Souvenirs d’un enfant de Paris, vol. 1/Première partie/XV


XV

UN MODÈLE


Les modèles jouent assurément un rôle considérable dans la vie des artistes, peintres ou statuaires, et ce rôle, il serait puéril de le dissimuler, est le plus souvent celui que leur prêtent les familles bourgeoises. Les belles créatures de Dieu, aux formes d’élite, ne traversent pas impunément les ateliers, et l’on ne « pose » pas la Beauté sans s’exposer à l’amour qu’elle inspire. Il y a eu de grandes passions entre artistes et modèles ; il y en a même d’immortelles et l’enseignement ne sépare plus Raphaël de sa Fornarina, qui n’était pourtant qu’une maîtresse. Ceci dit pour démontrer une fois de plus que, dans les sociétés bien faites, la vertu qui en est la base n’étaie ses règles que sur leurs exceptions. Si l’on s’en tenait strictement aux préceptes publics du Code, il n’y aurait ni romans, ni pièces, ni poèmes — car les Nuits de Musset, par exemple, sont un grand scandale en morale, et les peintres de nu se trouveraient enserrés dans ce dilemme : ou d’exposer les attraits de leurs femmes légitimes ou de renoncer à l’étude du corps féminin, sans parler de vingt autres conséquences.

D’admirables filles, brunes, blondes, rousses ou châtaines, ont passé dans la Villa Glaize, rue de Vaugirard. Elles s’y plaisaient, parce que nous étions gais et jeunes, j’allais ajouter : pauvres. Mais il serait trop long d’expliquer le charme de la pauvreté et d’en dire la physiologie. La dissertation, d’ailleurs, ne serait guère comprise aujourd’hui, ni des modèles, ni des peintres. La joie pourtant loge dans les bourses vides.

La plus allègre, comme la plus jolie du reste, de ces modèles, fut Angèle, la Fornarina, ou plutôt la Joconde de Léon Glaize, car elle ressemblait jusqu’à l’illusion à cette « dame » du Léonard et elle en avait les fossettes. Angèle était vraiment la fleur d’amour des poètes anacréontiques.

— J’aime tout le temps, s’écriait-elle, comme une huître au soleil !

Et elle ajoutait délicieusement désolée :

— Je vous jure bien que ce n’est pas ma faute !

Léon, du haut de son échelle où il brossait des scènes mythologiques, lui criait alors :

— Ça ne fait rien, Angèle, c’est de la fatalité, puissance grecque !

Et elle grimpait l’embrasser.

Une fois, le sculpteur Aristide Croisy, étant monté chez Léon lui emprunter du tabac pour bourrer sa pipe, nous annonça qu’il lui en était venu une épatante :

— Du Prud’hon, nous dit-il, du pur Prud’hon !… Sa Marie-Louise, mais à seize ans. Il n’y a qu’à copier pour avoir du chef-d’œuvre !

Et, tout de suite, nous demandâmes à la voir, comme bien on pense. Du Prud’hon, fichtre ! Il était notre Dieu !

— Je vous avertis, fit Croisy que je l’ai retenue pour toute l’année. Elle me pose une Hébé.

Et il alla nous la chercher.

Il ne nous en avait pas trop dit. Fanny était la merveille des merveilles plastiques et jamais Diane, dans les bois, n’eut de pareille nymphe. Pureté de lignes, harmonie des contours, proportions exquises, attaches délicates, et le hanchement divin, une chair marmoréenne à l’épiderme cristallin, des cheveux légers, ondoyant sur la nuque en toison d’or, la femme enfant, la vierge, la Juventa du culte antique. Elle était fille d’un concierge de manufacture.

Quand elle fut rhabillée, nous nous regardâmes. Nous en étions tous amoureux, car il en est ainsi, et c’est là où les bourgeois se trompent. La beauté nue laisse l’artiste purement artiste. Vêtue, elle les rend au sexe, ou, si on l’aime mieux, à la nature. Les plus âgés du groupe n’avaient pas la trentaine, et si quelques-uns avaient concouru pour le prix de Rome, aucun n’appétait le prix Montyon, il faut bien le reconnaître.

Au tour de valse que Léon fit faire à Fanny dans son immense atelier, la pauvre Angèle comprit que la bonne politique pour elle était de claquer la porte et de se retirer, comme elle le disait, « chez sa mère ». Elle disparut pendant un mois, et elle eut tort, car elle n’avait rien à craindre.

Fanny unissait à tous les charmes de sa perfection hellénique le don — ô Phidias, ô notre père Ingres ! — d’une bêtise immense et sacrée. Elle ne comprenait rien à rien, et sous son adorable petit front, étroit et bas, aucune pensée d’ordre quelconque ne luisait jamais aux vitres céruléennes de ses yeux. Elle ne savait qu’une seule chose, c’est que ses seize ans la dotaient d’un capital dont le placement ne rend que par justes noces et que, par conséquent, il importait de le préserver à tout prix pour ses vieux jours, et ses bons parents, itou. Elle nous le déclara par cet adverbe, à peine traduit de Théocrite.

D’autre part, Aristide Croisy avait son Hébé à faire d’après elle et il désirait que, pendant qu’il y travaillerait, on ne lui déformât pas une ligne de son modèle. Entre artistes on se rend toujours de pareils services.

— Combien de temps te faut-il ?

— Je l’ai engagée pour un an. C’est donc un an que je demande. Et pas de mauvaises blagues, il y va de la médaille d’honneur peut-être.

— Tu l’auras, Croisy, tu l’auras, mais ce sera dur.

Il était né de la situation un jeu réellement extraordinaire et dont notre loyauté artistique supprimait seul, le rire y aidant, le danger. À la tombée du jour, les séances terminées, l’habitude était de se rassembler chez Léon pour s’y reposer, y tailler bavette et organiser les charges à faire aux camarades. L’âme de ces réunions était Angèle, qui trouvait les plus drôles. Celle de murer peu à peu, en plein jour, la petite baie de l’atelier d’Eugène Baudouin, qui était myope comme une taupe, de façon à lui faire croire à une éclipse, était de sa veine inventive. Elle remplit de joie Vaugirard. Rassurée par notre serment, comme aussi, je pense, par la stupidité infinie de sa rivale, Angèle était revenue reprendre les rênes du gouvernement.

Un soir elle eut cette idée géniale et qui ne pouvait venir qu’à elle, « huître toujours ouverte au soleil », de combiner une chasse au capital de Fanny !…

— Voici, proposa-t-elle. Toi, tu es Diane. Tu te sauves à travers la forêt, dans l’atelier. Eux, ces messieurs, sont des Actéons, ce sont des chasseurs de puc…ge. Croisy est ton gros chien fidèle. Il t’aide à te défendre. Moi, je suis Vénus, je sonne de la trompe. Tayaut ! Allez-y !…

Et l’on jouait à ce jeu, borné au jeu lui-même, pendant un an, jusqu’à la médaille d’honneur, — mais on en sortait plutôt brisés, ce dont Angèle était aux anges. D’honnêtes gens, les artistes, vous dis-je !

Dans l’intervalle de ces chasses à blanc, j’avais eu la bonne fortune de décider Émile Augier à poser pour son buste chez Croisy, qui le fit en effet à cette époque. Qu’est-il devenu ? J’avais amené le poète à mon ami, et notre visite avait interrompu la séance de l’Hébé. Fanny, sans savoir qui était, et l’homme illustre qu’était l’auteur de Giboyer, avait compris toutefois à nos paroles que le personnage était considérable. Le lendemain, à ma grande surprise, je la vis arriver chez moi, aux Ternes.

— Je viens vous demander un service, dit-elle. Vous êtes bien avec le gouvernement ?

— Moi ?

— Si, si, j’en suis sûre… Je l’ai vu hier. Ce monsieur décoré, avec son grand nez et ses petits yeux. Il connaît l’Empereur. Il peut faire donner la croix à mon père… itou.

— Mais… il est concierge, ton père itou ?

— Eh bien, béa-t-elle, il est honnête.

Il n’y avait rien à lui dire, elle était sincère.

— Si je fais décorer ton père itou, m’embrasseras-tu, Fanny ?

Elle réfléchit un moment et fit :

— Oui, mais vous m’épouserez, alors ?

Aristide Croisy n’a pas terminé son Hébé. Fanny ne lui donna pas l’année. Elle disparut subitement, et je la vis, l’été venu, couverte de bijoux, dans un landau splendide, au bois, à côté de la marquise de Z…, qui la mangeait des yeux, hélas !