Souvenirs d’un enfant de Paris, vol. 1/Deuxième partie/I


DEUXIÈME PARTIE



I

1870-71


Il sied de dire les choses telles qu’elles sont, ou furent, et d’aider ainsi les historiens à se débrouiller dans l’ombre dansante du passé. C’est à cela que servent les mémorialistes, si vraiment ils sont de quelque utilité sur la bille ronde.

Le Second Empire a été chargé d’imprécations pour la guerre de 1870-71 et, aujourd’hui encore, les fils des vaincus lui en gardent un ressentiment vivace. L’impératrice Eugénie partage avec le pauvre Émile Ollivier, roulé par Bismarck, une malédiction héréditaire qu’ils ne méritent peut-être que par notre défaite. En tout cas, leur responsabilité se dégage un peu sur des complices, et, sans parler des dieux, gérants des affaires humaines, la nation elle-même trempa dans le crime politique dont on les accuse, car nulle guerre ne fut plus populaire.

Qu’ils le disent, ceux qui ont vu partir à la gare de l’Est les premières troupes lancées à la frontière, si jamais enthousiasme fut plus tumultuaire, s’exprima par plus de transports, déchaîna plus de pæans et de Marseillaises ! Paris ronflait comme un tambour immense.

On ne peut mieux se représenter l’état d’esprit universel des gens de Paris le 15 juillet 1870, jour de la déclaration de la guerre à la Chambre, qu’en écoutant ou lisant aujourd’hui encore, quarante ans après, l’inébranlable patriote qu’est resté Paul Déroulède. Il a gardé le ton de notre exaltation et son verbe en donne le « la » comme un diapason, que dis-je, comme un phonographe. Il sonne toujours, le poète tenace, l’« À Berlin ! » que nous clamions si follement dans les rues, et son grand nez en proue de navire renifle le vent d’Est qui nous soufflait du Rhin, comme à Gastibelza celui du mont Falou. Le 15 juillet 1870, nous étions tous des Déroulèdes, telle est la vérité.

J’étais sur la place de la Concorde, dans la foule formidable qui attendait le résultat de la séance du Palais-Bourbon et qui le battait de ses flots humains comme la mer déferle sur une estacade. Lorsque la nouvelle fut donnée par les journalistes du vote qui appelait la France aux armes, ce fut une explosion d’allégresse comparable à celle du peuple des 15 Août au bouquet du feu d’artifice. Les statues des Villes disparaissaient sous les grappes pendues des citoyens et citoyennes hurlants, gesticulants, frénétiques, pareils à ces spectateurs du cirque romain escaladant la tribune des Vestales pour réclamer l’achèvement d’un gladiateur. Hélas ! les vierges de pierre, je devais les revoir quelques mois après voilées de crêpes sinistres devant les cuirassiers blancs du Poméranien, veuves de l’honneur perdu.

Qui eut l’idée sublime de ce deuil des Villes de France sur la place de la Concorde, à l’entrée des Allemands aux Champs-Élysées ? On ne l’a jamais su, et c’est dommage, car celui-là réalisa une « légende des siècles » dont un Victor Hugo serait jaloux. Ceci dit entre parenthèses.

Oui, certainement, la guerre franco-allemande fut populaire, et en douter serait se tromper. Le « cœur léger » d’Émile Ollivier, les « boutons de guêtre » du maréchal Lebœuf, le mot même de l’Impératrice adoptant la responsabilité du sang versé, tout fut accepté délibérément, et des hautes classes aux humbles. Il n’était personne qui ne crût à la victoire. C’est le propre de notre tempérament ethnique, son pli physiologique ; combattre, c’est vaincre, et l’antimilitarisme se brisera contre l’illusion de la race, chantée par Corneille et mise en œuvre par Napoléon.

— Les Prussiens, s’était écrié le ministre myope de l’Empire libéral, nous soufflerons dessus !

Et cette gasconnade exprimait la foi générale, surtout dans le milieu des artistes, où je vivais. Le petit père Thiers, oiseau de mauvaise augure, qui pronostiquait le désastre, était la risée des ateliers et des coulisses de théâtre. On le caricaturait en vieille chouette perchée sur un if, et même sur un château d’If, et ses lunettes rondes rendaient d’elles-mêmes les yeux nyctalopes du chat-huant allégorique.

Et tout le monde se disposa à visiter Berlin, la canne à épée à la main.

Aussi peu préparés que nous fussions au coup de torchon, les événements se précipitèrent avec une fatalité singulière. La guerre fut officiellement déclarée au roi Guillaume le 19 juillet, et le 20 les sept corps d’armée prenaient leurs positions stratégiques. Entre les chefs qui les menaient, trois au moins faisaient figure de héros : Mac-Mahon, Canrobert et Bazaine. Avec la puérilité cabotine qui caractérise les tacticiens en chambre, nous leur prêtions, sur leurs légendes, toutes les vertus militaires et toutes les chances aussi, que contresigne le bâton de maréchal de France. On s’arrachait leurs gloires. Canrobert avait la Crimée, Bazaine avait le Mexique, Mac-Mahon, Solférino et l’Italie. Et nous étions fort divisés, sans savoir pourquoi du reste, car l’art de Jomini nous était le plus fermé de tous les arts. Moi, j’en tenais pour Mac-Mahon. Il m’incarnait le troupier français. Dans mes batailles de soldats de plomb, c’était lui qui enlevait les positions et plantait le drapeau au sommet des collines. On a un idéal de vaillance comme on a un idéal de beauté. Ce gentilhomme au nom irlandais, souple, élégant au feu, dressé aux exploits d’Afrique qui sont des chasses à l’homme, me réalisait le guerrier chevaleresque des poètes. Il était beaucoup plus que Canrobert même celui que j’aurais voulu être. Quant à Bazaine, par un instinct dont je ne me vante nullement, je le laissais aux camarades, et notamment à Zizi, qui le gobait des pieds à la tête.

— Tu verras ce que je te dis, me vaticinait-il, c’est Bazaine qui leur flanquera la tatouille. Du reste, veux-tu parier ?…