Souvenirs d’un enfant de Paris, vol. 1/Deuxième partie/IV


IV

« LE MAÎTRE D’ÉCOLE »


« Ce n’est pas amusant de faire de l’histoire », m’écrivait Georges, qui venait d’entrer chez Trochu dans les bureaux de l’état-major.

Dès que le boucher instructeur nous vit venir avec la sarbacane pour deux, il s’empara de Grand qui la portait et le campa au premier rang, tel un soldat d’élite et comme s’il eût voulu le décorer de sa main. Mon professeur de français pour dames anglaises avait, entre tous ses métiers, exercé le militaire. Il savait le maniement du flingot et l’exemple qu’il en donna appuya d’une bonne démonstration les leçons de l’hercule. Chacun, à son tour, lui reprit le fusil pour en tirer son air de flûte, en solo d’abord, puis à l’orchestre, et, finalement, l’instructeur nous pria de le lui prêter, pour l’aider à l’enseignement martial des citoyens du dix-neuvième siècle.

J’ai su depuis que cette arme modèle ne laissa pas de faire quelque besogne pétaradante et trucidante entre les mains du boucher lui-même, pendant la Commune. L’ost de M. Thiers reçut, hélas ! du tabac de cette « tabatière ».

À notre retour de l’exercice, je trouvai chez moi un garde national en fleur dans mon jardin. Il m’y attendait en causant avec Mme Labit, qui lui montrait, à sa forte stupeur, les provisions de bouche emmagasinées dans la toilette.

— Nous n’en avons pas autant au Théâtre-Français ! claironnait-il.

C’était Coquelin.

— Vite, à l’ouvrage, fit-il avec son autorité volubile à laquelle je n’ai jamais su résister ; ils en redemandent.

— Qui, ils, et de quoi ?

— Des vers, pour nos pauvres matinées. As-tu une ode ?

— Comment veux-tu qu’on ait une ode en des jours pareils où l’on marche de tatouille en tatouille, sans arrêt et sans espérance ? Ce n’est pas un Tyrtée qui s’impose, c’est un Jérémie de remparts.

— Sois ce Jérémie de remparts, voilà tout, il me faut quelque chose à dire pour dimanche. Tu seras en bonne compagnie, Mlle Favart récitera Stella, de Victor Hugo. Oust !…

— Je n’ai pas de sujet… Veux-tu le Victorieux ou mort de Ducrot ?

— Non, fichtre ! Je t’ai apporté des journaux. Cherche, trouve, et à samedi matin. Je viendrai prendre ton travail.

— Dis donc ? soulignai-je d’un regard.

— Quoi ?

— Toujours aux mêmes conditions ? Pas de droits d’auteur sur la recette ?

— Et la gloire ? D’ailleurs, tu as des rôties et de la grillade pour six mois.

— C’est pour mon chien et mon chat.

Le samedi matin, en effet, mon « Cuirassier de Reichshoffen » carillonnait impérieusement à ma porte :

— C’est fait, hein ?

— Naturellement, là, sur la table, une jérémiade.

Et Coquelin emporta Le Maître d’École.

S’il y a des lecteurs qui s’intéressent aux souvenirs d’un vieux poète dont la vie n’offre d’autre drame que celui du labeur dans toutes ses luttes, je les renvoie, pour cette élégie du Maître d’École, aux lignes que lui a consacrées l’administrateur même de la Comédie-Française, Édouard Thierry, dans son mémorandum directorial. Ce qu’il ne dit point de la réussite du poème, c’est qu’elle faillit me fâcher avec Coquelin. À l’issue de la matinée, Mlle Favart, alors l’étoile du théâtre, était accourue m’embrasser dans le couloir du foyer et m’avait commandé, c’est le mot, une autre pièce lyrique, spéciale pour elle, et réservée, dont seule elle aurait le privilège. Même au prix dont le caissier les rétribuait, je gagnais à la lui offrir, car elle était la Muse même. J’écrivis donc un hymne à la France que je lui apportai le jour où elle était de service à l’ambulance créée par les dames sociétaires. Coquelin m’attendait dans l’escalier.

Très jaloux de « ses » poètes, il n’avait pas vu sans déplaisir sa charmante et illustre camarade marcher sur les plates-bandes de « son » jardin.

— Tu sais, fit-il, c’est bien simple, si tu n’es pas satisfait de ma façon de dire tes vers, je te lâche. Plus de Cuirassiers, plus de Maître d’École. Je ne vois pas ce que tu y gagnes.

J’eus beau lui expliquer qu’un dithyrambe aux beautés de la terre natale se plaçait nécessairement sur les lèvres d’une femme française, il n’y voulut conclure qu’à mon ingratitude, et comme je l’aimais infiniment, je renonçai à la commande. Mlle Favart ne me l’a jamais pardonné et elle ne me rendait plus mon salut lorsque je la rencontrais dans son empire.

Il ne s’est peut-être pas donné de réunions pendant le siège de Paris où quelque amateur de diction n’ait, plus encore que l’ode mac-mahonienne, débité Le Maître d’École. Les acteurs de profession le jouaient en manière de monologue, costumés en instituteur alsacien, quelquefois avec une figuration prussienne. Je ne sais comment, malgré l’investissement, le poème se répandit en province, où sans doute des pigeons voyageurs l’emportèrent. Ma mère, qui habitait à Veules-en-Caux, eut par lui de mes nouvelles. Les Allemands qu’elle logeait, par ordre, lui en remirent un exemplaire, et leur chef, le prince de Liechtenstein, en complimenta ironiquement la pauvre femme.

Deux ans plus tard, chez Théophile Gautier, à Neuilly, une professeuse de déclamation, Mme Ernst, récitait encore l’élégie du Maître d’École dans la famille même où je venais d’entrer, et devant le maître. Et comme il la félicitait :

— C’est, fit-elle, de tous les poèmes de François Coppée celui que je préfère.

— Vous l’étonneriez un peu, souris-je, en l’en assurant.

Et Gautier conclut :

Sic vos non vobis, de quoi te plains-tu ? C’est le sort de Virgile.