Souvenirs d’un enfant de Paris, vol. 1/Deuxième partie/V


V

L’AMBULANCE DU THÉÂTRE-FRANÇAIS


Le seul lieu où il fut possible de se soustraire un peu au cauchemar de l’investissement, c’était le Théâtre-Français, à l’administration, soit dans le cabinet du père Verteuil, soit dans la salle du Comité de lecture, dit « le salon vert ». Les habitués et amis de la maison, auteurs, acteurs, artistes, abonnés et hommes politiques, se retrouvaient là dans l’intervalle des gardes. On y venait aux nouvelles, on en apportait, de vraies, de fausses, de contradictoires, et l’on y passait de la joie au découragement, mais on finissait toujours par se dérider à quelque drôlerie parisienne, bon mot, anecdote, calembredaine, et c’était tout ce qu’il fallait pour gagner un jour sur ce temps de désolation.

Chez le père Verteuil, secrétaire général, se taillaient les bavettes masculines, celles où l’on jure, sacre et se chamaille. Les gros bonnets du Sociétariat étaient divisés en deux camps politiques, d’une part les fidèles au régime sombré, et de l’autre les zélateurs de la République rendue au peuple souverain le 4 septembre. Got, Maubant et Coquelin étaient de ces derniers, mais Dressant, Leroux, Delaunay, Febvre et Lafontaine se tenaient encore obstinément pour comédiens ordinaires de l’empereur, et ils ne lâchaient pas la partie. Le fin Regnier ne se prononçait pas, et pour Barré, plus fin encore, pourvu que la Seine coulât toujours entre ses berges et qu’on pût y pêcher à la ligne, tout gouvernement équivalait à sauver la France. Le cabinet de Verteuil était tout petit et six personnes l’emplissaient. À huit, on s’asseyait par terre, sur le bureau du secrétaire, ou l’on se prêtait les genoux les uns aux autres. Le triumvirat Got, Maubant et Coquelin y jouait au naturel la scène de Danton, Marat et Robespierre de la tragédie ponsardienne, Charlotte Corday, et ils en réalisaient à peu près les personnages redoutables. Maubant était farouche. Avec des gestes courts, cassés et cassants, il demandait des têtes et il avait l’air de les couper dans l’encrier de Verteuil. Mon cher Coquelin, toujours agité, enjambait les chaises, écrasait les pieds, et politiquait des choses et des gens à tour de bras. Doctrinaire, érudit et professoral, Got « giboyait » avec des mots concentrés, forts en philosophie, chargés d’histoire, où Tacite le disputait à Beaumarchais. Nous les écoutions du couloir menant au cabinet du secrétariat, ou d’un petit salon d’attente qui le séparait du bureau d’Édouard Thierry et formait terrain neutre. C’est dans ce petit salon que le pauvre Bressant, le soir du 4 septembre, à la nouvelle que j’apportais de la proclamation de la République à la Chambre, s’affala sur un divan, et comme frappé de la foudre. Je n’ai jamais vu d’homme aimer moins la liberté que cet homme à femmes. Les Dangeaux du dix-neuvième siècle porteraient à tort le nom de Marianne sur la liste des mille et trois que ce Don Juan allait bientôt remettre au Commandeur, car son apparition lui fit l’effet de la tête de Gorgone au poing de Persée, et je crois bien qu’il en est mort.

Je dois à la vérité de dire que l’administrateur, sans être aussi médusé par elle que son Almaviva, ne laissait pas d’être assez inquiet du sort de l’institution napoléonienne à laquelle il présidait. Il la croyait même condamnée et, comme on dit dans les Eaux et Forêts, ratiboisée. Elle n’est pas, en effet, à base très démocratique. Il y a des heures où il en cuit d’être des privilégiés officiels d’un art à cassette impériale, et Maubant-Marat était le seul de la troupe subventionnée qui n’eût jamais joué à Compiègne.

— Encore, disait Madeleine Brohan, est-ce parce que le neveu a la tragédie en sainte horreur.

Édouard Thierry redoutait donc, et non sans raison, que la cassette disparue, le crédit alimentaire, dont le culte de Molière est le prétexte, fût affecté à des dépenses nationales plus urgentes. D’autre part, les représentations intermittentes, même avec les tyrtéennes des poètes, ne rendaient plus le prix des chandelles. La sagesse conseillait de fermer la boîte et de se terrer jusqu’à nouvel ordre de choses. Le vieux Corneille lui-même n’avait plus un soldat à donner à la patrie, tous étant sous les armes. C’était le « Messieurs, on ferme ! » des fêtes terminées et des lampions éteints. Qu’allait-on faire du monument ?

Ce fut Madeleine Brohan qui fournit la réponse. Elle est commémorée, cette réponse, par la petite statue du comédien Seveste, qui orne le foyer pris sur l’emplacement de la loge de Talma et par où l’on communique aujourd’hui de la salle aux coulisses. Seveste, en effet, nul ne l’ignore, blessé mortellement à Montretout, revint mourir au Théâtre-Français, dans l’ambulance qu’y avaient organisée les dames sociétaires. Il expira d’ailleurs dans les bras de Mlle Édile Riquier, l’une d’elles, concluant ainsi — je crois qu’on peut le dire au bout de quarante ans bientôt — un doux roman amoureux qui avait failli conduire le jeune homme au suicide.

L’ambulance de la Comédie-Française, dont l’idée, je le répète, revient à Madeleine Brohan, l’a peut-être préservée des obus du bombardement, mais certainement des incendies de la Commune.

Ouverte presque aussitôt que fondée, c’est-à-dire vers la seconde quinzaine de septembre, elle fut bientôt pourvue d’une quarantaine de lits dressés dans les deux foyers, celui des artistes d’abord, et celui du public ensuite. On n’en décrocha aucun tableau, et déplaça aucun buste, de telle sorte que jamais salle d’hôpital ne fut si riante et si richement parée. Seule, la statue de Voltaire, par Houdon, fut, sur l’ordre d’Édouard Thierry, masquée d’un échafaudage de planches.

Édouard Thierry était croyant, il allait à la messe et il était même marguillier de sa paroisse, à Bagneux, où il avait une maison de campagne. Il avait craint que le rictus fameux du philosophe ne scandalisât les malades élevés chrétiennement et fidèles à l’enseignement de leurs curés.

— C’est pour les Bretons, disait-il, qu’on peut nous amener, un jour ou l’autre, du champ de bataille, et qui ont droit à leur ignorance.

— On n’a jamais droit à l’ignorance, tranchait Maubant, irrité.

— Je le leur expliquerai, moi, Voltaire, s’écriait Coquelin, et je leur en lirai. On ne confisque pas la gloire, on ne voile pas les grands hommes !

— Qu’est-ce que tu leur liras, demandait Got, Zaïre ou La Pucelle ?

— Je leur lirai Candide !

— Candide toi-même ! Ils n’entendent que le bas-breton. Laisse donc les gens mourir dans leur langue.

Et le Voltaire resta ainsi sous les planches pendant toute la guerre. Il n’avait pas mérité cet emprisonnement, même par la Henriade, où il y a un autre siège de Paris, embêtant, mais patriotique.

Les dames ambulancières, Madeleine Brohan, Favart, Jouassain, Victoria Lafontaine, Édile Riquier et Émilie Dubois s’étaient réservé le salon vert, d’où elles allaient prendre à tour de rôle leur service de gardes-malades. C’était autour de la grande table de lecture, encombrée de corbeilles de laine et d’ouvrages de femme, qu’on les trouvait réunies, avec leurs tabliers blancs d’infirmières, le dé au doigt, avenantes, jolies, et comme radieuses de leur avatar. Elles avaient l’air d’avoir pris le voile. Elles rendaient des gestes de nonnes, tournaient comme sous les arcades d’un cloître, souriaient en dessous, comme à la dérobée, et caquetaient à mi-voix, sous l’œil de la mère abbesse du jour.

— Il ne manque ici, mes sœurs, disait galamment M. de Tillancourt, que Molière mourant !…