Souvenirs d’un enfant de Paris, vol. 1/Deuxième partie/II


II

« LES CUIRASSIERS DE REICHSHOFFEN »


La vie devenait assez difficile à gagner dans les journaux, remplis presque entièrement par les choses militaires, et, d’autre part, ma pièce au Théâtre Cluny battait de l’aile ; le drame désormais était dans la rue, ou plutôt à la frontière. Il convenait d’aviser. C’était d’autant plus nécessaire, qu’un soir en rentrant chez moi, j’y avais retrouvé un ami, familièrement installé, sous le prétexte d’ailleurs plausible qu’il arrivait de Menton et ne savait où loger ni se nourrir dans la capitale. C’était l’homme aux papillons, mon cher Alexandre Grand. Il n’y avait plus d’Anglaises là-bas, dans les torrents en fleurs. Toutes s’étaient sauvées à Londres. Du reste, il venait s’enrôler et prendre le fusil.

Le lendemain matin, je sifflai Bistu et m’en allai à la provende. J’avais, y compris Point-et-Virgule, quatre bouches à alimenter, et chaque jour amène son pain si le dimanche le remporte. On criait sur l’avenue des nouvelles de nos armées. Elles n’étaient point bonnes. Le 30 juillet, Frossard avait succombé à Sarrebruck. Le 4 août, c’était Douay, enseveli à Wissembourg, dans sa défaite. Enfin, le 6 août, Reichshoffen et sa charge héroïque.

Le récit de cette chevauchée de ballade allemande m’enflamma d’autant plus que mon héros, Mac-Mahon, y jouait un rôle conforme à l’admiration qu’il m’inspirait. Je revins au logis, m’y enfermai, et je rimai de verve et d’affilée l’ode, longtemps célèbre, à laquelle j’ai dû ma modeste renommée. Elle était intitulée Les Cuirassiers de Reichshoffen. Elle fut dite au Théâtre-Français par Coquelin et elle transporta la salle.

On a dit et l’on a pu dire que l’ode aux Cuirassiers de Reichshoffen avait porté Mac-Mahon à l’Élysée et déterminé sa présidence, mais c’est exagérer le pouvoir de la lyre, et je n’ai pas, grâce à Dieu, à me reprocher le 16 mai. Il n’est pas douteux cependant que ma modeste tyrtéenne n’ait beaucoup aidé à la popularité du maréchal par la légende au moins dont elle auréola son nom.

Depuis la matinée où Coquelin, en uniforme de garde national, lança pour la première fois le poème sous le lustre de la Maison de Molière jusqu’à l’armistice, et même bien au delà, Les Cuirassiers de Reichshoffen ont été dits, déclamés et récités, non seulement par les comédiens, mais par tous ceux qui se piquaient de débit, et je rencontre assez souvent des contemporains qui savent par cœur encore tout ou partie de mes cent vers. Grâce à eux je ne m’en irai pas de ce monde sans avoir voltigé sur les bouches des hommes.

Du reste, l’ode fit recette, Édouard Thierry, dans son livre sur la Comédie-Française pendant la guerre, le Siège et la Commune, en fait foi, et Villemessant m’en acheta la publication dans Le Figaro. Il me la paya cinq louis, ce qui était sans exemple pour des vers chez ce carminophobe. Je vois encore le père Legendre, les bésicles tombées du nez, m’aligner, avec stupeur, par le guichet de cuivre, l’un de ces billets bleus que m’avait révélés Henry de Pène ! Il y a des heures inoubliables. C’était le talent d’or dont Thèbes rémunérait Pindare, prince des lyriques. Je n’ose dire à quel point d’opportunité il tombait dans mon escarcelle.

Par un sacrifice que la Comédie-Française demandait alors, à cause de la dureté des temps, à tous ses amis et connaissances, les droits d’auteurs étaient, sinon supprimés, du moins remis à des jours plus prospères, et l’on n’en touchait rien à la Société.

— Nous te revaudrons ça, me disait Coquelin à chaque récitation nouvelle du poème. C’est comme si tu avais cinq actes en vers reçus d’avance par le Comité.

Et j’en composais d’autres, sous l’œil, ou plutôt à l’œil, de Dieu, qui, présentés par ce merveilleux diseur, aidaient le théâtre à subvenir à ses premiers besoins.

Je ne sais pas comment le billet de Ninon à La Châtre était libellé par cette courtisane, mais je pourrais en donner le modèle. La première pièce, en effet, que, confiant en l’oracle de mon Cuirassier, j’offris à cedit Comité, la paix venue, me fut refusée avec, c’est le cas de le dire, tous les honneurs de la guerre. Je veux croire qu’elle était bien mauvaise, mais comme pour une dizaine d’autres qui la suivirent le sort fut le même, je dus me résigner à croire que, pour la qualité, je n’étais qu’un auteur de famine, et quelque chose comme le merle qu’on mange à défaut de grives.

Aussi me le tins-je pour dit pendant quelques années, celles de sagesse. Mon tort (et qui n’en a ?) fut de ne pas me plier à cette leçon des choses, et d’oublier l’oracle de mon Cuirassier. La Comédie-Française, sous un règne plus doux, accueillit quelques essais de ma veine, elle les joua même, car il faut bien en venir à cette extrémité, et trois fois j’ai regretté son ingratitude. Il vaut mieux pour un La Châtre rester à la porte de Ninon que d’être, après une nuitée, flanqué par la fenêtre.

Les providentiels cinq louis de Villemessant tombaient donc à pic et à miracle, d’abord pour alimenter les bonnes et nobles bêtes qui me faisaient l’honneur de partager mon radeau de la Méduse, puis pour hospitaliser à l’écossaise mon camarade mentonnais, l’homme aux papillons, enfin pour désintéresser un peu une admirable femme de ménage qui venait tous les jours nous enseigner l’art de l’omelette, et nous en apportait le beurre et les œufs. Si la bonté disparaissait de ce monde, où, d’ailleurs, elle est rare, on la retrouverait dans l’âme d’une femme du peuple de Paris. Mme Labit était la femme d’un charron des omnibus du dépôt des Ternes. Elle s’était maternellement attachée à notre groupe de bohèmes et, sans comprendre au juste à quel métier obscur nous nous adonnions, puisqu’il ne nous rapportait pas le pain du jour, elle aimait notre gaieté, et parait de son mieux au désordre du capharnaüm.

— Ah ! quel cabajoutis ! s’écriait-elle en entrant, son panier au bras.

« Cabajoutis » était son mot, et j’en ignore la provenance, provinciale peut-être. Je l’avais engagée pour une heure par jour, à dix sous l’heure, rothschildement, après nos premières à Cluny — Cluny en Pactole, disait Georges. Elle nous en donnait le double, le triple souvent, aux grands reproches du charron, pour qui nous n’étions que des propres à rien, et qui ne s’expliquait pas sa sollicitude. Son préféré était Zizi, qui, toujours à la gaudriole, lui faisait drôlement la cour et l’embrassait goulûment, comme au village, ce dont elle se défendait pour le principe, mais à peine.

— Mère Cabajoutis, lui déclarait le jeune fou, divorcez d’avec le charron et je vous épouse !

— Nous verrons ça, monsieur Georges, nous verrons ça ; déjeunez d’abord, car il faut que je m’en aille, l’heure est passée, mon mari attend sa soupe.

Lorsque son compte fut réglé, ou à peu près, je me demandai ce que nous allions devenir, car, malgré mon état pindarique, j’avais les plus sombres pressentiments sur cette guerre, et je ne me dissimulais pas que la charge héroïque des Cuirassiers de Reichshoffen n’était qu’un épisode d’une sanglante défaite. Alexandre Grand, mon hôte, était plus pessimiste encore. Il avait les papillons noirs.

— Avant huit jours, mâchonnait-il dans sa barbe de druide, les Prussiens seront à Paris, et dans trois mois, je te le dis, nous serons tous Allemands !

— Et moi je te dis que tu m’embêtes.

Je me rappelle qu’un matin, je fus réveillé par une odeur de brûlé dont le logis était rempli. C’était mon prophète de malheur qui grillait sur de la braise un pain de six livres par tranches.

— Qu’est-ce que tu fais là ?

— Des provisions de bouche pour le siège.

— Quel siège ?

— Le siège de Paris. Il est temps de s’y prendre. Ils sont à Saint-Denis !

— Qui ?

— Eux ! J’entends leurs bottes.

— Tu perds la tête !

— Non.

Et il continua sa grillade. Il piquait les tranches rôties avec son couteau, et il les emmagasinait dans un bureau-toilette, que j’ai encore, et qui nous servait d’armoire à linge.

— Crois-tu que nous en viendrons à manquer de pain ?

— Nous en viendrons à manquer de tout.

Et la miche de six livres entièrement torréfiée, il alla en chercher une autre, avec des gestes désespérés de Cassandre.

Maurice Dreyfous nous surprit dans cette occupation et il en demeura béant et confondu. Il venait de Saint-James, son patelin familial, mais sans babouches cette fois, et correct comme un notaire, pour m’emmener chez un éditeur à qui il avait placé mon ode.

— Je ne sais pas ce qu’il t’en donnera, ni même s’il t’en donnera quelque chose, mais il te la prend, et tout est là. Les vers ne sont faits que pour être publiés. Je ne te cache pas que j’ai eu du mal à le convaincre, mais je lui ai montré l’article de Théophile Gautier dans le Moniteur, et l’affaire est faite.

J’appris ainsi qu’un maître avait consacré mon succès à la Comédie-Française sans me douter qu’il allait dominer ma vie et m’ouvrir sa famille.

L’éditeur était Alphonse Lemerre, chez qui s’assemblaient déjà ceux du Parnasse. Il me prit, en effet, mon poème, et il le débita à quarante éditions.


La guerre franco-allemande, qui mit fin à l’Empire et réalisa tous les oracles du grand devin des Châtiments, a modifié profondément le caractère français. Est-ce un bien, est-ce un mal, les avis diffèrent à ce sujet. On peut toutefois se demander ce que nous avons gagné à nous démunir de cette philosophie gaie, taxée de légèreté par les peuples de sang lourd et qui avait son expression ethnique dans l’ironie. Mon opinion, si vous la voulez, est que là surtout fut le désastre. Sous les coups réitérés des défaites successives, nous ne sûmes pas conserver le courage du rire, qui est l’arme à tenir tête aux dieux. Surpris, pour ainsi dire, dans notre histoire, déçus de toute la légende de victoires qui la compose, nous avons trop cru à la puissance de la gravité, au prêchi-prêcha des solennels et, tranchons le mot, à la politique. Elle nous a fait la République presbytérienne et sans joie, en attristant la race sans profit. Le régime de pénitence abonde en Jean-Jacques, mais Voltaire y manque.

Loin de moi de dire par là qu’il n’y ait plus de gens d’esprit en France. La fusion géographique des races dépose encore ce précipité dans l’alambic parisien et notre soleil le distille. Mais le produit est de moins bonne qualité ; le champagne s’évente, mousse à peine et ne fait plus sauter le bouchon. C’est, à mon sentiment, le résultat le plus néfaste du coup de botte de Bismarck. La force a, de tout temps primé le droit et son lieu commun est vieux comme le monde, mais l’esprit primait la force et on se sentait, chez nous, en équilibre. Que Dieu nous rende cette ironie dont Francisque Sarcey a pu dire, si terriblement, qu’elle n’était plus comprise en France et que Paris même n’en voulait plus. Les tyrans n’ont peur que d’elle, et de tous les instruments de musique militaire le fifre est celui qui domine les autres.

La crise morose se détermina le 1er  septembre 1870, à la nouvelle de la déroute de Sedan. Elle nous avait été assénée sur la nuque à la suite d’une fausse joie, celle d’une victoire de Mac-Mahon à Landau, accueillie encore à la française, blague et crédulité mêlées. Mais Sedan nous démonta. La raillerie boulevardière passa la torche à l’outrage. Les journaux commencèrent à détonner, ou plutôt à donner le ton de l’invective sur le diapason de la frousse. Dans les réunions et dans les rues, les violents s’emparaient du crachoir et ils y salivaient l’imprécation du style d’émeute, dit : des mauvais jours de notre histoire. L’impératrice régente écopait durement, et, toute galanterie cessante, on la balafrait du surnom de : l’Espagnole, comme Marie-Antoinette de celui de : l’Autrichienne. Sa fuite la préserva peut-être du sort de son modèle ; car, en vérité, des gens fort doux à l’habitude demandaient sa tête. Une gravure d’Émile Bayard, le dessinateur de L’Illustration, empilait les badauds aux vitrines. Elle représentait l’empereur en calèche, allant rendre son épée au roi de Prusse, sur des morts et des mourants, en fumant sa cigarette. Et personne déjà n’osait plus dire que le geste de fumer une cigarette n’aggrave nullement la responsabilité d’une défaite, ni même, si on veut, d’une trahison…

On s’abêtissait sensiblement, à vue d’œil, et même on filait sur Bruxelles. Les rares boulevardiers qui traînaient encore sur l’asphalte y ressemblaient à des arbalétriers sans flèches, et à qui le carquois bat, vide, à la hanche. Villemessant n’achetait plus les mots drôles à caisse ouverte, et Le Gaulois « canait » aux « nouvelles à la main ». Les théâtres et les éditeurs, comme je vous l’ai conté, atermoyaient à l’envi les droits d’auteurs. C’était la fin, ah ! bien la fin de la bohème. Le cycle joyeux était clos des années d’apprentissage.