménité de son chef de file.

Écrivait au Gaulois qui n’écrivait pas au Figaro ou qui, pour une raison ou pour une autre, rompait avec son maître un peu fantasque. L’un des chroniqueurs attitrés de la concurrence était Edmond About qui, naturellement, avait entraîné Sarcey dans son orbe. Il en résulta que, grâce à ce dernier, j’eus accès dans l’organe.

C’était le temps où son maître-reporter, l’allègre et bon vivant Armand Gouzien, musicien lui-même, organisait à la fois les premiers voyages d’initiés wagnériens et cette battue en Alsace, à la recherche du monstrueux Troppmann, qui est l’une des légendes du reportage. La randonnée de policier amateur qu’il menait dans les Vosges sur la bête féroce avait lancé Le Gaulois et par elle le papier de la rue du Helder faisait la pige au papier de la rue Rossini.

Le jour où, muni de la recommandation de mon ancien professeur, je me présentai aux bureaux du journal, il y avait dans l’antichambre trois personnes qui y parlaient à haute voix, avec des élancements d’enthousiasme, d’un pèlerinage à Munich, en Bavière, et d’un saint ignoré de mon calendrier. L’un de ces visiteurs était Villiers de l’Isle-Adam. Il ne tenait pas en place et sautait d’une banquette à l’autre dans des attitudes d’écureuil qui décortique une noix qu’on veut lui prendre.

Les deux autres, couple rayonnant, unis par un mariage où toutes les muses et Apollon lui-même avaient présidé, c’étaient Catulle Mendès et sa femme, Judith Gautier, la fille aînée de Théo l’impeccable. Je les ai vus là pour la première fois, sans me douter que nous dussions être plus tard liés par la double chaîne de la famille et de l’amitié, et le souvenir de cette rencontre me reste comme une apparition de la perfection humaine. De tels êtres sont faits pour nous rendre au culte des dieux, à la foi en leurs incarnations terrestres et à la splendeur mystique du panthéisme.

Ils allaient tous les trois voir Richard Wagner en Allemagne et venaient chercher les permis que Gouzien leur avait obtenus de la direction. Edmond Tarbé les leur remit lui-même, leur souhaita bon voyage et me reçut dans son cabinet.

J’ai toujours été fort timide, et mes meilleurs amis m’ont souvent dit que les efforts que je fais pour dompter ou masquer ma tramontane ne servent qu’à en aggraver les effets fâcheux. La gaffe est ma muse.

— Vous êtes sans pareil en ceci, m’assurait un jour Mme Jane Hading, que vous dites toujours ce qu’il ne faut pas dire, et vice versa du reste. Le don de l’impair le dispute en vous à sa fatalité.

Elle avait raison, mais j’ai essayé de me taire, système profond et diplomatique, et ce fut pire encore. Je n’en sortais que sur crédit parfait d’idiotie.

Impossible de me remémorer la bévue par laquelle je m’aliénai tout de suite la bonne volonté du directeur le plus indulgent aux jeunes qui jamais fut. Peut-être fut-elle de l’appeler obstinément « Monsieur des Sablons », croyant bien faire et tombant mal. Toujours est-il que la recommandation même de Sarcey ne m’eût pas sauvé du désastre si Henry de Pène n’était entré au moment où j’allais quitter le cabinet sur ces mots définitifs d’Edmond Tarbé :

— Je n’ai pas de place pour vous au Gaulois, je le regrette.

— Il peut s’en faire une, avait relevé le rédacteur en chef qui, d’un coup de monocle expert, avait perçu mon désappointement.

Et me ramenant :

— J’ai lu de vos écritures dans la boutique en face. Ce n’est pas démesurément bête. Avez-vous une idée ?

Je n’en avais aucune, car on n’en a point sur commande, lorsque soudain Émile Blavet poussa la porte à son tour. Il venait de la Chambre où un certain député nommé Noubel venait, par une motion intempestive, de se tailler un succès de rire « sur tous les bancs ». Et Blavet nous contait la séance, tandis que, plongé en moi-même, j’y cherchais l’idée comme la perle en scaphandre au fond des mers.

— Eh bien ! fit de Pène, trouvez-vous ?

— Eh bien, balbutiai-je, à défaut de mieux, je pourrais vous donner des « noubels à la main » ?

J’avais voulu dire : nouvelles, mais la langue m’avait fourché.

— Ce n’est pas du génie, sourit de Pène sous le monocle, mais il faut commencer, et ça peut être drôle. Vous avez le sens de l’actualité. Allez et apportez-moi des « noubels » à la main.

Or, ce fut ce coq-à-l’âne involontaire né d’une timidité fécondée par le hasard, qui m’ouvrit Le Gaulois.

J’avais, bien entendu, fait part de la bonne aubaine aux camarades. Ils accoururent.

— Je vois grand, leur déclarai-je. Les « noubels » à la main peuvent et doivent être l’expression, le type même de la causticité du siècle dans son troisième tiers. Il s’agit d’y doser le La Rochefoucauld au Chamfort et d’inquiéter Aurélien Scholl sur son trône de sel. Une collaboration s’impose entre les Place-aux-jeunes et la gloire des Ternes est dans nos encriers. À l’œuvre, et chaque semaine, le dimanche, vous venez tous vider chacun sur ce gazon votre sac à malices. C’est une usine qui se fonde. Il va de soi que le rendement est en commun comme le labeur et qu’on le boulotte ensemble dans un « lapin sauté » de la Porte-Maillot.

Les « noubels » à la main furent ainsi faites par mode coopératif, anonyme et hebdomadaire. Leur succès fut vif, mais bref. Armand d’Artois avait pris les mots de théâtre, Maurice Dreyfous ceux de la Bourse, Albert Bizouard les cocotteries, et Zizi travaillait sur la myopie et les myopes. Il s’y était fait une patte et personne n’en attribuait de plus fortes à Paul Foucher, cible de sa verve.

Un jour je reçus un billet d’Henry de Pène. Il me priait de passer au Gaulois.

— Très amusant, vos « noubels » et d’une philosophie hautaine, mais pas assez documentés peut-être. C’est ainsi que dans ceux d’hier, vous comparez un homme véreux à un billet de banque « plat et jaune ». C’est balzacien. Mais si « plat » est juste, « jaune » l’est moins. Les banknotes sont bleues, permettez-moi de vous offrir celle-ci à titre de renseignement. Elle vous démontrera votre erreur, d’ailleurs bien excusable à votre âge.

Et il me tendit, rectangle d’azur, une feuille de papier-soleil.